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01. Introduction

A partir d'une requête sur un célèbre moteur de recherche[1] si l'on inscrit Crise, ce ne sont pas moins de 2 930 000 résultats qui proposent des articles, ouvrages, comptes rendus de lecture, citations qui lient ce terme à d'autres substantifs comme le politique, l'économique, le climatique, le financier, le religieux, l'éducatif... Ce sont de très larges secteurs qui sont impliqués et affectés. Si les effets sont souvent bien documentés et étudiés, les causes sont bien moins claires, car elles sont attribuées à des rapports de forces multiples et à la complexité des interdépendances à différents niveaux (Barus-Michel, 2014). Ainsi chaque discipline scientifique traitera de la question dans son champ (Resweber, 2000), avec toute la compétence que l'on peut leur reconnaitre, mais sans la vision globale et extradisciplinaire (Morin, 1999) que cela nécessiterait. Et pourtant, « La crise est une occasion ou un instrument de connaissance » (Barus-Michel, 2014, p. 17) et c'est bien de connaissance dont nous voudrions discuter dans cet article. Ses moyens de diffusion qui sont l'enseignement, la formation, l'intervention ou l'éducation dans un sens large ne sont pas exempts de cette crise également et les invitations à répondre aux défis de notre siècle par une réforme de l'éducation s'accumulent et se font plus pressantes[2].

De Montaigne[3] à Morin[4] en passant par Bachelard[5], nous déclinerons et analyserons ce que la tête bien pleine, bien faite et à refaire (les 3 têtes) comportent de pistes pour comprendre la crise et tenter d'en sortir. Une transformation de la formation, qu’elle soit en sciences économiques, politiques, linguistiques, médicales... passe par la compréhension de son enracinement dans des valeurs éducatives qui agissent comme un champ de force conduisant à ne pas appréhender le monde dans toute sa complexité, et par la proposition de stratégies (et non de programmes) (Morin, 2000)[6] s'appuyant sur l'identification de la complexité, l'enseignement de la connaissance de la connaissance et la mise en reliance.

Cependant, il n'est pas question de s'arrêter aux seules propositions pédagogiques. N'oublions pas que dans la préconisation de Montaigne qui est de préférer la tête bien faite à celle bien pleine, il ne s'agit pas de celle de l'élève en premier lieu, mais bien celle du « conducteur », de l'enseignant[7].

Quelle transformation de l'enseignant souhaiter pour qu'il puisse susciter le besoin du besoin[8], donner du sens[9] aux jeunes qui traversent une véritable crise face à leur formation et leur emploi[10] ? Dans nombre d'ouvrages comme le tome 3 de la Méthode (1986), les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur (2000), Edgar Morin convoque la nécessité d'une connaissance de la connaissance, mais de soi également. Ce que je sais fait-il ce que je suis ? En partie certes, mais pas uniquement. Mes savoirs académiques ne font pas ce que je suis en tant qu'humain, sinon Jaurès n'aurait pas trouvé pertinent d'écrire "On n'enseigne pas ce que l'on sait ou ce que l'on croit savoir : on n'enseigne et on ne peut enseigner que ce que l'on est[11]. Nous pourrons même aller plus loin en nous demandant comment est-il possible d'enseigner sans avoir la connaissance profonde de soi, des processus qui agissent par, contre et malgré nous. L'épistémologie s'y est attelée depuis longue date en nous invitant à nous méfier des « idoles» (Bacon, 1620), à dépasser les obstacles épistémologiques (Bachelard, 1938) et elle s'est même constituée en épistémologie des vertus[12] (Pouivet, 2008).

Comprendre les biais cognitifs, les mensonges à soi-même[13] et intégrer pleinement les savoir-être et vivre dans la formation de l'enseignant et celles de l'étudiant nous apparaissent être les défis de l'intérieur à relever, le chemin complexe noétique à réaliser pour un humanisme régénéré (Morin, 1999).

02. Penser les crises en complexité

L'acception de crise communément convoquée apparait comme négative : « Manifestation brusque et intense, de durée limitée (d'un état ou d'un comportement), pouvant entrainer des conséquences néfastes » ou « Situation de trouble, due à une rupture d'équilibre et dont l'issue est déterminante pour l'individu ou la société »[14]. Poser la question de crise, implique de l'inscrire dans le contexte plus large des multi-crises, tant les effets d'interdépendance lient les domaines qu'elle affecte, telle une nébuleuse; « Ces crises s'inscrivent dans une nébuleuse spirale de crises dont l'ensemble forme la crise de l'humanité, livrée aux cours déchaînés des sciences, des techniques, de l'économie dans un monde dominé par une finance ivre de profits et par des conflits gangrénés par les fanatismes meurtriers. » (Morin, 2014, p. 54). Galadec (1995) évoque cette multiplicité par des « dynamiques de kaléidoscopes » nécessitant des « reconfigurations subites du système, des règles et des jeux d'acteurs »(p. 6) tout en accélérant à long terme la tendance vers la séparation du système économique et des acteurs sociaux (Touraine, 2010).

Or, la crise porte en son sein étymologique et dialogique[15], l'origine, les conséquences, mais aussi l'issue.

Étymologiquement, le sens initial de crise est décider, faire un choix, séparer. Crisis en latin signifiant « un assaut », en grec krisis renvoie à séparer, distinguer et la racine indo-européenne krei signifie juger, distinguer. Si l'on reprend chacune de ces acceptions alors nous pourrions poser comme hypothèse que d'avoir jugé en séparant, en clarifiant à l'invite de la pensée cartésienne (Morin, 1986) pour distinguer notre monde, nous en sommes arrivés à l'état de crise que nous traversons et au nécessaire assaut, telle une ultime réponse pour la dépasser.

Or, c'est bien dans une démarche dialogique que la question de la crise doit être comprise. La dialogie, « C'est l'association complémentaire des antagonistes qui nous permet de relier les idées qui se rejettent l'une l'autre » (Morin, 2014, p. 95). Tout à la fois, la crise renvoie à des conséquences néfastes, mais aussi elle apparait bénéfique dans l'ensemble (Thom, 1976).

D'une part, elle rend compte de cet état métastable présent avant toutes bifurcations ou transitions de phase (Thom, 1976, Nourrit et al., 2003). La perte de stabilité est un processus nécessaire avant toute transition vers un autre état de stabilité. Qu'elle soit l'annonciatrice de catastrophe qu'elle précède, elle peut également être bénéfique dans le sens où « elle peut faire prendre conscience à un sujet de « sa démesure », ce qui peut l'amener à une retraite salvatrice » (Thom, 1976, p. 76). La crise précède la catastrophe, mais cette catastrophe peut justement être éclairée (Dupuy, 2004) tout comme la crise. Si l'on comprend la structure et le fonctionnement de ce qui génère la crise, cela permet à celui ou ce qui la subit parfois même dans la douleur, de modifier ses réactions afin de développer une meilleure adaptation (Thom, 1976). Mais comment ? L'éducation tient ici une place fondamentale et nécessite une véritable réforme (Morin, 1999; 2014).

03. La formation à réformer : l'éducation aux 3 têtes

Bien que cet écrit s'inscrive dans une revue d'interventions économiques concernant plus spécifiquement l'économie politique, la socioéconomie, la question de l'intervention sera envisagée dans le champ plus large de l'éducation et de la formation en tant que fondements à toutes interventions. Pour aller plus avant dans le caractère fondamental de l'éducation nous nous demanderons : qu'est-ce qui lie toutes les disciplines scientifiques aux méthodologies et cadres théoriques bien souvent distincts et séparés ? c'est la nécessaire éducation qu'elles impliquent et génèrent par l'enseignement et les interventions diverses. Ainsi, l'éducation est bien au cœur, mais pas exempte elle aussi de crise[16]. Elle est à la fois affectée et point d'appui, pour en sortir, si et seulement si, elle accepte la réforme de la pensée. C'est « l'éducation à la compréhension, œuvre éducative majeure (qui) est absente de nos enseignements » qui constitue un chantier majeur (Morin 2014, p. 65). Cette éducation à la compréhension nécessite une réforme de la pensée et de préférer à la tête bien pleine, la tête bien faite (Morin, 1999).

A une tête bien pleine, où les savoirs s'accumulent et s'empilent sans que soit aisément perceptible le sens de toute cette accumulation, la tête bien faite, elle, renvoie à disposer d'une part d'« une aptitude générale à poser et traiter les problèmes; (et d'autre part) de principes organisateurs qui permettent de relier les savoirs et de leur donner du sens » (Morin, 1999, p. 23). Cette proposition de tête bien faite issue des Essais de Montaigne, invite également à ne pas faire de pédantisme « Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque » (Montaigne, 1580; 2009, p. 295) et qu'il est préférable d'être « mieux savant » que « plus savant » (Ibidem, p. 299). La problématique de la quantité et de la qualité apparait essentielle pour ce qui serait un bien penser (non un bien-pensant) afin de réformer la pensée (Morin, 1999). Mais comment ?

L'identification et la compréhension des principes de la complexité qui régissent les phénomènes de notre monde (humain, vivant, minéral, biophysique...), en crise ou non, font partie des éléments nécessaires à la réforme de la pensée. Ces principes ont été synthétisés au nombre de 7 par Edgar Morin au travers de ces différents tomes de la Méthode et des ouvrages qui en ont découlé[17] : les principes systémique (ou organisationnel), hologrammatique, de boucle rétroactive, de boucle récursive, de dépendance et d'autonomie, de dialogique et, de réintroduction du connaissant dans la connaissance (voir une présentation synthétique de chaque principe in Morin 1999, p 106 à 110).

C'est ce dernier principe de « réintroduction du connaissant dans la connaissance » qui nous intéressera plus spécifiquement ici, car il replace l'individu au centre de la construction de toute connaissance avec ses biais, ses influences, ses tropismes... en définitive avec toute sa complexité. Ce principe qui pourrait tout autant être placé en premier tant il est présent dans tous les tomes de la Méthode, « opère la restauration du sujet et désocculte le problème cognitif central (...) » (Morin, 1999, p. 109). Car, notre rapport au monde, sa compréhension, proviennent pour 98% des activités internes cognitives d'identification, de reconstruction, d'attachement, de reconnaissance, de croyances, de biais... sur les 2% informations externes (Morin, 1986; 2000). Notre habitus de focalisation sur la connaissance et sa construction nous fait trop souvent oublier la part fondamentale de l'individu en tant que producteur de savoir certes, mais aussi générateur de biais et de source d'erreurs. Et c'est sur cette question que nous voudrions aller plus avant.

Ce principe de réintroduction du connaissant dans la connaissance nous permet de revenir sur l'intitulé de cette partie : les 3 têtes. La formulation de la tête bien faite empruntée à Montaigne qui renvoie donc à « comment mieux penser la complexité de notre monde », nous conduit à ne pas faire fi de « comment réformer une pensée déjà formée ». Pour le présenter autrement, si une transformation de la formation est nécessaire pour former la jeune génération aux enjeux complexes, comment parvenir à réformer une pensée, celle des formateurs, déjà construite sur la séparation des éléments pour simplifier au plus un système complexe et nécessairement réputé difficile[18] afin de mieux le comprendre? Comment réformer une pensée qui cherche à réduire l'incertitude, car elle rend difficile la planification et qui s'appuie sur la normalisation pour répondre au plus grand nombre...?

C'est à ces questions que la proposition de Bachelard en 1938 apparait complémentaire : la tête bien faite n'est pas suffisante, elle est à refaire. « (...) c'est verser dans un vain optimisme que de penser que savoir sert automatiquement à savoir, que la culture devient d'autant plus facile qu'elle est étendue, que l'intelligence enfin, sanctionnée par des succès précoces, par de simples concours universitaires, se capitalise comme une richesse matérielle. En admettant même qu'une tête bien faite échappe au narcissisme intellectuel si fréquent dans la culture littéraire, dans l'adhésion passionnée aux jugements du goût, on peut surement dire qu'une tête bien faite est malheureusement fermée. C'est un produit d'école. En fait les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du système du savoir. La tête bien faite doit alors être refaite. » (Bachelard, 1938, 2011, p. 17-18). « Refaire la tête » pour Bachelard, Morin écrirait sûrement REfaire la tête en donnant au préfixe une valeur de radical conceptuel et même de paradigme (Morin, 1980, 2008).

Edgar Morin revient largement sur le RE- qui est plus qu'un simple principe de répétition, mais celui d'une régénération, d'un renouvellement, d'un ressourcement, d'une révolution permanente (en boucle récursive[19]). La formation et l'éducation d'une façon plus large, se meurent et traversent les crises qu'on leur connait de leur incapacité à se réformer, se régénérer... à sortir de leur zone de confort pour réfléchir aux nouveaux enjeux. Et la jeune génération présentée comme génération Z (naissance entre 1995-2009) ou Alpha (naissance à partir de 2010) bouscule celle de leur formateur (X ou baby-boomer), car le formatage[20] pour la jeune génération est bien moins prégnant et elle se trouve essentiellement encore à l'étape de la tête à bien faire pour mieux comprendre le monde et pour être, comme elle le proclame si fort, la solution et non le problème aux questions de crises climatique et sociale.

Ainsi comment œuvrer pour une tête refaite des formateurs ?

Les principes des systèmes complexes s'entretiennent, progressent autour de cette capacité à l'auto-organisation et à la récursivité. « Autos signifie organisation du même par le même, de soi-même par soi-même, d'un autre soi-même par soi-même et comporte donc, dans son concept même, répétition, réitération, redoublement, dédoublement, circuit, cycle, reproduction, réorganisation, régénération. » (Morin, 1980, 2008, p. 986). Refaire sa tête consiste ainsi dans cet auto, cette organisation de soi-même par soi-même, par une capacité à l'auto-analyse, à l'autoréflexivité qui présente un effort considérable au regard des obstacles et erreurs qui jalonnent tout le chemin de la connaissance de soi.

04. La connaissance de la connaissance de soi: un chemin noétique en reliance et complexité

Le manque de connaissance de soi, l'incompréhension de ce que je suis, des obstacles à ma connaissance, sont une source d'incompréhension d'autrui (l'élève, l'étudiant, le collègue...) et compromet donc la reliance à soi bien sûr et aux autres[21]. Il importe de construire une pensée qui soit reliante et qui prenne en compte le contexte du plus individuel au plus planétaire, du local au global (Morin, 1999). Ce concept de reliance émanant d'un néologisme développé par Marcel Bolle de Bal (1985; 2003) touche au cœur de ce qu'est l'identité, mais aussi la solidarité et la citoyenneté, autant de notions qui font que l'individu peut se sentir pleinement intégré dans son écosystème et y prendre sa responsabilité. « Si le besoin de reliance se fait aussi sentir dans la société contemporaine, si des aspirations de reliance se font jour un peu partout, c’est qu’auparavant ont été vécues, sous différentes formes, des situations de « déliance ». En fait, le système social de la modernité peut être caractérisé comme un système socioscientifique de division et de déliance » (Bolle de Bal, 2003, p. 115).

La déliance s'est opérée à partir de différentes crises. En cause sont; une société « raisonnante » fondée sur des principes d'émiettement, de division; la « raison simplifiante » qui produit « une connaissance atomisée, parcellaire, réductrice » (ibidem, p. 117), issue d'une "science rationnalisante" qui élimine la subjectivité et exclut le sujet (Ibidem); les « rationalisations déliantes » qui séparent les hommes d'eux-mêmes, des autres, de la terre et de la spiritualité, dramatiquement accentuée par les nouvelles technologies; et les « déliances sociales » qui se concrétisent par des emplois menacés, un travail rationalisé, le travailleur isolé, le pouvoir éclaté et les solidarités éclatées également.

Pour répondre à ces déliances, Bolle de Bal (2003) propose de considérer et renforcer 4 formes de reliance : (i) la reliance entre une personne et des éléments naturels dite la reliance cosmique; (ii) la reliance entre une personne et l'espèce humaine, dite la reliance ontologique; (iii) la reliance entre une personne et les différences instances de sa personnalité, dite la reliance psychologique; (iv) la reliance entre une personne et un autre acteur social, individuel, dite la reliance psycho-sociologique.

Chacune de ces reliances est de la plus haute importance pour l'individu tant elle intègre le principe systémique (supra, p. 6), l'un étant dans le tout et le tout dans l'un. L'avant dernière forme, la reliance psychologique, insiste toutefois sur le point que nous voudrions développer dans cette partie : La connaissance de qui je suis, de ce qui constitue ma complexité en tant qu'être humain, mais aussi en tant que producteur et diffuseur de la connaissance.

Nous accédons ici à toute la problématique de la construction de la connaissance portée par la théorie de la connaissance et la dialectique qu'entretient la dimension objective, la logique de la connaissance, et sa dimension subjective et fonctionnelle, que l'on retrouve au travers du concept de noétique développé par Husserl (1950). La noétique étudie la connaissance du point de vue de l'acte, dans la relation qu'il peut y avoir entre ce que pourrait être la connaissance vraie et celui qui la produit. Elle renvoie au dernier principe proposé par Edgar Morin (supra p. 6), la réintroduction du connaissant dans la connaissance.

Ce concept de noétique nous apparait tout à fait intéressant, car il permet de « relier » les différentes dimensions de l'individu que Morin présente d'ailleurs à travers le Multiplex (Morin, 1977 :2008; 1986). Dans des mouvements complémentaires, dialogiques, l'individu est homo sapiens, mais démens également (Morin, 2000), faber et ludens, empiricus et imaginarius, economicus et consumans, prosaicus et poeticus. Tout ce qui fait la complexité de l'homme, doit être intégré pour une connaissance pertinente du fait que « la connaissance pertinente doit affronter la complexité » (Morin, 2000, p. 43).

Ainsi, quels sont les déterminants de ce qui pourrait faire obstacle à la connaissance, générer de l'incompréhension ? Ils sont sans concession propre au sujet et ils se trouvent dans « les idées préconçues, les rationalisations à partir de prémisses arbitraires, l'autojustification frénétique, l'incapacité de s'autocritiquer, le raisonnement paranoïaque, l'arrogance, le déni, le mépris, la fabrication et la condamnation de coupables (...) » (Morin, 2000, p. 119), et le narcissisme intellectuel (Bachelard, 1938, 2011, p. 18). L'obstacle qui sonne comme le plus traite et fondamental est cette capacité à l'illusion, au mensonge non seulement aux autres, mais surtout à soi-même: la self-deception ou « (...) tromperie à l’égard de soi-même, engendrée par l’autojustification, l’autoglorification et la tendance à rejeter sur autrui, étrangère ou proche, est la cause de tous les maux » (ibidem, p. 120). Non seulement, le mensonge à soi-même se base sur une distorsion voire une construction complètement fausse, mais elle s'opère sur soi et en soi, rendant de ce fait quasi-impossible le discernement de cette illusion et par là même l'entreprise du chemin de la connaissance de soi. « La self-deception est un problème clé qui concerne chacun. Ignoré par les théories de la connaissance et les épistémologies, simplifiée et mutilée par les psychanalyses, il doit relever de l'épistémologie complexe » (Morin, 1986, p. 226). Épistémologie complexe, éthique de la connaissance (Morin, 2004 : 2008), ou épistémologie des vertus, ou connaissance noétique, nous choisissons quant à nous de présenter cette connaissance de nous-mêmes et sa construction à partir de ce que l'on pourrait appeler « la connaissance reliante noétique complexe ».

Formateurs, enseignants, sachants dans un sens large, nous sommes les plus enclins au piège des erreurs et des obstacles à la connaissance. Il est bien grand ce piège, car la possession du savoir peut donner l'illusion de son imprégnation, « Or, il ne faut pas attacher le savoir à l'âme, il faut l’y incorporer : il ne faut pas arroser, il l'en faut teindre » (Montaigne, 1595, p. 305). Pour les sachants/savants, le péril est encore plus grand, car l'illusion d'une véritable compréhension se cache derrière tous savoirs.

Savoir quitter ce pédantisme (Bachelard, 1938), cette supériorité, qui est tout à fait artificiel, « remplacer la conscience suffisante par la conscience de notre insuffisance » (Morin, 2010, p. 68), pour être tout simplement, cet homme ou femme debout (être venant de stare en latin signifiant se tenir debout, rester), conscient et réveillé (Morin, 2022), voilà un enjeu de la transformation. Mais faut-il encore vouloir et pouvoir entreprendre le chemin difficile et complexe de la noèse.

Edgar Morin, propose dans l'ensemble de son œuvre des recommandations au travers des Commandements de la compréhension (2010), de l'Éthique de la Connaissance (2004), des Obstacles à la Compréhension (Morin, 2000)... Dans cet ensemble pléthorique de recommandations dont il semble difficile de faire la recension exhaustive, ce qu'il est possible de discerner, ce sont deux grandes orientations (à ne pas disjoindre bien sûr), celles qui sont objectives et subjectives, celles extérieures et intérieures, et celles intellectuelles et humaines (Morin, 2000 p. 121). « La compréhension comporte l'auto-examen, l'auto-critique et tend à lutter sans relâche contre les illusions intérieures et le mensonge à soi-même; elle comporte le « travailler à bien penser » qui évite les idées unilatérales, les conceptions mutilées, et qui cherche à concevoir la complexité humaine » (Morin, 2004, 2008, p. 2356). La réintroduction des obstacles et des besoins à la construction de la connaissance du connaissant apparait nécessaire afin de proposer des enseignements, des situations d'enseignement et d'apprentissage qui permettent de développer les savoirs, savoir-faire et savoir-être complexes.

Ainsi nous avons tenté de présenter l'ensemble de ces recommandations sous forme de tableau (ci-dessous) en positionnant les obstacles à identifier, à comprendre pour les dépasser (cf. Tableau 1, colonne 1) et les postures ou connaissances à intégrer (cf. Tableau 1, colonne 2) pour développer une connaissance pertinente. Les obstacles à dépasser sont tous ceux qui conduisent à une réduction qui peut être à soi (égocentrisme), à son référentiel culturel ou social (ethnocentrisme) et à la segmentation du complexe. Les dispositions et les postures intellectuelles à intégrer concernent quant à elles la diversité par l'acception de la polysémie, de l'altérité, du différent qui est multiple et situé.

Figure

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Il ne faut pas s'y tromper, il n'y a pas une conduite à suivre, des commandements comme pour une religion de la complexité, ce qui serait totalement contraire à ce que nous voudrions présenter ici. Mais plutôt des Re-commandations, des aides à cheminer vers la connaissance qui n'excuse ni n'accuse (Morin, 2000). Il n'y aurait pas un bon « complexiste » et un mauvais. Il importe bien au contraire de se pencher sur la connaissance de ses faiblesses et erreurs humaines trop humaines, « l'erreur (étant) une condition de vie aussi importante que la vérité » (Ibidem, p. 232). Cette plongée en soi nous mène sur « la voie de l'humanisation des relations humaines » qui n'a rien à gagner à condamner (Morin, 2000). D'aucuns diront que cette démarche implique de se donner « une autorisation noétique » (Macrez, 2002), ce cheminement de connaissance de soi avec un processus interne et continu de transformation de soi, lorsque l’individu accepte de s'ouvrir à un profond changement.

05. Conclusion

La crise est à comprendre de façon multidimensionnelle, multisectorielle et nous pourrions dire en complexité, à telle enseigne que le terme crise devrait peut-être toujours inclure son pluriel.

Tout du long, nous avons tenté de comprendre le comment : comment comprendre la crise dans sa complexité, comment s'adapter à la crise, comment penser la complexité du monde, comment parvenir à réformer sa pensée ? Or toutes ces questions sont pour quelle finalité, quel telos? Atteindre le Bien ? Le dernier chapitre du dernier tome de la Méthode d'Edgar Morin, s'intitule Du bien et il est proposé une Éthique complexe basée sur la reliance, qui doit sans cesse se régénérer au regard de sa fragilité face aux peurs, aux crises, à l'incompréhension et qui implique une grande modestie et, « (...) nous demande de l'exigence pour nous-mêmes et de l'indulgence, mieux, de la compréhension pour autrui. Elle n'a pas l'arrogance d'une morale au fondement assuré, dictée par Dieu, l'Église ou le Parti. » (Morin, 2004: 2008, p. 2415-2416). Cette Éthique complexe est une invitation à la Résistance à la cruauté, la barbarie, la séparation que l'on retrouve dans les crises, en s'appuyant sur « les ilots de bonté parmi nous » (Morin, 2004 : 2008, p. 2420), c'est en quelque sorte résister aussi « à nous-même, à notre mesquinerie, notre indifférence, notre lassitude et notre découragement » (Ibidem).

Dès lors, c'est à ce niveau d'analyse que l'on comprend que l'éducation joue un rôle essentiel, qu'elle ne doit pas trouver son primat dans la transmission seule de savoirs académiques, de savoir-faire techniques, mais aussi de savoir-être, de savoir-vivre et de savoir comprendre qui constituent le fondement à tous les autres savoirs. « Pour comprendre l'importance vitale de la compréhension, il faut réformer les mentalités, ce qui nécessite de façon réciproque, une réforme de l'éducation. » (Morin, 2000, p. 128)

C'est donc une Révolution au niveau de l'éducation qui est à entreprendre, en considérant, avec toutes les précautions que cela nécessite pour ne pas blesser les narcissismes, d'accepter que l'éducateur « refasse sa tête » pour qu'elle soit bien faite et permette de mieux participer à celle bien faite de l'élève. « L’éducation n’est alors plus de l’ordre du seul discours, mais tient également aux dispositions psychiques de l’adulte. Or ces dispositions échappent largement aux méthodes pédagogiques programmées d’avance, et dépendent au contraire de ce que l’éducateur est dans le plus intime de sa psychologie. Cette attention portée à l’équation personnelle de l’adulte constitue une véritable révolution copernicienne de la pédagogie, car si l’être de l’éducateur devient la principale détermination de l’influence qu’il exerce sur l’enfance, ce sera tout d’abord lui qui devra être éduqué… » (Lucas, 2006, p. 8).

La tâche, bien qu'ardue, n'en est pas moins passionnante de par sa complexité et implique cette réforme, cette révolution que nous appelons de nos vœux. Tout comme une unité d'enseignement (UE) transversale d'Épistémologie à toutes les disciplines pourrait permettre à tout étudiant de développer des connaissances de la connaissance d'un point de vue transdisciplinaire, une sorte de dîme épistémologique (comme l'avait proposé Edgar Morin en 1999) avec des enseignements sur l'éthique complexe, sur la nécessaire connaissance de soi comme prérequis à tout enseignement, devraient pouvoir être proposés en formation initiale surtout pour les futurs enseignants.

Pour conclure, soulignons que cet article constitue une base de réflexion théorique pour une série d'études en cours sur la mise en place d'enseignements à la connaissance reliante, noétique et complexe pour des étudiants de niveau Master dans le cadre de la formation aux métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation (MEEF), et d'accompagnement sportif (PsyCoach). Certes ce programme ne concerne que les futurs professionnels de la formation et non ceux déjà en poste. Néanmoins, il existe des initiatives de formation pour tous, comme des universités populaires Edgar Morin, qui se proposent de présenter la pensée complexe à un public diversifié incluant des enseignants.