Abstracts
Résumé
Malgré sa large diffusion en France et dans le monde, en particulier depuis le début de la crise sanitaire, la pensée complexe (PC) définie par Edgar Morin demeure peu utilisée pour comprendre le fonctionnement des organisations. C’est pourquoi cet article interroge la pertinence de l’utilisation de la PC dans un contexte de forte incertitude, en particulier l’apparition de la pandémie de Covid-19, en France en 2020. Une recherche exploratoire qualitative conduite auprès de quatre hôpitaux montre une adéquation forte entre les pratiques professionnelles et les principes de la PC lors de la première vague du virus, suivie d’une inadéquation flagrante à partir de la deuxième vague. La discussion montre l’intérêt de la PC pour les sciences de gestion, mais également pour les managers à qui elle offre un cadre épistémologique propice à l’appréhension de l’incertitude. L’opérationnalisation de la PC suggère une gestion de crise non plus seulement réalisée à partir de règles préalablement définies, mais enrichie d’une vision constructiviste dans un objectif de transformation positive des organisations hospitalières, traversées de tensions multiples qui dépassent désormais le seul cadre de la crise de la Covid-19.
Mots-clés :
- Pensée complexe,
- krisis,
- épistémologie,
- crise sanitaire,
- hôpital
Abstract
Despite its widespread use in France and around the world, particularly since the beginning of the health crisis, complex thinking (CT) as defined by Edgar Morin, remains poorly operationalized. This article therefore questions the relevance of CT in a context of high uncertainty such as the emergence of Covid-19 in 2020, in France. A qualitative exploratory study conducted within four hospitals shows a strong fit between professional practices and CT principles during the first wave of the virus, followed by a blatant mismatch from the second wave onwards. The discussion highlights the interest of CT for management sciences, but also for managers to whom it offers an epistemological framework to the apprehension of uncertainty. The operationalization of CT suggests a crisis management no longer based solely on pre-defined rules, but enriched with a constructivist vision aimed at positively transforming hospital organizations, which are now facing multiple tensions that go beyond the framework of the Covid-19 crisis alone.
Keywords:
- Complex Thought,
- krisis,
- epistemology,
- sanitary crisis,
- hospital
Article body
01. Introduction
Le concept de pensée complexe est particulièrement développé par Edgar Morin dans les six tomes de la Méthode, parus entre 1977 et 2004. La Méthode se conçoit comme un questionnement constant, philosophique et épistémologique. Le travail d’Edgar Morin est traduit dans plusieurs langues et connait un écho important en dehors de la France, particulièrement en Amérique Latine. On observe même un regain d’intérêt pour la Pensée Complexe (PC) depuis le début de la pandémie, faisant ainsi l’objet de nombreux articles de presse. La PC reste toutefois peu opérationnalisée (Morin et Le Moigne, 1999 ; Le Moigne, 1999 ; Avenier 1999, 2008 ; Martinet, 2006 ; Journé et al. 2012 ; Bertezene et Vallat, 2021). C’est donc pour alimenter la réflexion sur son opérationnalisation au sein des organisations de santé que nous avons traité les matériaux recueillis au cours d’une recherche exploratoire et qualitative réalisée dans le cadre du programme COPING (COvid Pandemic Institutional maNaGement)[1]. Ces travaux consistent à examiner les pratiques professionnelles lors de l’apparition de la pandémie de Covid-19 en 2020, et jusqu’en 2021 (période couvrant la première et la deuxième vague de contaminations), à partir d’études de cas menées au sein de quatre Centres Hospitaliers Universitaires (CHU) français, regroupant au total 52 000 agents. Cet article étant axé sur l’opérationnalisation de la PC, notre priorité est d’interroger la pertinence de la PC comme grille de lecture organisationnelle des CHU en situation de crise.
La première partie explique ce qu’est la PC et le chemin épistémique qu’elle trace, en particulier lors d’une crise. La deuxième partie fait état des résultats de la recherche exploratoire conduite auprès des 4 CHU de la région Auvergne-Rhône-Alpes afin d’identifier les pratiques adoptées et vérifier leur adéquation avec les principes de la PC. La discussion montre l’intérêt de la PC pour les sciences de gestion, mais également pour les managers à qui elle offre un cadre épistémologique propice à l’appréhension de l’incertitude. En somme, l’opérationnalisation de la PC suggère une gestion de crise non plus seulement réalisée à partir de règles préalablement définies, mais enrichie d’une vision constructiviste dans un objectif de transformation positive des organisations hospitalières, aujourd’hui traversées de tensions multiples qui dépassent le seul cadre de la crise de la Covid-19.
02. Le cadre théorique de la recherche : pensée complexe et Krisis selon Edgar Morin
Cette première partie présente successivement le positionnement de Morin quant à la construction des connaissances (2.1), puis le système et les principes de la Pensée Complexe (2.2), un exemple d’opérationnalisation de la PC et les limites du concept et enfin, la manière dont Morin conçoit le phénomène de crise au regard du concept de PC (2.3).
2.1 Construire des connaissances autrement pour penser l’incertitude
Edgar Morin (1986, 2004, 2005) souligne l'impérieuse nécessité de briser les barrières qui cloisonnent notre manière de penser. En effet, nous avons tendance à nous accrocher à des explications unidimensionnelles des phénomènes, à chercher des coupables et à désigner des boucs émissaires, adoptant ainsi une vision simpliste et réductrice de la réalité. Morin appelle à une ouverture d'esprit, à une pensée systémique et à une prise en compte de la complexité des phénomènes.
Penser avec la complexité, c’est penser le réel observé comme une trame (de complexus : ce qui est tissé ensemble) composée d’éléments hétérogènes intrinsèquement reliés. La complexité est à la fois plus et moins que la somme de ses parties (tout comme la trame est plus et moins que la somme des fils tissés ensemble). De même la mosaïque est d’une part, bien plus que l’addition des tesselles la constituant (un tas de tesselles n’est pas mosaïque) ; d’autre part, nous ne percevons qu’une seule face de chaque tesselle dans la mosaïque. Il convient ainsi d’appréhender la réalité observée sans éliminer le contexte, ce qui conduit à adopter « le principe de l’Unitas multiplex, qui échappe à l’Unité abstraite du haut (holisme) et du bas (réductionnisme) » (Morin, 2005, p. 23). Concevoir simultanément l’un dans le multiple et le multiple dans l’unité va à l’encontre de notre habitus de pensée analytique. Cette dernière est héritée de Descartes et irrigue toute la pensée scientifique occidentale. Descartes a fondé la pensée analytique, d’une part en séparant le sujet pensant de l’objet pensé (ce qui conduit à postuler la neutralité de l’observateur). D’autre part René Descartes, avec Le Discours de la méthode, veut fonder une méthode scientifique universelle reposant notamment sur l’analyse qui vise à décomposer, à réduire, les questions complexes en problèmes simples. La méthode analytique porte un projet ambitieux (décrire et expliquer le réel au point d’en révéler toutes les lois) accompagné par des préceptes très opérationnels et dont la portée heuristique n’est plus à démontrer.
Pourtant la pensée analytique a des difficultés à percevoir ses propres limites. Pensée avec la complexité, c’est admettre l’inévitable incomplétude de la connaissance et la subjectivité de l’observateur. La PC oscille en effet « entre un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur, et la connaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute connaissance » (Morin, 2005. p. 11). La PC explore également la construction du savoir en prenant en compte la subjectivité de l'observateur, car celle-ci peut entraîner des erreurs, des biais et des illusions. Les causes et les conséquences de nos actions sont souvent incertaines et ambiguës, ce qui rend d’autant plus difficile leur perception complète. Moyens et fins « interrétroagissent » (Morin, 2004. p. 43) au point qu’il est impossible de favoriser les uns ou les autres. Incomplétude des connaissances et subjectivité de l’observateur font du constructivisme une épistémologie parfaitement adaptée pour appréhender les phénomènes complexes, car notre perception de la réalité est le fruit d'une interaction entre notre esprit et cette réalité, et non une simple représentation objective de la réalité (Avenier, 2011 ; Le Moigne, 2021).
La PC favorise la production de connaissances interconnectées, ce qui la rend particulièrement utile pour l'étude de phénomènes complexes au sein des entreprises et, plus généralement, de toute organisation. Cette approche permet en effet de prendre en compte l'ensemble des interactions et des relations entre les différents éléments en jeu, offrant ainsi une vision plus complète et nuancée de la situation étudiée. Le point suivant détaille les principes de la pensée complexe (appelés opérateurs de reliance par Morin) permettant justement d’avoir cette vision d’ensemble.
2.2 Le système et les principes de la pensée complexe
Le système est « à la racine de la complexité » (Morin, 1977, p.149). Il est une « unité globale organisée d’interrelations entre éléments, actions ou individus » (Morin, 1977, p.102) qui articule quatre concepts (Morin, 1977) : globalité, complexité, interaction et organisation. La globalité indique que le tout est plus que la somme des parties, ce qui est contraire au deuxième précepte cartésien : l’analyse. La complexité considère l’incertitude et s’oppose ainsi à la simplification cartésienne. L’interaction est en contradiction avec la relation causale, ce qui s’oppose à l’ordonnancement, c’est-à-dire le troisième précepte cartésien. Enfin, l’organisation est faite de relations constituées en un processus qui « transforme, produit, relie, maintient » (Morin, 1977, p. 104).
Edgar Morin (2005) identifie trois principes constitutifs d’une PC :
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Le principe dialogique consiste à dépasser la contradiction de la conjonction de contraires, il est « l’association complexe (complémentaire/concurrente/antagoniste) d’instances, nécessaires ensemble à l’existence, au fonctionnement et au développement d’un phénomène organisé » (Morin, 1986, p. 98) ; le principe dialogique consiste donc à dépasser la contradiction de la conjonction de contraires (comme le yin et le yang dans la pensée asiatique ou l’idée que l’ordre et le désordre sont intrinsèquement reliés : quand l’ordre a effacé le désordre dans une organisation, cette dernière meurt, incapable de s’adapter, d’innover, etc.) ;
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Le principe de récursion organisationnelle suggère que les produits produisent les causes qui produisent les produits en boucles continues de feed-back. La récursion remet en question le principe de causalité linéaire (une cause entraine un effet). Avec la récursion, « les effets ou produits sont en même temps causateurs et producteurs dans le processus lui-même, et où les états finaux sont nécessaires à la génération des états initiaux. Ainsi le processus récursif est un processus qui se produit / reproduit lui-même à condition d’être alimenté par une source, une réserve ou un flux extérieur » (Morin, 1986, p. 101) ; ainsi l’individu est le produit de la société qui est le produit des individus ;
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Le principe hologrammatique « démontre la réalité physique d’un type d’organisation, où le tout est dans la partie qui est dans le tout, et où la partie pourrait être plus ou moins apte à régénérer le tout » (Morin, 1986, p. 101). Le principe hologrammatique invite à considérer l’interdépendance ontologique entre le tout et les parties qui le constituent. Regarder un hologramme c’est regarder un tout (une image) qui est composé de points dont chacun garde la mémoire de l’image complète. L’individu existe dans la société ou dans l’organisation qui existe dans l’individu (à travers, normes, codes, lois, règlements, culture, histoire, vision partagée, etc.).
La pensée complexe conduit à produire des connaissances reliées, elle est donc d’une portée heuristique certaine pour étudier des phénomènes complexes comme l’organisation et les interrelations entre l’organisation et son environnement : « L’organisation active et l’environnement sont, tout en étant distinct de l’autre, l’un dans l’autre, chacun à sa manière, et leurs indissociables interactions et relations mutuelles sont complémentaires, concurrentes et antagonistes » (Morin, 1977, p. 205). Le point suivant illustre ce propos et en expose les limites.
2.3 Illustration et limites de la pensée complexe
Cette approche de l’organisation en interaction avec son environnement (interne et externe) permet d’envisager plusieurs fonctions de l’organisation : « L’organisation donc : transforme, produit, relie, maintient. » (Morin, 1977, p.104, souligné par l'auteur). En produisant, l’entreprise se produit elle-même, elle se transforme (elle se mécanise, se réorganise, externalise/internalise des fonctions, etc.). Les objectifs stratégiques fixés contribuent à transformer l’entreprise ; de même que l’activité courante va influer sur les objectifs (revus à la hausse/à la baisse). Ainsi, l’entreprise s’autoproduit et se réorganise en produisant. Elle s’écoproduit/organise également puisque l’acte de production est contextualisé et le contexte agit sur l’organisation interne de l’entreprise (là encore il est nécessaire d’avoir réorganisation). L’organisation est donc en réalité une auto-éco-ré-organisation (Morin, 1980, p.351 sq. ; Morin, 2005, p. 42). Chacun des préfixes a un sens : « auto » exprime l'autonomie ; « ré » exprime la transformation (diachronique) et « éco » exprime l'ouverture sur l'environnement (Le Moigne, 1999, p. 74).
L’organisation (hospitalière par exemple) peut être définie comme une auto-éco-ré-organisation (Morin, 1980, 2005). Le préfixe « auto » désigne l'autonomie des composantes du système, indispensable au maintien de l’équilibre. « éco » est synonyme d'ouverture sur l'environnement et d’interdépendance des composantes du système. Enfin, « ré » énonce l’évolution et la transformation du système sous l’effet de l’environnement (Le Moigne, 1999). En effet, l’organisation s’autoproduit, se réorganise, tout en en produisant. Également, l’organisation s’éco-organise, car l’acte de production est dépendant du contexte puisque celui-ci influence l’organisation elle-même.
Dans son étude de cas longitudinale de l’entreprise de transport routier de fret Beauvais International, Avenier (2008) montre comment le management stratégique de cette entreprise repose explicitement sur la pensée complexe. Ainsi concernant le principe hologrammatique, trois réunions stratégiques sont organisées chaque année associant tous les agents ; des équipes apprenantes ont été mises en place afin de faciliter la récursion organisationnelle ; le principe dialogique est mis en avant dans les formations du personnel, notamment des cadres, afin de comprendre et de faire face aux injonctions paradoxales. Grâce à cette mise en œuvre des principes de la pensée complexe, l’entreprise Beauvais International parvient à favoriser l’autonomie des personnels (auto), ce qui facilite une organisation en continu (ré) au fil du temps qui tient compte de l’environnement mouvant de l’entreprise (éco).
Cette étude de cas est une des rares publications témoignant de l’opérationnalisation de la PC au sein des entreprises et des organisations. Ce travail semble sans doute peu aisé compte tenu de la lecture ardue des six volumes de la Méthode, mais également en raison de la remise en cause des principes d’organisation tayloriens (privilégiant respect de la règle établie et contrôle hiérarchique), solidement ancrés dans les pratiques de terrain (Bertezene et Vallat, 2021).
Une fois le cadre général de la PC exprimé et illustré, le point suivant explique l’approche complexe des crises, selon Edgar Morin.
2.4 Krisis et pensée complexe
La crise entraine « dysfonction là où il y avait fonctionnalité, rupture là où il y avait continuité, feed-back positif là où il y avait feed-back négatif, conflit là où il y avait complémentarité… » (Morin, 2016, p. 43). Finalement, la crise révèle l’incertain comme c’est le cas encore actuellement, plus de trois ans après l’apparition de la pandémie du nouveau coronavirus. Un double phénomène est à l’origine de la crise : la surcharge et le double-bind (Morin, 2016). La surcharge désigne la proportion inhabituellement importante de dysfonctionnements, ce qui rend leur régulation impossible : arrivée massive de patients, manque de soignants formés à la réanimation, carence de matériels, etc. Le double-bind traduit le désordre provoqué par l’émergence d’attentes paradoxales : accueillir tous les malades malgré le manque de matériels ; assurer des soins sans connaissance de ce nouveau virus, etc.
Edgar Morin précise que Krisis est le terme grec qui désigne « le moment décisif dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic » (Morin, 2016, p. 21). La crise « met en marche, ne serait-ce qu’un moment, qu’à l’état naissant, tout ce qui peut apporter changement, transformation, évolution. » (Morin, 2016, p. 62). Mais l’évolution n’est pas automatique. A l’issue d’une crise, trois types de résultats sont possibles : un résultat négatif, qui entraîne la destruction ; un résultat positif, qui implique de nouvelles solutions ; et un résultat neutre, qui assure un retour à la situation observée avant l’apparition de la crise (Morin, 2016).
Ce cadrage de la recherche permet ensuite de présenter les résultats de la recherche.
03. Résultats de la recherche : un mouvement de balancier qui nourrit surcharge et double - bind
Cette deuxième partie présente la méthode de recueil et d’analyse des données (3.1), puis les résultats dégagés. Ces derniers montrent que les acteurs ont eu successivement deux types de réactions face à la crise : agir et penser en complexité (3.2), mais également penser et agir de façon analytique (3.3).
3.1 Méthode et matériel
Compte tenu de la complexité du phénomène étudié (les pratiques dans des CHU en situation de crise), une approche exploratoire de type qualitatif basée sur quatre études de cas (Eisenhardt, 1989 ; Yin, 2017) est apparue la plus adaptée. Cette approche permet, grâce à un examen empirique (Hlady Rispal, 2002), d’examiner en profondeur une situation de gestion (Journé et Raulet-Croset, 2008) dans son contexte.
Les entretiens ont été enregistrés grâce au logiciel Teams et ont fait l’objet d’une retranscription intégrale. Les verbatim ont été codés via Nvivo afin de « rassembler une grande quantité de matériels dans des unités d’analyse plus significative et économique » (Miles et Huberman, 2007 : 133). Les entretiens portaient tous sur le fonctionnement de l’établissement durant la crise, les solutions et leviers trouvés, les innovations mises en œuvre, les difficultés rencontrées, les éventuels échecs et les obstacles levés. Le traitement a donc nécessité de décontextualiser pour mieux recontextualiser les données recueillies (Avenier et Gavard-Perret, 2012), c’est-à-dire identifier et isoler les passages pertinents et ensuite, les regrouper par thèmes afin de réaliser une analyse thématique. Le codage a été réalisé a priori, à partir des trois principes de la complexité : principes de récursion, hologrammatique et dialogique ; et du double phénomène à l’origine de la crise : la surcharge et le double-bind. Le caractère exploratoire de la recherche permet l’enrichissement du codage, c’est pourquoi deux autres thèmes de la gestion de la crise ont émergé du traitement des données : penser et agir de façon analytique ; agir et penser en complexité (tableau n°3).
Les résultats présentés ci-après sont exposés selon les deux thèmes principaux et illustrés de verbatim extraits des entretiens conduits auprès des dirigeants, des cadres et des personnels sans responsabilité hiérarchique des quatre CHU.
3.2 Agir et penser en complexité pour trouver une issue positive à la crise
Durant une brève période, entre mi-mars et juin 2020, les professionnels ont intuitivement adopté des réflexes qui relèvent de la PC. Ces pratiques singulières, pour la plupart d’entre elles, ont spontanément émergé d’une situation jamais connue, jamais imaginée. C’est donc le contexte qui a poussé les professionnels à agir et penser en complexité. Les résultats sont présentés successivement selon les trois principes : récursion (3.2.1), dialogique (3.2.2) et hologrammatique (3.2.3).
3.2.1 Une récursion positive à la fin de la première vague
A la mi-mars, pour mieux faire face à la situation inédite, les prises de décisions deviennent tout aussi inédites. Des coopérations interservices et l’embauche de médecins en provenance du secteur privé permettent les renforts sur le plan médical. Concernant l’activité paramédicale, les glissements de fonction vers le haut sont assumés : les cadres de santé peuvent dès lors réaliser les tâches administratives habituellement assurées par leurs subordonnés (les Infirmiers Diplômés d’État -IDE), ces derniers étant totalement accaparés par les soins.
De manière plus générale, les professionnels améliorent et/ou renforcent le fonctionnement des établissements : multiplication des outils de communication opérationnels et stratégiques afin d’assurer une transmission rapide des informations pertinentes liées aux patients ; développement des formations internes, quasi quotidiennes, organisées par les soignants afin de garantir la rigueur des procédures d’hygiène (et notamment lors de l’habillage et du déshabillage des soignants) ; idem de la part des médecins qui réalisent des formations destinées à leurs pairs pour diffuser une connaissance du virus qui s’enrichit chaque jour ; abandon du processus d’achat afin d’acquérir rapidement des matériels, équipements et produits (équipements de protection individuelle -EPI-, médicaments, tablettes numériques, etc.) touchés par les pénuries et pour lesquels les livraisons restent incertaines.
« Ne plus avoir à monter de cahier des charges, ne plus passer par les dispositifs obligatoires, ne plus suivre les circuits imposés a permis de gagner en réactivité ; on pouvait acheter le matériel où c’était le mieux et le plus rapide, tout le monde en a été satisfait ; ça allait très vite et ça a époustouflé tout le monde, on n’est pas habitué à cela avec les contraintes des marchés publics. » Direction, sphère paramédicale, CHU C
Le manque de personnel est vite comblé par les renforts venus de la réserve sanitaire, mais également des autres services vidés de leurs malades compte tenu des déprogrammations, ce qui permet de réorganiser rapidement les services de la manière jugée la plus efficace
« J’ai été vraiment acteur principal de toute la gestion des dispositifs médicaux, parce que dans l’équipe habituellement j’ai une infirmière qui assume cela, mais là, elle était plutôt intégrée à l’équipe pour apporter son aide sur des soins et sur l’encadrement des personnes qui venaient en renfort ; donc moi, je l’ai délestée de la partie gestion de matériel que j’ai reprise. » Encadrement, sphère paramédicale, CHU A
Les professionnels font également preuve de créativité pour pallier le manque d’EPI afin d’assurer l’hygiène des soins.
« Face aux difficultés d’approvisionnement, on a décidé de faire nous-même le savon hydroalcoolique ; on a une pharmacie centrale qui a repris la recette et qui a fabriqué du savon hydroalcoolique. » Direction, sphère paramédicale, CHU D
3.2.2. Une attention accrue portée à la dialogique à la fin de la première vague
La dialogique Centralisation/Décentralisation semble davantage prise en considération, ce qui entraine, de fait, la même chose pour la dialogique Culture gestionnaire/Culture soignante.
Dialogique Centralisation/Décentralisation. La montée en puissance des responsabilités s'opère partout dans les établissements. Les organigrammes ne sont pas bouleversés, mais les responsabilités assumées par les uns et les autres se renforcent, ce qui rend le travail de chacun beaucoup plus visible. Les responsabilités « migrent » d’une personne à une autre, d’un service à un autre, ou encore de l’Agence Régionale de Santé (ARS : tutelle à l’échelon régional dont dépendent les CHU) aux CHU. La décentralisation s’opère également à l’intérieur même des CHU. Une partie des responsabilités de la direction des CHU est décentralisée auprès de l’encadrement et ainsi de suite jusqu’aux personnels sans responsabilité hiérarchique. Par exemple, les processus et outils pour mettre en œuvre les consignes nationales ne sont plus identifiés au niveau de l’ARS, mais au niveau des CHU ; et ensuite, les décisions à prendre pour assurer leur mise en œuvre sont décentralisées auprès des acteurs de terrain.
La centralisation quant à elle, demeure grâce à l’action des cellules de crise et des instances créées ad hoc afin d’en démultiplier l’action auprès des professionnels. Les personnes interrogées expriment bien l’idée de la nécessaire centralisation durant cette période pourtant marquée par une décentralisation inhabituelle.
« On a eu un système de petits groupes de travail opérationnels, en plus de la cellule de crise qui est plus importante ; les deux sont nécessaires ; par exemple, on ne peut pas décentraliser la communication institutionnelle auprès de ces petits groupes, ils pourraient diffuser des informations différentes ; mais je pense qu'ils ont permis peu à peu une autonomisation des acteurs. » Direction, sphère gestionnaire, CHU A
Dialogique Culture soignante/Culture gestionnaire. La prise en compte de la dialogique Culture soignante/Culture gestionnaire découle de la dialogique Centralisation/Décentralisation. La décentralisation déplace les responsabilités, ce qui offre aux gestionnaires l’opportunité de mieux connaître les atouts de la culture soignante dans une situation de gestion de crise. Inversement, la crise permet aux soignants d’exprimer leur raison d’être et d’en montrer l’intérêt à la sphère gestionnaire.
« On a laissé l'autonomie au service en termes d'organisation, on a imaginé le nombre d'infirmiers, d'aides-soignants qu'il fallait pour prendre en charge ces patients ; et les infirmiers ont vraiment pu décider en fonction de leur expérience et de leur vécu. » Encadrement, sphère paramédicale, CHU B
3.2.3 Un principe hologrammatique indiscutable à la fin de la première vague
Voyant que la situation ne s’améliore pas, la tutelle choisit à la mi-mars de laisser plus d’autonomie aux acteurs de terrain. Comme vu précédemment, la décentralisation permet aux dirigeants et aux cadres au sein des CHU d’agir avec souplesse, rapidité et selon les choix qui leur paraissent les meilleurs, compte tenu des circonstances. La meilleure prise en considération du principe de dialogique, impacte directement le principe hologrammatique. L'autonomie, la liberté et la confiance sont les impressions positives qui dominent le discours à la fin de la première vague de la Covid-19, en particulier celui des médecins et des cadres de santé. Les sphères médicale et paramédicale ont le sentiment de reprendre une certaine forme de pouvoir sur la sphère gestionnaire qui manque de légitimité, en particulier dans cette situation. Ce « rééquilibrage des forces » permet aux médecins et aux infirmiers de se reconnaitre davantage dans cette forme d’organisation.
Le principe hologrammatique est ici vérifié. Les soignants sont membres d’une organisation dont ils influencent les valeurs (vers plus d’autonomie, de confiance, etc.) et cette nouvelle organisation transforme les soignants par les nouvelles pratiques, les nouveaux process de travail, les nouveaux protocoles qu’elle diffuse.
« Les gens de l’ARS ne sont pas sur le terrain, ils ne savent pas ce dont on a vraiment besoin, ils ont eu raison de nous laisser faire, de nous faire confiance. » Encadrement, sphère paramédicale, CHU B
« On avait un management sans manager, on s’est mis en ordre de marche, avec des instructions qui pouvaient changer plusieurs fois dans la journée et tout ça n’a posé aucun problème, il y avait vraiment un engouement à ce moment-là, une volonté d'avancer et une liberté laissée pour le faire. » Personnel, sphère médicale, CHU D
Cette période allant de la mi-mars à juin 2020 montre que le contexte de crise pousse les acteurs à adopter une pensée complexe permettant une auto-éco-ré-organisation positive. Cependant, avant et après cette courte période de deux mois, les résultats montrent que les principes de la pensée complexe sont nettement moins pris en considération.
3.3. Penser et agir de façon analytique en début de crise, mais également pour organiser le retour à la normale à la fin de la première vague
Avant et après la courte période allant de mi-mars à juin 2020, les professionnels ont suivi les règles préalablement définies en matière de gestion de crise. D’abord sidérés, chacun a tenté, dès février 2020, d’assurer ses missions compte tenu de la doctrine définie pour faire face à cette situation sanitaire exceptionnelle (ministère des Solidarités et de la santé, 2019). C’est donc une pensée analytique qui s’est d’abord imposée avant de laisser place à la pensée complexe exposée au cours du point précédent. Mais ensuite, lorsque le virus a laissé un peu de répit aux équipes, c’est bien le retour à la normale qui s’est imposé, et ce dès juin 2020, comme si la pandémie était définitivement derrière nous. Les résultats qui témoignent de ces deux moments sont présentés successivement selon les trois principes : récursion (3.3.1), dialogique (3.3.2) et hologrammatique (3.3.3).
3.3.1 Une récursion aux résultats mitigés
Au début de la crise, les professionnels essaient de se référer au « Guide d’aide à la gestion des tensions hospitalières et des situations sanitaires exceptionnelles » (ministère des Solidarités et de la santé, 2019). Ce manuel invite notamment chaque établissement à préparer et à mettre en œuvre le cas échéant son propre « Plan Blanc », autrement dit les réponses graduées, adaptées et spécifiques à une menace telle que celle de la pandémie de nouveau coronavirus. Ces outils de gestion sont censés assurer une récursivité suffisamment robuste pour entrainer les établissements dans une boucle vertueuse d’autorégulation. Les entretiens montrent que la réalité est bien différente, car précisément, aucune procédure ne peut prévoir la singularité de toute situation et anticiper toute forme d’incertitude. La surcharge (Morin, 2016) fait par conséquent vite son apparition : manque de lits en services de soins critiques pour assurer la prise en soin des malades de la Covid-19, manque de personnels qualifiés pour intervenir au sein de ce type de services, manque de matériels de protection individuelle (EPI), manque de certains produits, etc. Le double-bind est également présent : déprogrammer l’ensemble des soins et des actes jugés non urgents tout en incitant les patients à venir à l’hôpital lorsque cela le nécessite afin d’éviter les pertes de chances, exercer en réanimation alors que les personnes manquent de formation, continuer de travailler tout en ayant peur de contaminer ses proches, etc. Face à ces nombreuses difficultés, la tutelle prend conscience de l’impuissance des règles établies et du pilotage très vertical de la crise. La pensée analytique est abandonnée au profit de la pensée complexe décrite dans la partie précédente. Mais dès le début de l’été 2020, le retour à la normale est organisé et la pensée analytique fait son retour.
La deuxième vague arrive à l’automne 2020 et à ce stade, les méthodes de travail évoluent grâce aux leçons tirées de la première vague. Par exemple, les procédures de prise en charge thérapeutiques sont formalisées, saisies et capitalisées dans le système d’information, puis diffusées ; ou encore, les heures de travail sont modifiées afin de proposer des roulements moins fatigants pour les professionnels. Différentes pratiques jugées fructueuses lors de la première vague sont réactivées, comme la coopération avec les établissements privés pour assurer l’accueil des patients stabilisés, ou encore la séparation des patients malades de la Covid de ceux qui ne le sont pas.
Malgré tout, cette deuxième vague crée la surprise alors que la première aurait dû préparer les acteurs à cette situation. Les personnes interrogées parlent des Plans Blancs inchangés, inadaptés à la situation.
« Nos Plans Blancs étaient dimensionnés pour prendre en charge des crises qui étaient relativement brèves et avec 40 ou peut-être 50 patients qui arrivaient d’un coup, alors que là, ça a été en quelques jours beaucoup plus que 40 ou 50 ; donc c’est la fameuse incertitude dont on parle toujours, on l’a fait exploser le Plan Blanc, il était sous-dimensionné par rapport à ce dont on avait besoin sur cette deuxième vague. » Direction, sphère gestionnaire, CHU C
Les médecins manifestent leur inquiétude, car ils redoutent de voir à nouveau la santé des patients se dégrader en raison du report des soins, finalement inévitable une nouvelle fois. La région Auvergne Rhône-Alpes est touchée très tôt par rapport aux autres régions et ne bénéficie d’aucun répit. La lassitude se fait sentir, ce qui se manifeste par la contestation des Plans Blancs, ou encore des systèmes d’information qui n’ont pas su évoluer et qui font perdre du temps inutilement aux professionnels faute d’interopérabilité. Mais ce qui inquiète le plus les professionnels, c’est la surcharge de travail due à trois facteurs :
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le « rattrapage » du retard pris en raison des déprogrammations lors de la première vague ;
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l’arrivée de nombreux patients atteints de la Covid ou d’autres pathologies puisque l’objectif du retour à la normale est bien l’accueil de tous les patients ;
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l’absentéisme croissant des professionnels malades ou épuisés ;
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et enfin, l’absence de renfort de personnel médical et paramédical compte tenu du retour à la normale.
La surcharge est encore bien présente, ce qui aggrave l’épuisement des équipes et entraine stress et perte de motivation.
« On a mis les équipes à genou, parce qu’à la sortie de la première vague il fallait rattraper le retard pris avec les déprogrammations et en même temps, on voulait permettre aux professionnels de prendre leurs vacances parce qu’ils avaient été très fatigués par cette première vague, donc c’est une période pendant laquelle on a eu beaucoup d’activité avec peu de personnel ; et en septembre, on a cette deuxième vague qui met les professionnels vraiment à genou, car il y a toujours des malades non Covid dont il faudrait s’occuper malgré l’épuisement, c’est très difficile. » Direction, sphère paramédicale, CHU B
Le double-bind fait inévitablement son retour, car il faut à nouveau déprogrammer les interventions ou les consultations jugées non urgentes, avec les mêmes craintes que celles observées quelques mois plus tôt ; mobiliser du personnel peu formé auprès des malades de la Covid, tout en faisant le maximum pour garantir la qualité des soins, etc.
3.3.2 La dialogique ignorée
Au début de la crise, la situation inédite déclenche des prises de décisions très centralisées qui ignorent de fait la dialogique Centralisation / Décentralisation et la dialogique Culture gestionnaire / Culture soignante, avec un résultat mitigé. Par exemple, dès le 13 mars, tous les hôpitaux, comme toutes entreprises et organisations du pays, sont appelés par le gouvernement à généraliser le travail à distance. Le déploiement du télétravail est un succès technique, mais il entraine sentiment d’isolement et perte de sens du travail pour certains professionnels dont la présence n’est pas indispensable auprès des patients. Également, l’État assure les approvisionnements de certains produits et matériels sensibles, même si la qualité de cette mission est remise en question. Au niveau des régions, le pouvoir de décision pour l’ensemble des établissements est centralisé auprès de l’ARS qui exige des CHU la mise en œuvre de toutes les décisions gouvernementales même si ces dernières semblent parfois peu adaptées au contexte local, notamment en termes de refus des malades non atteints de la Covid-19.
« Nous avons été excessifs au regard de ce qu’il se passait ailleurs, où la situation était catastrophique ; on a beaucoup trop fermé et on n’a probablement pas assez joué sur la flexibilité et l’adaptation des décisions par rapport aux types de structures, aux types de spécialités etc., c’est resté très centralisé. » Encadrement, sphère médicale, CHU D
Au niveau des CHU, la prise de décision est centralisée auprès de la cellule de crise et la direction. Les cadres jouent leur rôle de coordonnateurs en démultipliant les décisions à leur tour auprès de leurs équipes, et également en remontant les informations et les demandes auprès de la cellule de crise. Ces allers-retours permettent d'ajuster les décisions d’une manière jugée globalement adéquate, même si la distance hiérarchique entre la cellule de crise et les équipes ne facilite pas toujours la communication, et même si la centralisation du pouvoir est parfois contestée par des professionnels qui ne participent pas aux décisions.
Après la parenthèse propice à la pensée complexe, allant de la mi-mars à juin 2020, le retour à la normale est organisé avec un retour de la centralisation au détriment de la décentralisation, et la domination de la culture gestionnaire, au détriment de la culture soignante. Cette centralisation n’est pas remise en question en tant que telle, car elle permet de retrouver une certaine forme de stabilité : le ministère responsable de la santé prend des décisions pour tous les établissements, par exemple s’agissant de la formation aux soins de base en réanimation ; l’ARS reprend son rôle et centralise une grande partie des prises de décisions au plan régional ; au sein des CHU, la cellule de crise centralise les prises des décisions politiques, avec un fonctionnement choisi en fonction du bilan tiré de la première vague. L’encadrement soignant centralise quant à lui les remarques des personnels et les transmet à la direction, ce qui apparaît positif pour tous.
En revanche, la lourdeur inhérente à la centralisation est dénoncée d’autant plus vivement que les professionnels viennent de vivre une période exemptée de cette dérive.
« Les décisions sont tellement lourdes, même signer un bon de commande pour un appareil c’est difficile, il y a des choses à mettre en place en termes d’organisation du travail, car ce n’est pas parce que la direction a dit oui que ça suit super bien et super vite. » Encadrement, sphère médicale, CHU A
Ce qui semble être le plus difficile à accepter, est la quasi-disparition de la dialogique Culture soignante/Culture gestionnaire. Certaines décisions prises par la sphère gestionnaire ne sont pas toujours aisément comprises et acceptées par les professionnels de terrain, qu’ils soient médecins ou paramédicaux. Il est en effet difficile pour les équipes de comprendre pourquoi l’adaptation à la situation se fait dans l’urgence alors que les enseignements tirés de première vague auraient dû préparer les équipes à cette situation. Il est encore plus difficile de faire accepter des ratios patients / soignants identiques à ceux observés avant la pandémie, en dépit de cette deuxième vague.
« Pour tenir pendant cette deuxième vague, on est parti sur des ratios infirmiers et aides-soignants par lit important, mais qui sont compliqués à tenir dans la durée ; ce ne sont plus les soignants qui décident de leurs besoins, alors lorsqu’il va falloir évoluer, je pense que les soignants auront l’impression de retrouver les situations d’avant la crise et ça, ça va être compliqué à expliquer. » Direction, sphère gestionnaire, CHU C
3.3.3 Un principe hologrammatique négligé
Dès le 11 mars 2020, le gouvernement interdit les visites en Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et en unités de soins de longue durée (USLD). Les médecins et les paramédicaux contestent avec vigueur cette règle dans laquelle ils ne reconnaissent ni leurs pratiques habituelles ni leur éthique. Les personnes interrogées pointent également les déprogrammations et le risque de réaliser des soins inappropriés, faute de compétences, comme un obstacle majeur au principe hologrammatique.
« On avait des personnes qui n'avaient jamais fait de réanimation et qui me disaient ‘je ne sais pas faire, on ne va pas y arriver’ et moi je leur disais ‘on fait au mieux pour en sauver au maximum, ça ne va peut-être pas être optimal, ce ne sera pas des soins d'aussi bonne qualité que dans une réa, mais on va faire au mieux. » Encadrement, sphère paramédicale, CHU C
La question des EPI a également percuté violemment le principe hologrammatique. Les professionnels ont appris durant leurs études les principes de base du respect de l’hygiène, ces principes font l’objet de procédures et de protocoles stricts au sein des établissements. Et pourtant, avec l’apparition de la pandémie, les protocoles sont enfreints chaque jour faute d’ÉPI, et cela dans un contexte de déni de la part du gouvernement. Pour mieux se « reconnaître » dans l’organisation hospitalière qui leur ressemble de moins en moins, les professionnels tentent d’infléchir les pratiques :
« On a essayé de ne pas avoir la même communication que les pouvoirs publics, on ne voulait pas dire que les masques ne servaient à rien parce qu’on savait que c’était faux ; on a eu des discussions autour de la prise de risque, et on a rassuré beaucoup les gens autour de cette notion de prise de risque, car la prise de risque était modérée. » Encadrement, sphère médicale, CHU D
Après la brève période de deux mois durant laquelle la pensée complexe semble de mise, la pensée analytique est réactivée, l’organisation reprend globalement sa forme initiale. En octobre 2020, on retrouve les règles qui définissent les rôles de chacun et qui orientent les pratiques. Certains paramédicaux sont en partie soulagés par le retour de ce système, mais nombre de médecins et de cadres de santé ne se reconnaissent plus dans cette organisation qui les corsette depuis trop longtemps et qui nie leur expertise sans laquelle pourtant l’hôpital n’existerait pas.
« Entre les deux vagues on a eu l’impression d’avoir une reprise en main ; lors de la première vague, tous les freins, les contraintes budgétaires avaient sauté, donc on avait une grande autonomie et un peu plus de moyens que d’habitude ; mais maintenant, on a vraiment l’impression qu’il y a une reprise de contrôle par la direction […] c’est plus difficile. » Encadrement, sphère paramédicale, CHU A
Les médecins retrouvent les contraintes présentes avant la pandémie, auxquelles s’ajoutent celles liées à la Covid-19, ce qui reflète la surcharge propre aux crises. Un des principaux marqueurs du double-bind fait son retour : les déprogrammations sont à nouveau à l’ordre du jour alors que la volonté de ne plus recourir à ce procédé avait été pourtant formulée. La perte de chance est avérée pour les patients les plus fragiles et naturellement, cette organisation hospitalière ne reflète pas la raison d’être des médecins, ni leur singularité.
« A part les infectiologues, personne ne sait prendre en charge le Sida, alors le Sida dans d’autres services c’est une perte de chance pour le patient, c’est clair ; il n’y a pas assez de lits pour les patients qui ne sont pas Covid, donc on a créé une nouvelle unité de médecine polyvalente, mais elle est gérée par des médecins et des chirurgiens qui n’ont jamais fait de médecine, hormis lorsqu’ils étaient externes, c’est vraiment une perte de chance pour les patients ; je pense que les patients sont moins bien pris en charge que s’ils avaient été dans un service conventionnel, donc il y a du dommage collatéral, moins qu’à la première vague, parce qu’on arrive à garder une petite activité, mais il y a quand même du dommage collatéral. » Personnel, sphère médicale, CHU B
Ces résultats présentés, la discussion qui suit donne des pistes de réflexion pour penser la gestion des crises, a fortiori leur issue.
04. Discussion des résultats : Statu quo, destruction ou transformation fructueuse des hôpitaux, quelle issue après la krisis ?
La discussion revient sur le mouvement de balancier qui ressort des résultats (4.1) et s’interroger sur la méthode à suivre pour assurer une sortie de crise positive tant pour les patients que les professionnels et l’organisation hospitalière dans son ensemble (4.2).
4.1 Un mouvement de balancier qui va et vient entre une pensée analytique et une pensée complexe
Un mouvement de balancier conduit les professionnels à mobiliser d’abord une pensée analytique afin de garantir la mise en œuvre des procédures de gestion de crise (entre février et mi-mars 2020). Mais les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes : les solutions adoptées avec succès par le passé n’assurent pas le même succès. La surcharge de dysfonctionnements et le double-bind devenant trop important, ils bricolent (au sens de Lévi-Strauss - 1990) pour la première fois à l’échelle du CHU, dans son ensemble. Ils trouvent alors plus que des solutions aux problèmes, ils adoptent une véritable pensée complexe. Les règles, les guides de bonnes pratiques ne peuvent pas prévoir l’imprévisible. Malgré cette leçon majeure tirée d’une situation inédite, le balancier repart ensuite en sens inverse. Dès que les contaminations se font plus rares, en mai-juin 2020, le retour à la normale est organisé. Et le raisonnement analytique fait lui aussi son retour.
En résumé, avec une pensée analytique, les procédures inadaptées, le manque d’équipements et de professionnels compétents en réanimation, le manque de décentralisation et d’autonomie des professionnels de terrain (auto-organisation), au contact des malades, etc. génèrent une surcharge de dysfonctionnements et un phénomène de double-bind au détriment des professionnels, des patients malades de la Covid-19 et du public en général (éco-organisation). Ces difficultés se manifestent par des pertes de chances, des risques d’infections nosocomiales, l’épuisement professionnel, etc. qui s’autoentretiennent et s’entre-alimentent dans une boucle plus négative que positive (réorganisation). Avec une PC, le constat est inversé : la décentralisation des décisions et le bricolage permettent de trouver les solutions adéquates compte tenu du contexte inédit de la crise (auto-organisation). Ce qui permet de réduire surcharge et double-bind au bénéfice des professionnels, des malades de la Covid-19 et du public en général (éco-organisation). Finalement, les médecins et les soignants trouvent du sens à leur travail comme cela n’était pas arrivé depuis longtemps, car on leur fait confiance et on le leur prouve en leur laissant l’autonomie nécessaire à l’organisation qu’ils souhaitent mettre en œuvre. Les « bonnes pratiques » s’autoentretiennent et s’entre-alimentent dans une boucle plus positive que négative pour le système de santé (réorganisation).
Ce mouvement de balancier observé entre pensée analytique et pensée complexe est-il synonyme de progrès pour les hôpitaux ? Le point suivant donne des pistes de réponses.
4.2 Une sortie de crise synonyme de progrès et d’amélioration ?
La crise de la Covid-19 met en lumière autant qu’elle aggrave les difficultés rencontrées par les professionnels du secteur de la santé, les patients et leurs proches. Malgré ce sombre tableau, dysfonctionnements et injonctions contradictoires (surcharge et double-bind) ont débouché, au début de l’année 2020, sur des adaptations astucieuses et des solutions innovantes ; « la situation de crise, par ces incertitudes et aléas, de par la mobilité des forces et des formes en présence, de par la multiplication des alternatives, crée des conditions favorables au déploiement des stratégies audacieuses et inventives […]. » (Morin, 2016, p.55). Cette voie peut être poursuivie et conduire vers des projets ambitieux. Mais ce ne sera pas automatiquement le cas parce que « toutes ces forces, ces processus, ces phénomènes extrêmement riches s'entre-influent et s'entre-détruisent dans le désordre. » (Morin, 2016, p.54). Pour éviter cette destruction, Morin invite à repousser la simplification des problèmes au profit de la reconnaissance de la complexité : complexité du système hospitalier, complexité du système de santé dans lequel les hôpitaux évoluent, etc.
Mais comment considérer la complexité tant sur le plan opérationnel que dans la conduite de projets stratégiques ? La crisologie de Morin (2016) propose une méthode en deux points qu’il est possible de contextualiser à l’hôpital :
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mobiliser une méthode d’observation clinique sous-tendue par une déontologie. Cette méthode pourrait démarrer avec les retours d’expérience exigés par le Guide de gestion des tensions hospitalières et des situations sanitaires exceptionnelles (ministère des Solidarités et de la Santé, 2019). Le retour d’expérience favorise la dialogique en prenant en considération la parole de tous les acteurs concernés par la crise : professionnels, patients, familles, fournisseurs, etc. Le retour d’expérience valorise tous les points de vue, chacun d’eux étant un des fils de la trame. Mais cette trame – la complexité (du latin complexus : ce qui est tissé ensemble) - est à la fois plus et moins que la somme des fils qui la composent. L’analogie avec l’hôpital est aisée : un établissement hospitalier est bien davantage qu’une liste de patients et de professionnels, davantage qu’une pile de fiches de postes et de dossiers de soins, qu’un inventaire de brancards et de médicaments. L’hôpital est un foisonnement de liens, d’interactions et de boucles de feed-back à l’origine de soins et parfois d’innovations médicales, de bientraitance ou de maltraitance, etc. La déontologie devant sous-tendre le retour d’expérience appelle la collaboration (du latin con laborare : travailler avec) et l’éthique de discussion (Habermas, 1992), au détriment de la simple participation (du latin participatio : partage) basée sur la consultation.
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relier la méthode d’observation à une théorie portant en elle les principes de l’auto-éco-ré-organisation. Parmi les théories qui embrassent ces principes, il faut souligner la pertinence de la théorie des organisations à haute fiabilité (Roberts, 1990 ; Weick et Sutcliffe, 2007) dans un contexte de crise. Mais l’apprentissage organisationnel selon Chris Argyris (2003) ou le management des connaissances selon Nonaka (1994) pourraient également être cités. Quelle que soit la théorie adoptée, le plus important demeure l’aptitude des décideurs à sortir d’une lecture simplificatrice des phénomènes. « Le but de la méthode, ici, est d’aider à penser par soi-même pour répondre au défi de la complexité des problèmes » (Morin, 1986, p.27). Apprendre à apprendre (avec méthode) est le meilleur moyen pour s’adapter aux évolutions de l’environnement. C’est en particulier stratégique pour les organisations : « le meilleur moyen pour une entreprise de contrôler et de gérer son environnement est de devenir experte dans l’art d’apprendre et capable de s’adapter rapidement » (Argyris, 2003, p.19). Il s’agit ainsi de considérer l’organisation non pas seulement comme le lieu où l’on cherche à améliorer le processus de production notamment par la réduction des coûts (dans la logique taylorienne), mais surtout le lieu où l’on cherche à améliorer le processus de décision (Le Moigne, 1999, p.83).
05. Conclusion
Cet article a comme objectif de s’interroger sur la pertinence de la mobilisation de la PC lors de situations de forte incertitude, comme cela a été le cas lors de l’apparition de la pandémie de Covid-19, en 2020. Les principes de la PC et les propositions de la Crisologie (Morin, 2016) donnent des pistes de réponses pouvant être résumées de la manière suivante : l’hôpital ne se réduit pas à des relations linéaires de causes à effets ; et dans un environnement incertain, il ne peut pas produire les résultats prévus par des règles préalablement établies. Si au cours du premier semestre 2020, les décisions et actions mises en œuvre pour faire face à la pandémie semblent conduire les hôpitaux vers une transformation positive, ce n’est plus le cas depuis le second semestre 2020, cette période étant marquée par la volonté politique du retour à la situation précédant la crise. C’est peut-être là l’obstacle majeur au changement, l’illusion que nous avons retrouvé la situation d’avant crise et que cette pandémie n’était qu’un accident improbable.
Les travaux d’Edgar Morin montrent bien que l’incertitude est le produit d’un système complexe. La pandémie de Covid-19 recule mais ses conséquences pèsent sur le fonctionnement des hôpitaux et renforcent les tensions, en particulier la carence en personnels médicaux et paramédicaux. Quelles que soient l’ampleur et la nature des changements opérés au sein des hôpitaux à l’issue de cette krisis, leur succès ne repose finalement que sur les principes d’auto-éco-ré-organisation que les individus auront l’énergie (ou non) de mobiliser pour réguler les dysfonctionnements à venir.
Appendices
Note
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[1]
Programme COPING : retenu par le ministère de la Santé et des Solidarités en avril 2020 dans le cadre d’un l’appel à projets lié au Covid-19. Il est porté par les Hospices Civils de Lyon (HCL – CHU de Lyon) et est réalisé avec la collaboration de Sciences Po Lyon, l’Université Lyon 3 et le Conservatoire National des Arts et Métiers. Il concerne les quatre CHU de la région Auvergne-Rhône-Alpes et c’est à ce titre qu’il est également réalisé avec le concours des CHU de Grenoble, Saint-Etienne et Clermont-Ferrand.
Bibliographie
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