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Bien que sa simple mention puisse provoquer un sentiment d’ennui, voire une impression de désuétude, l’auteur demeure une fonction — pour s’exprimer comme Michel Foucault[2] —centrale de l’expérience esthétique, juridique et épistémologique moderne. Cette fonction tire une partie de son pouvoir immense de la relation de confiance qu’elle suppose, et qui se fonde sur une série de garanties matérielles et éditoriales placées dans et autour des différents médiums (livres, tableaux, installations, oeuvres cinématographiques, etc.) dont il est généralement attendu qu’elle détermine la réception. L’opinion majoritaire consiste à penser qu’une telle expérience, fondatrice de la « modernité » et survivant aujourd’hui au milieu du tumulte, des remises en question et des crises — de confiance, notamment —, serait soit ancestrale et immuable, propre à n’importe quelle expérience esthétique, soit au contraire caractéristique d’une modernité qui exclurait de fait les cultures éloignées géographiquement ou chronologiquement de ce qui a fini par constituer une certaine définition de l’« Occident moderne ». Face à ces deux avenues, les productions culturelles issues de l’Europe médiévale occupent une place historiographique à part, ambiguë, du fait que le Moyen Âge a tour à tour été perçu comme l’enfance ou, au contraire, l’envers de cette modernité occidentale.

Nous tenterons ici de surmonter cette fausse dichotomie dans laquelle une modernité en quête de racines et de reflets inversés a enfermé la question de l’auteur médiéval. Nous attirerons l’attention sur un moment particulier de l’histoire littéraire, somme toute méconnu de la critique, celui de la prétendue « naissance » du concept d’auteur dans les plus anciens manuscrits de langue française, et ce, pour montrer que ce moment capital a surtout été le théâtre d’une réinvention critique de l’auteur. Plus précisément, il a été l’occasion de mettre en branle une réflexion intense, textuelle, éditoriale et donc éminemment médiatique, portant sur la plasticité, voire la fragilité du rapport — déjà ancestral à l’époque — entre auteur et confiance, de la relation que supposaient ces deux termes.

On contournera autant que faire se peut les questions prévisibles, car souvent abordées, de la « subjectivité » de l’auteur, de son nom propre ou encore de sa « posture », pour ne citer que quelques avenues récemment empruntées par la critique[3]. De même, lorsqu’on analysera la relation de confiance que suppose la parole de l’auteur, on ne le fera pas du point de vue de la « sincérité » variable du discours auctorial au regard d’un impératif de transparence autobiographique, par exemple, selon une méthode instaurée par les travaux de Philippe Lejeune[4]. Dans la lignée de Michel Foucault, dont on adaptera les apports théoriques à un contexte médiéval qu’il a souvent contourné dans ses travaux[5], on s’intéressera plutôt à l’auteur en tant que besoin, que fonction éditoriale construite de concert par l’ensemble des acteurs de la production manuscrite du Moyen Âge.

L’hypothèse que nous défendrons ici est qu’à l’époque, le « besoin d’auteur » gravitait très clairement autour du principe de confiance, ainsi que de quelques-uns de ses corollaires étymologiques et conceptuels, comme la foi (ou fides)[6], mais que cette confiance se rattachait aux vérités collectives, supra-individuelles, dont l’auteur était le garant. En outre, il sera argué ici qu’au moment où il apparaît pour la première fois dans la jeune littérature française des 12e et 13e siècles, l’auteur, notion ancienne et indiscutablement établie dans la littérature latine, a fait l’objet d’une certaine promotion dont nous soulignerons la dimension matérielle et même « industrielle », mais aussi d’une remise en question concernant le pouvoir, médiatique notamment, de persuasion dont elle est dotée. De façon concomitante à la « naissance de l’auteur français » au Moyen Âge se met en place une étonnante méfiance, voire une défiance envers cette notion, sur fond de resserrement de la définition de l’auteur autour des notions de péché, de libre arbitre et de toute-puissance divine. Or, ce phénomène grandement méconnu intéresse d’autant plus du fait que cela se produit dans le médium des livres, et que ce médium est pris à parti en tant que socle du lien entre auteur et confiance.

Le pacte de confiance : l’auteur médiéval, le sujet moderne et l’autobiographie

Parce que cette question ne constitue pas notre propos, mais qu’elle demeure fondatrice de la façon dont on aborde aujourd’hui encore l’auteur médiéval, voire l’auteur tout court, il faut rappeler le plus efficacement possible à la fois les causes du caractère encore central de la notion d’auteur dans le savoir et l’esthétique modernes. Il convient également de résumer la façon dont la question de l’(in)existence de l’auteur médiéval a pu être instrumentalisée dans des débats contemporains sur le rôle « véritable » de l’art et de la littérature en tant qu’expression variablement sincère — de confidences inégalement fictionnelles, inégalement mises en scène — d’un sujet.

Alain Renaut fournit une définition sommaire de la modernité occidentale qui la rattache très clairement à la notion d’auteur :

Ce qui […] définit intrinsèquement la modernité, c’est sans doute la manière dont l’être humain s’y trouve conçu et affirmé comme la source de ses représentations et de ses actes, comme leur fondement (subjectum, sujet) ou encore comme leur auteur[7].

Cette union évidente entre le sujet hérité de la tradition empirico-transcendantale kantienne[8] et l’auteur, entité juridique et esthétique responsable et propriétaire de ses représentations[9], est devenue quasiment naturelle aujourd’hui. Elle fonde un système esthétique, demeuré prédominant depuis le 21e siècle au moins, selon lequel l’art et la littérature seraient l’expression de la subjectivité, ou encore de l’intériorité plus ou moins voilée de son auteur, avec comme modèle « ultime » l’autobiographie, telle que fondée par Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions (1782), qui érige la représentation de soi en une sorte de « pacte » de sincérité signé tacitement avec le lecteur, comme l’a bien souligné Philippe Lejeune[10].

Or, cet état de fait est devenu à ce point naturel qu’on en a oublié que l’auteur et le sujet n’ont pas toujours été liés. Comme l’a démontré Alain de Libera, notamment, il n’y a pas toujours eu de sujet « auteur de ses représentations », notion dont on trouve certes des traces « archéologiques » convaincantes au Moyen Âge[11], mais qui ne constituait pas le centre du savoir médiéval, encore moins la totalité des productions artistiques et littéraires de l’époque, et qui n’était pas rattachée à la notion d’auteur.

Pourtant, c’est bien dans les termes d’une querelle pour et contre la modernité entendue comme subjectivité que la question de l’auteur médiéval a majoritairement été formulée par les historiens de l’art et de la littérature à l’époque contemporaine. Pour résumer à gros traits, l’auteur médiéval a été instrumentalisé dans cette dialectique entre, d’un côté, la vision d’une production culturelle médiévale insensible à la notion de sujet-individu et mue par les forces collectives et anonymes, et, de l’autre, une volonté de chercher dans le Moyen Âge les racines et l’« enfance » nécessairement balbutiantes d’« auteurs-sujets ».

Chaque « camp », dont les frontières n’étaient pas nécessairement hermétiques, a pu compter sur des corpus et des arguments convaincants : les uns ayant pour eux la foule de textes et de productions culturelles anonymes, semblables les uns et les unes aux autres, relayés par des scribes inventifs ou distraits, insensibles au règne tyrannique du droit d’auteur moderne[12], les autres pouvant se fonder sur la centaine de noms de troubadours, de trouvères, d’auteurs vernaculaires ou latins conservés et transmis avec un certain degré de révérence par les manuscrits du Moyen Âge[13]. L’un de leurs points de contention majeurs a trait à la définition romantique de l’art et de la littérature comme expression de l’intériorité, de la sensibilité et de la conscience de l’auteur-sujet, ainsi qu’à la question de la sincérité, ou encore de la fiabilité relative des confidences autobiographiques de l’auteur d’un texte.

À la philologie classique, qui tentait avec sérieux de reconstituer d’improbables biographies lansoniennes de figures auctoriales médiévales dont on ne conservait parfois que le nom et quelques détails « autobiographiques » auxquels on décidait de prêter foi[14] a succédé la vogue formaliste et / ou psychanalytique qui récusait l’idée que les noms et les discours d’auteurs médiévaux puissent avoir une quelconque valeur autobiographique « sincère », sauf peut-être sur le mode de l’expression symptomatique de la « faille » originelle conceptualisée par Lacan[15]. Dès les années 1980, une vision néo-humaniste, qui conserve aujourd’hui un certain dynamisme, a réhabilité la question d’une littérature médiévale non plus « purement autobiographique », mais tout de même entendue comme l’expression d’une sensibilité individuelle, auctoriale, prise dans les formes contraignantes du langage, certes, mais néanmoins consciente d’elle-même et subjective, ou alors, plus récemment, subjectivée, expression qui dénote la dimension dynamique et parfois passive du devenir-sujet[16].

Dans ce contexte fortement imprégné, de surcroît, des débats généralistes sur l’autobiographie et l’autofiction[17], la question de la confiance, lorsqu’elle a été amenée dans le débat sur l’auteur médiéval, a donc surtout servi à hiérarchiser le degré de sincérité et de réalité des discours contenus dans les poèmes, les textes, voire les images et les mélodies, dès lors qu’on choisit de les faire émaner d’une sensibilité individuelle, ou encore d’un point de vue.

Ces débats sur l’existence de l’auteur-sujet au Moyen Âge ont créé de fausses perceptions, que l’on peut résumer ainsi : soit on se félicite de voir dans la période médiévale les racines balbutiantes de la subjectivité moderne, en ne se préoccupant pas de l’histoire longue de l’auteur, soit on met de l’avant le fait que les auteurs ont « toujours existé » et que la notion d’auteur est inhérente à celle de littérature, y compris au Moyen Âge.

Afin d’offrir une autre perspective à ce débat, nous nous concentrerons sur la façon dont la question de l’auteur a été traitée lors de l’invention de la littérature française du Moyen Âge, c’est-à-dire lors de l’entrée massive de poésies et de narrations en français dans le médium de l’écriture et des livres. Nous arguerons que le traitement de la question de l’auteur dans la littérature française du Moyen Âge, parfois présenté comme une étape importante de la prétendue « naissance » de l’auteur au Moyen Âge[18], constitue certes une rupture, mais que cette rupture prend la forme d’une réinvention et non pas d’une apparition ex nihilo qui serait tournée vers une histoire littéraire à venir et vers la subjectivité moderne. On montrera plutôt que cette rupture ne peut être réellement comprise que par rapport aux codes préexistants, mais pas immuables de la définition médiévale de l’auteur, ou plutôt de l’auctor latin, puisqu’une part imposante de la culture lettrée de l’époque était produite en latin, langue du savoir et du pouvoir à la fois ecclésiastique et politique. En outre, la théorie de l’auctor nous intéressera particulièrement du fait qu’elle est intimement liée à la notion de confiance, de foi, et qu’elle se fonde sur la matérialité du livre.

Les formes de la confiance en l’auctor : médiation, médium et biobibliographie

Le paysage littéraire médiéval connaît très bien l’auteur, que la langue latine nomme « auctor » et qui donnera, en ancien français, les formes auctor, autour, aucteur, etc.[19] Nous le verrons, cet auctor est l’un des piliers de l’hégémonie institutionnelle du latin sur la production textuelle du Moyen Âge. Il est rattaché tout à la fois à une série d’usages sémantiques et à un ensemble de pratiques éditoriales, qui gravitent autour de la notion de confiance.

D’un point de vue sémantique, tout d’abord, Félix Gaffiot, citant les célèbres Étymologies d’Isidore de Séville (5e siècle), ce mélange d’encyclopédie et de dictionnaire tardo-antique qui élucide la signification des mots grâce à leurs origines supposées, définit dans un premier temps le terme auctor en le rattachant au verbe augere, soit « augmenter ». En latin classique, l’auctor serait d’abord « celui qui augmente, qui fait avancer (progresser)[20] » une matière (discursive, par exemple) préexistante. Mais selon cette même définition, l’auctor est aussi « celui qui augmente la confiance[21] » et qui peut par exemple se porter garant d’une transaction, qu’elle soit juridique ou financière.

Cette fonction de garant, notamment de garant juridique (fidejussor, sponsor), également attestée par Du Cange pour le médiolatin[22], peut revêtir dans certains cas un sens plus proprement intellectuel et fait de l’auctor une autorité ou une source dont émane la vérité : lorsque Cicéron déplore les « voces temere ab irato accusatore nullo auctore emissae[23] », il emploie le terme auctore dans le sens de « personne qui garantit la vérité » du discours. C’est ainsi que des noms propres, tels Hérodote ou Polybe, peuvent devenir des auctores, c’est-à-dire non seulement des auteurs au sens de « ceux qui composent des ouvrages », mais bien des sources ou des cautions sur lesquelles appuyer un discours parce qu’elles font autorité.

Bien plus qu’un individu associé à une oeuvre, plus particulièrement à une oeuvre de l’esprit, l’auctor est donc, entre autres, une figure permettant de certifier la vérité d’un discours. Comme l’ont résumé Marie-Dominique Chenu et Alastair J. Minnis, le Moyen Âge latin, et plus précisément la culture scolastique médiévale, consolident ce lien entre auctor et authenticité, auquel ils ajoutent la notion originellement juridique d’auctoritas, jusqu’à changer l’auctor en « someone who [is] at once a writer and an authority, someone not merely to be read but also to be respected and believed[24] ».

Qui est, plus précisément, l’auctor, et quelle est cette vérité dont il est apparemment le garant ? Dans la culture lettrée du Moyen Âge central, époque de l’avènement des premières figures d’auteurs de la langue française, il peut être un saint ou un prophète qui a participé à la construction des vérités théologiques, dogmatiques : les écrits signés par saint Augustin, saint Jérôme ou saint Grégoire, ou encore les prophéties du roi David et les enseignements attribués au sage roi Salomon, par exemple, sont porteurs de la vérité révélée que le christianisme médiéval place au centre de ses croyances et de ses principes fondateurs. Mais l’auctor est aussi le poète ou le philosophe « païen » préchrétien, et plus rarement (et plus tardivement) le philosophe issu du monde arabo-musulman, reconnus pour leur enseignement, souvent auréolés du prestige des ans et d’une culture gréco-latine que l’on vénère encore et que l’on « récupère » alors de deux principales manières.

La première consiste à prouver la compatibilité de l’enseignement de l’auctor avec une vérité chrétienne, grâce à la lecture allégorique héritée des Grecs et remise au « goût du jour » chrétien par saint Paul et saint Jérôme. On soulignera, par exemple, que Virgile annonce la naissance du Christ dans sa quatrième Bucolique, on s’efforcera de croire que Sénèque a entretenu une relation épistolaire (et donc doctrinale) avec saint Paul, que Platon a entrevu une partie de la vérité des Chrétiens; et, avec des auteurs parfois plus tendancieux et érotiques tel Ovide, on ira jusqu’à interpréter, contre le sens littéral, leurs écrits comme de sages prédications sur la foi chrétienne et l’amour charitable[25].

La seconde, elle aussi issue de l’Antiquité, consiste à faire des auctores les garants illustres de la grammatica. Cela veut dire que l’étude des auctores doit servir à assimiler les règles et le bon usage du latin dans un objectif de juste appréhension du texte biblique et des écrits des grands docteurs de l’Église, d’un point de vue philosophique et à une époque où la grammatica désigne également la grammaire universelle, dont on estime qu’elle charpente le savoir médiéval, les fameux universaux sur lesquels la philosophie de l’époque, ontologiquement réaliste[26], pense devoir fonder les vérités qu’elle énonce[27].

Dès lors, tout autant que l’expression d’un point de vue subjectif variablement sincère, tout autant qu’une catégorie située du côté de la production esthétique, et qui servirait à désigner l’individu qui formule une oeuvre de l’esprit, l’auctor médiéval — ou plutôt les auctores, pris dans leur multitude — se présente comme une catégorie de la réception littéraire. Il s’agit d’un héritage, un legs ancestral et monumental qui assure le maintien et le roulement de vérités collectives, d’un savoir entendu comme une grammaire universelle. Il est une fonction de la lecture qui gouverne, en contexte chrétien, la réception, par le public de lecteurs et d’auditeurs, de discours et de vérités doctrinales, qui en garantit la fiabilité, mais aussi la conformité avec les dogmes de la foi.

L’auctor représente donc aussi ce rapport de médiation et de confiance entre des discours, des oeuvres, des contenus doctrinaux, et un public qui a besoin de cautions pour accompagner et encadrer sa lecture, son apprentissage et, bien entendu en contexte religieux, ses croyances.

Fonction médiatrice, l’auctor est en outre une fonction éminemment médiatique, en ce sens que son aura épistémologique s’entremêle au pouvoir symbolique de l’objet-livre et, plus généralement, de l’écriture. En effet, dans un jeu de cautionnement réciproque, et au sein d’une civilisation religieuse fondée sur la Bible, l’auctor tire sa monumentalité de son appartenance à l’univers des livres, objets luxueux, rares et par conséquent élitaires, permettant de préserver, à travers les siècles et au fil d’un temps qui lui confère un prestige exponentiel, le savoir sacré et la sagesse antique… des anciens auctores[28].

L’autorité des auctores repose grandement, mais pas exclusivement, sur cette aura ancienne et presque magique de l’écrit ou du livre à laquelle elle participe par ailleurs. Si les auctores inspirent confiance, c’est aussi qu’ils prennent place au sein d’un réseau de stratégies de légitimation et de valorisation institutionnelles. Nous l’avons déjà suggéré, les grands auteurs chrétiens et/ou antiques bénéficient de l’assentiment combiné de l’Église, de la culture cléricale et des structures d’enseignement, qui incluent ces auctores au sein d’un cursus, voire d’un « programme de vérité » collectif[29]. Ce qui nous intéresse, c’est que cet assentiment revêt plusieurs formes et que l’étude de cet aspect formel de l’autorité de l’auteur dépasse le simple constat de la richesse, de la monumentalité et de l’antiquité associée aux objets-livres qui transmettent sa parole.

On gardera en tête le fait que la mise en forme de l’autorité des auteurs pouvait être multiple et qu’elle incluait les arts dits « visuels » extérieurs à l’univers strictement bibliographique (des fresques, des sculptures, parfois des tapisseries représentant des saints docteurs, des prophètes ou des poètes, par exemple), tout en revêtant bien entendu une dimension orale dont nous ne percevons que mal la trace aujourd’hui. Mais, si on se concentre sur le seul domaine de l’écrit et des livres, qui constitue après tout l’un des terrains de prédilection du déploiement du pouvoir des auctores, il est possible de découvrir une signalétique éditoriale et textuelle complexe qui permet de construire le rapport de confiance entre la figure de l’auteur inscrite dans le livre, d’une part, et le public, d’autre part, et d’en rendre compte. Cette signalétique prend la forme de ce que Gérard Genette a jadis désigné comme étant le texte (terme qui désigne l’oeuvre textuelle elle-même) et le paratexte (les titres, les illustrations et l’ensemble des discours qui encadrent et accompagnent l’oeuvre textuelle), et qu’il faut en outre adapter au contexte de la culture livresque médiévale, significativement plus variable que ce que l’on observe après l’invention de l’imprimerie[30].

Parmi ces différents codes textuels, éditoriaux et visuels variablement répartis en texte et en paratexte, il en est un qui retient particulièrement l’attention : nous le nommerons ici « biobibliographie », afin de désigner un mode de production, de présentation, de classification et de consommation des oeuvres littéraires centré principalement sur la biographie d’un ou plusieurs auteurs. Lorsqu’elle a été repérée par la critique, la biobibliographie médiévale — c’est-à-dire la lecture de type « la vie et l’oeuvre » et ses avatars — a souvent été interprétée comme la manifestation d’une esthétique préromantique et pré-autobiographique[31]. En marge de ces observations, nous aimerions montrer que la biobibliographie, héritage ancestral de la culture livresque antique, s’est avérée être à la fois la source de la construction de la confiance collective en l’auteur et l’outil majeur de sa déconstruction lorsqu’a été posée la question de l’introduction du concept d’auteur en langue française. Dévoiler ce modèle, c’est donc prendre le risque de penser le moment de l’invention de l’auteur en langue française au Moyen Âge autrement que comme le simple avènement d’une « esthétique subjective de l’autobiographie » (pré-)moderne. C’est, en d’autres termes, prendre le temps de se tourner vers le passé, antérieur au Moyen Âge, du mode de construction et de transmission des auteurs.

Véritable machine éditoriale à produire des auctores, la biobibliographie voit ses origines remonter au moins jusqu’à l’époque du fameux Callimaque, auteur des Pinakês, un index bibliographique des oeuvres consignées à la bibliothèque d’Alexandrie, en même temps qu’un catalogue biographique de leurs auteurs[32]. Loin d’être un simple outil de bibliothécaire, ces listes sont également un outil herméneutique ancien ainsi qu’un formidable moyen de promotion de ce que certains ont nommé un « canon[33] », dont l’efficacité est attestée par les multiples reprises de la formule « la vie et l’oeuvre » tout au long de l’Antiquité, jusqu’au Moyen Âge chrétien et même au-delà[34].

En contexte chrétien, l’exemple le plus frappant serait le De viris illustribus composé à la fin du 4e siècle par saint Jérôme, puis continué par Gennadius de Marseille au 5e siècle et Isidore de Séville au 6e siècle, avant d’être transmis et réécrit dans des centaines de manuscrits au Moyen Âge[35]. L’objectif de ce catalogue était justement de promouvoir, à l’époque où le christianisme était encore minoritaire, une liste de grands auteurs chrétiens destinée à faire taire ces « chiens enragés contre le Christ[36] » qui se vantaient à l’époque de disposer des plus grands auctores. Copiant et reproduisant allègrement le modèle de saint Jérôme, le Moyen Âge chrétien reprendra aussi les accessus ad auctores, des sortes de manuels scolaires de présentation des grandes oeuvres littéraires, philosophiques et doctrinales où l’on détaille, entre autres, la vie de leurs auteurs[37].

Notons que la biobibliographie est donc un mode de consommation du texte, de même qu’un mode d’organisation éditoriale : une notice biobibliographique pourra être jointe à d’autres dans des manuscrits dont le simple effet visuel de liste créera alors une impression de monumentalité, accentuée par l’usage de lettrines, ou encore d’une encre différente de celle employée pour le texte, introduisant le nom de chaque auteur[38].

La biobibliographie a également une dimension « idéologique », pour ainsi dire, puisqu’elle garantit la conformité d’un auteur individuel avec les vérités doctrinales dont il est censé être l’ambassadeur. Afin de bien comprendre cet aspect de la biobibliographie en tant que mode de présentation et de consommation des textes, citons le contenu d’une des notices proposées par Jérôme dans ses Hommes illustres, dans laquelle la présentation d’un auteur acquiert un caractère hagiographique, ses écrits étant présentés comme de véritables reliques :

En effet, si c’est un bonheur que d’avoir une lettre d’un martyr, que doit-ce être d’avoir tant de milliers de lignes, qu’il me semble avoir tracées avec son sang ! Il écrivit, avant Eusébius de Césarée, une Apologie d’Origènes, et souffrit le martyre à Césarée en Palestine, pendant la persécution de Maximinus[39].

Ces quelques lignes sont imprégnées d’un rapport tout chrétien, car sanglant et sacrificiel, au corps de l’auteur traversé par la grâce, changé en une écriture digne d’adoration. Elles témoignent efficacement de la contiguïté entre confiance en l’auctor et foi dans le Dieu dont cet auctor est l’ambassadeur, ainsi que du rôle de la biobibliographie dans la mise en place du lien entre l’auteur et le type de vérité qu’il incarne dans sa vie et sa chair.

Grâce à ces remarques sur la théorie et la pratique de l’auctor léguées par l’Antiquité au Moyen Âge, on comprendra mieux, désormais, la véritable originalité de l’invention, ou plutôt de la réinvention, de l’auteur dans le contexte de la jeune littérature en langue française à partir des 12e et13e siècles, grâce à une adaptation critique — méfiante, même — de la biobibliographie.

Il ressortira que les modalités de cette adaptation sont en partie liées au contexte littéraire et culturel qui entoure l’avènement du français dans les livres et qui justifie qu’on se focalise sur l’auteur de langue d’oïl uniquement, au-delà des impératifs liés au cloisonnement linguistique et disciplinaire moderne. Une étude plus vaste montrerait cependant les complexités des adaptations de l’auctor dans les autres langues vernaculaires qui s’invitent dans la culture manuscrite de l’époque, à commencer par l’occitan[40]. Elle intégrerait également de façon systématique la diversité des pratiques autour des notions d’auteur et d’auctor que la culture d’expression latine médiévale offre à la même époque[41]. Tout en prenant en compte ce contexte plus vaste autant que faire se peut, nous suggérerons une certaine forme de « particularisme français » dans le traitement critique du lien entre auteur et confiance.

L’avènement de l’auctor français : malléabilité, fiabilité et faillibilité livresques

Avant d’évoquer les remaniements français de la biobibliographie et de l’auctor, du lien de confiance qu’ils construisent ensemble dans la matérialité du livre, abordons brièvement la question de la médialité de la foi en l’auteur français au moment de son invention par une voie légèrement distincte, quoique reliée à notre propos. Celle-ci consiste à appréhender l’auteur médiéval français en tant que marque de fabrique, c’est-à-dire comme étiquette classificatoire servant à garantir — très ponctuellement, il faut le préciser d’emblée — le bon fonctionnement d’une chaîne de production livresque commerciale qui connaît à l’époque une importante croissance, couplée à un changement significatif de public.

La naissance de l’auteur français et celle de la littérature française tout court, autrement dit l’irruption du français dans la culture écrite, coïncident chronologiquement avec l’augmentation brutale de la demande en livres, alimentée entre autres par les élites principalement aristocratiques, non cléricales, peu ou pas latinisées et désireuses de s’inscrire, elles ainsi que leur langue vernaculaire et leur culture, dans l’univers prestigieux des livres. Cet essor culturel des princes et princesses d’expression vernaculaire est aussi contemporain de celui des universités et des villes, qui, même si on a pu exagérer le phénomène, ont un impact profond sur la quantité de livres produits à partir du début du 13e siècle ainsi que sur le type de production observable. Ainsi, outre l’irruption — très relative, il faut le rappeler — des langues vernaculaires dans les livres, on observe au sein même de la latinité une diversification des oeuvres et une ouverture à une production littéraire plus contemporaine[42].

À cette ouverture de la culture livresque à de nouvelles langues et à de nouvelles oeuvres correspond aussi, historiquement, une nouvelle répartition des centres de production livresque. Il semble ainsi que l’on passe d’une confection majoritairement concentrée dans les grands centres abbatiaux du haut Moyen Âge (Saint-Gall, Saint-Martial de Limoges, etc.) à une diversification de la chaîne d’assemblage, notamment autour d’ateliers urbains dirigés par des maîtres d’oeuvre assurant le lien entre la clientèle fortunée, capable de s’offrir des objets de grand luxe, et les artisans du livre. Or, l’aspect sérialisé et compartimenté de cette production doit nous inviter à repenser le fonctionnement de la notion d’auteur, moins, là encore, comme l’expression d’une individualité variablement sincère et souveraine que comme un rouage de cette chaîne d’assemblage du livre commercial. On aime certes citer les rares exemples d’auteurs-éditeurs investis dans la chaîne de production de leurs oeuvres, dont ils étaient les scripteurs. Parmi les cas les plus sûrs, on connaît, pour la fin du Moyen Âge, Pétrarque et surtout Christine de Pizan, femme exceptionnelle à tous les égards qui, suivant des impératifs à la fois symboliques et économiques, est devenue la copiste, l’éditrice et la promotrice de son oeuvre poétique auprès des grands du royaume de France et du duché de Bourgogne[43]. Mais au Moyen Âge central, cela ne constitue en aucun cas la norme, surtout dans le cas de la littérature française.

En fait, le lien entre les auteurs vernaculaires « de chair et de sang », leurs textes et la mise en circulation de ceux-ci au sein du commerce livresque laïc demeure diffus et distendu. Pour l’oeil moderne, l’auteur français n’est avant tout qu’un nom, souvent détaché de toute référentialité, et dont la consistance se mesure à l’insistance avec laquelle le texte et le paratexte des oeuvres littéraires le reconduisent.

Un regard plus détaillé sur les manifestations de la figure de l’auteur dans les livres en français permet aussi de constater sa malléabilité au regard des impératifs de la production marchande. L’illustration la plus évidente de ce cas prend la forme de recueils qui ne se contentent pas de renfermer une seule oeuvre, mais qui rassemblent plutôt des textes en collections consacrées à un auteur unique. Au sein de la production manuscrite du Moyen Âge central, nos recherches nous ont permis de recenser une vingtaine de livres de cette sorte, qui mettent en série une sélection, voire la totalité des oeuvres d’un ou deux poètes[44].

Or, plusieurs de ces recueils ont la particularité d’être consacrés à un même auteur, de sorte qu’une figure auctoriale réapparaîtra d’un manuscrit à l’autre, combinée ou non à un second auteur. C’est le cas, particulièrement intéressant, de Baudouin de Condé, dont on retrouve les oeuvres dans six manuscrits différents, systématiquement réarrangées, voire rebaptisées selon ce qui semble être les goûts de la clientèle[45]. En mettant côte à côte les différents recueils de ce Baudouin, on remarque en effet que ses courts poèmes ont été conçus comme des blocs qu’on disposait dans un ordre plus ou moins variable, puis qu’on associait à une autre figure d’auteur, souvent un peu moins connue. La visibilité du nom de l’auteur en est, la plupart du temps, sauvegardée : les poèmes de Baudouin contiennent généralement une « signature » en leur fin, de sorte que la promotion du nom de l’auteur est conservée d’un manuscrit à l’autre, peu importe l’ordre des pièces. Les éditeurs peuvent en outre choisir d’ajouter du paratexte pour encadrer la collection auctoriale et la promouvoir comme l’oeuvre de Baudouin, tout comme ils peuvent décider de l’effacer à l’occasion, en fonction d’impératifs au sujet desquels nous ne pouvons désormais que spéculer.

Ces observations sur Baudouin de Condé donnent tout d’abord à voir très concrètement l’imbrication du nom de l’auteur au sein d’une industrie bien huilée, où la production littéraire d’un poète se prête fort bien à un clientélisme éditorial. Ensuite, le cas de Baudouin intéresse aussi du fait qu’il démontre le statut de marque de cet auteur, dont on se plaît apparemment à placer les oeuvres dans des recueils où son nom sert de caution aux collections de diffusion moindre d’auteurs « secondaires » au regard du nombre de copies dans lesquelles leur oeuvre a été conservée sous la forme de collections auctoriales : Rutebeuf, Jacques de Baisieux, Adenet le Roi. Mais l’exemple le plus flagrant de cet usage de caution commerciale provient d’un poète que les livres ne cessent de nous présenter, d’une manière ou d’une autre, comme le fils de Baudouin, à savoir Jean de Condé. Si les manuscrits contenant des collections auctoriales de Baudouin sont au nombre de six, deux de ces recueils renferment également la poésie de Jean de Condé. Un des recueils, le manuscrit 3524 de la Bibliothèque de l’Arsenal, présente ce Jean comme le fils de Baudouin, dans un petit texte de transition situé au folio 51 recto[46], tandis que le second, le manuscrit BnF fr. 1446, est un recueil qu’on a progressivement construit au fil des ans et auquel on a ajouté progressivement la poésie de Jean, sans doute au fur et à mesure qu’elle s’écrivait ou qu’elle était rendue disponible sur le « marché ». Dans un troisième cas de figure, la poésie de Jean est conservée seule dans un recueil, sans celle de Baudouin. Mais un texte, intitulé le Dit du lévrier, s’assure alors de mettre en valeur le lien filial entre les deux figures, confirmant dès lors que Jean fonde sa notoriété sur celle de son père présumé, garantissant une fois de plus un savoir-faire et un savoir-dire qui leur seraient communs[47].

L’exemple de Baudouin illustre que des auteurs français ont pu servir, à l’occasion, de sceau de qualité pouvant peut-être rassurer une clientèle avide de produits livresques de luxe. L’image sigillaire n’est d’ailleurs pas qu’une métaphore : Ursula Peters remarque en effet que certaines figures auctoriales issues de l’univers aristocratique, comme le trouvère et le comte Thibaut de Champagne, ont vu leur oeuvre, telle que transmise dans les manuscrits, précédée par des enluminures reprenant quasiment à l’identique la morphologie du sceau véritable des comtes champenois au 13e siècle[48]. Dans ce cas précis, l’autorité de l’auteur se voit consolidée par les mécanismes d’authentification et de légitimation issus du monde juridique féodal.

Ces diverses manifestations médiatiques de la mise en place d’un lien commercial de confiance entre la fonction auteur et cette nouvelle clientèle aristocratique d’expression française méritent notre attention. Cependant, on ne doit pas exagérer leur ampleur : bien souvent, le nom d’auteur français n’est pas un sceau de qualité. Bien au contraire, dans les rares cas où il se manifeste, il constitue plutôt une figure ambiguë qui n’inspire non pas la confiance, mais bien la méfiance. En effet, à l’exception de quelques figures d’auteurs qui s’imposeront comme des points de ralliement autour de « best-sellers » médiévaux (Jean de Meun et le Reclus de Molliens, en premier lieu[49]), le concept même d’un auctor à la française peine à s’imposer dans les livres, du moins lors de cette période que l’on appelle Moyen Âge central.

Un fait notable dénote l’ampleur du malaise : à une époque où les auctores sont censés charpenter, par le bon usage, le fonctionnement et les conditions d’accès à la grammatica, force est de constater qu’il n’existe pas de traité grammatical véritable consacrant des « grands auteurs » français et illustrant la capacité du français à accéder aux vérités de la grammaire universelle.

Le problème n’est pourtant pas exclusivement lié au statut de langue vernaculaire « folle » qui aurait un complexe d’infériorité face à la langue latine, « sage » et institutionnalisée[50]. Dès le 12e siècle, les poètes et poétesses de langue d’oc que sont les troubadours et les trobairitz sont bel et bien cités comme des auctores illustres dans des traités grammaticaux qui reprennent le mode d’exposition et d’analyse de la langue latine[51]. En outre, au même moment où fleurissent ces grammaires de langue d’oc, de vastes ouvrages biobibliographiques semblables au De viris illustribus de Jérôme compilent l’oeuvre et racontent la vie des grands troubadours, contribuant à leur métamorphose en auctores[52].

Comparativement, le français et ses auteurs ne produisent pas le même consensus. Peut-être est-ce dû au fait que cette langue encore jeune, alors baptisée « roman », est le terrain de jeu de prédilection de genres littéraires, à commencer par le roman (le genre), mais aussi le fabliau, rapidement reconnus pour le rapport duplice qu’ils entretiennent avec la vérité, de même qu’avec les sources livresques et les auctores qui en garantissent la crédibilité et l’authenticité[53]. Tandis qu’un véritable vacuum se crée autour des traités grammaticographiques et d’ouvrages biobibliographiques de type De viris illustribus inexistants en langue française, la notion d’auteur reste cantonnée aux marges de la production manuscrite de cet idiome[54].

Notons que cela semble constituer un point d’originalité par rapport à d’autres idiomes, à commencer par le latin. Certes, on observe dans la production médiolatine — littéraire et même notariale-documentaire — du Moyen Âge central un renouvellement foisonnant de pratiques et de questionnements autour de la définition classique de l’auctor et de l’autorité. Outre l’ouverture de la production livresque à certains auteurs des 12e et 13e siècles[55], des auteurs comme Gautier Map s’insurgent contre la vénération servile des anciens auctores[56]. De même, l’avènement des ordres mendiants (dominicains et franciscains), d’une part, et celui des universités et de l’aristotélisme, d’autre part, engendrent une redéfinition majeure de l’étude institutionnelle des anciens auctores et de la grammatica, soit au profit d’un refaçonnement, voire d’un délaissement de la notion d’auteur, soit en faveur d’une réappropriation du titre d’auctor par des maîtres « modernes »[57]. Toutefois, ce phénomène ne se produit pas sans rencontrer des résistances de la part d’une tradition « grammaticale » et « auctoriale » qui se maintiendra d’ailleurs dans les institutions tout au long du Moyen Âge, malgré les vents contraires.

Comparativement, dans la jeune littérature française, il n’y a tout simplement pas une telle tradition. En français, lors des rares moments où l’auteur se manifeste, il arrive souvent que cela se fasse au prix d’une subversion — d’inspiration vraisemblablement romanesque — des codes qui servaient traditionnellement à construire l’auctor et que nous avons rassemblés sous l’étiquette de biobibliographie. Cette subversion, il convient de le rappeler, est le fait de l’ensemble de la chaîne de production manuscrite : les personnes ayant composé les textes peuplant les livres, certes, mais aussi, selon des échelles de responsabilité variables, les artisans qui en assurent la transmission, l’illustration ainsi que la disposition malléable au sein des recueils, comme nous l’avons déjà suggéré avec le cas des manuscrits de Baudouin de Condé.

On observe ce genre d’effort éditorial concerté pour construire, tout en la détruisant, la figure de l’auteur dans l’un des grands monuments littéraires du Moyen Âge, à savoir un manuscrit qui a transcrit et mis en valeur avec soin les oeuvres d’un poète que l’époque moderne a réhabilité en raison de son esthétique prétendument subjective, personnelle, ou encore autobiographique : Rutebeuf. Ce « pauvre Rutebeuf » chanté par Léo Ferré a été présenté comme l’ancêtre de François Villon, de Verlaine et des « poètes maudits[58] ». Il est également perçu comme le lointain pionnier de cette esthétique fondée sur les « confidences anecdotiques » d’un « moi » substantivé, qui triomphera au 19e siècle au point de s’ériger en pilier de la modernité esthétique et épistémologique[59]. Avant cette réhabilitation moderne, on peut observer que la liste quasi complète de ses poèmes était déjà consignée dans un manuscrit de la fin du 13e siècle, conservé à la BNF sous la cote fr. 837[60], qui signale très clairement sa démarche : les poèmes de l’auteur sont introduits par un petit texte, Ci conmencent li dit Rustebuef (fol. 283v), avant de se conclure sur une formule semblable : Expliciunt tuit li dit Rustebuef (fol. 332v). À ce geste ostensible du copiste, ou plus vraisemblablement du maître d’oeuvre qui lui a commandé l’opération de transcription, il faut ajouter les 29 mentions du nom de l’auteur réparties dans le corps de la collection.

Mais cet effort indéniable de mise en valeur du nom et de la figure de Rutebeuf est accompagné d’un travail tout aussi spectaculaire de sape, observable à la fois dans la collection consacrée à l’auteur que dans le reste du manuscrit, dont on précisera qu’il ne contient pas que les oeuvres du poète. D’abord, le positionnement de la collection auctoriale est plus qu’étrange, puisque cette dernière n’ouvre pas le livre, se plaçant plutôt dans un non-lieu éditorial qui n’est ni même le coeur ni la fin de l’ouvrage. Les éditeurs malicieux semblent même s’être amusés à transcrire, juste après le dernier poème de Rutebeuf, un texte dont le titre résonne presque comme un jugement de valeur sur les qualités esthétiques de l’auteur : De la crote.

Les concepteurs du manuscrit 837 semblent s’être plu à jouer ainsi de la mise en dialogue des textes et des notions avec lesquelles ils composaient, puisqu’ils ont décidé de transcrire, au sein même d’un livre qui bâtissait l’une des rares figures d’auctor de langue française, un texte qui ne propose rien de moins que la destruction amusée et érudite des auctores issus du cursus scolastique de l’époque. La Bataille des .vii. ars, transcrite aux folios 135r–137v, met en effet en scène le combat allégorique opposant les auctores, défenseurs d’une Grammaire personnifiée pour l’occasion, aux philosophes qui, tels Aristote et Socrate, défendent à coup de sophismes la jeune Logique, emblème de l’esprit des universités qui naissent justement au 13e siècle[61]. Si le texte semble prendre parti pour les illustres auteurs et pour dame Grammaire, il ne leur reproche pas moins leurs failles, et notamment leur penchant pour le mensonge et l’affabulation, de sorte qu’aucune figure auctoriale ne sort indemne de cette bataille qui finit en hécatombe.

Ce même penchant pour le mensonge sera d’ailleurs souligné par Rutebeuf lui-même dans ses quelques textes dits « autobiographiques », mais aussi dans les vies de saints où il s’efforcera de rappeler, au moment même où il démultiplie les jeux sonores sur son propre nom au point de parasiter son propre discours, les dangers de sa parole mensongère et imparfaite au regard de la sainteté des femmes, Élisabeth et sainte Marie l’Égyptienne, dont il raconte la vie et les oeuvres, en lointain héritier du biobibliographe saint Jérôme :

Preneiz garde qui la rima.

Rustebués, qui rudement oevre,

Qui rudement fait la rude oevre,

Qu’assez en sa rudece ment,

Rima la rime rudement.

Quar por nule riens ne croiroie

Que bués ne feïst rude roie,

Tant i meïst l’en grant estude[62].

Ce que l’on remarque dans le manuscrit 837, c’est donc un penchant pour la critique indifférenciée des auteurs, que ceux-ci soient auctores antiques et prestigieux ou simples auteurs français. Même si cette critique semble particulièrement adaptée à la « langue du roman », dénuée de grammaire et pauvre en auteurs à l’époque, il ne s’agit donc pas d’une simple querelle des anciens et des modernes, du français et du latin, mais plutôt d’une mise en garde généralisée contre une confiance aveugle en la parole de tout auteur humain, quel qu’il soit.

Cette lecture que nous avançons, et qui est loin d’aller de soi, se trouve confirmée, car démultipliée dans d’autres manuscrits français de la même époque, qui bâtissent méticuleusement des figures auctoriales tout en incluant des mises en garde des éditeurs, mais aussi des auteurs eux-mêmes, sur le caractère mensonger de leur discours, et sur la nature pécheresse de leur vie et de leur activité littéraire, au sein de textes de type « autobiographique » qui remplacent donc sur un mode autocritique les mécanismes monumentalisants de la biobibliographie auctoriale.

Parmi ces poèmes, on compte notamment La repentance Rutebeuf, conservée à la fin de la collection auctoriale du poète dans le manuscrit 837, mais aussi les Vers de la mort d’Adam de la Halle, eux aussi conservés en fin de collection dans les oeuvres complètes du poète transcrites dans le manuscrit BNF fr. 25566[63]. Outre ces exemples légèrement plus célèbres, on peut également citer Le besant Dieu, de Guillaume le Clerc de Normandie[64], la Confession Watriquet, de Watriquet de Couvin[65], ou encore l’Ave Maria de Jacques de Baisieux[66], pièces confessionnelles et autocritiques qui intègrent toutes des collections auctoriales consacrées à leurs auteurs respectifs.

La critique (ou l’autocritique) n’est d’ailleurs pas toujours grave et solennelle. Plusieurs des manuscrits auctoriaux français mettent en lumière avec humour et ironie l’incapacité des poètes mis à l’honneur à incarner l’auctoritas et à devenir des auctores dignes de foi. Dans l’un des manuscrits consacrés au poète du début du 14e siècle Watriquet de Couvin, le codex Paris, Bibliothèque de l’Arsenal 3525, la figure de sage précepteur des grands du royaume de France est mise en péril par un fabliau de type autobiographique où l’auteur est mis en scène dans un bordel, explorant les potentialités de l’équivoque sexuelle avec trois « chanoinesses[67] ».

Dans une même logique, le manuscrit BnF fr. 25566, qui met en valeur avec insistance l’identité auctoriale du trouvère arrageois Adam de la Halle (dont il répète le nom plus de cent fois), contient un texte biobibliographique, le Jeu du pèlerin[68], dont on a souvent dit qu’il ressemblait aux biobibliographies occitanes[69] et au sujet duquel il semble être admis qu’il participe à la consolidation de l’autorité du trouvère. Certes, le personnage principal de cette pièce de théâtre, le sage pèlerin, vante bel et bien les mérites de la poésie et des qualités morales d’Adam :

De maistre Adan, le clerc d’onneur,

Le joli, le largue donneur,

Qui ert de toutes vertus plains.

De tout le mont doit estre plains,

Car mainte bele grace avoit,

Et seur tous biau diter savoit

Et s’estoit parfais en chanter[70].

Mais ce premier « biobibliographe » voit sa parole contestée par les personnages mêmes des oeuvres du trouvère, qui ont une opinion tout autre de l’aura de leur auteur, et d’une de ses chansons que l’on soumet à leur critique :

Ele est l’estronc de vostre mere.

Doit on tele canchon prisier ?

Par le cul Dieu, j’en apris ier

Une qui en vaut les quarante[71].

Dans ce cas précis, où résonne une même scatophilie carnavalesque propre au « bas corporel » bakhtinien[72] que dans le Dit de la crote qui concluait la collection de Rutebeuf du manuscrit BnF fr. 837, le discours biobibliographique mélioratif censé entériner le lien de confiance entre un auteur et son public se voit parasiter par le contenu de l’oeuvre poétique de l’auteur, sapant dès lors le processus de monumentalisation livresque.

L’auteur du mal : confession et crise de la foi ?

Il faut cependant comprendre que, bien que les auteurs et les manuscrits qui les mettent à l’honneur soulignent ainsi les failles dans la crédibilité des auteurs français aussi bien que des auctores anciens, cela ne se fait pas selon les principes d’un anachronique « nihilisme », ironique et détaché. Le dessein de ces stratégies textuelles et paratextuelles ambiguës n’est pas d’inciter le lectorat à renoncer tout bonnement à la vérité, à la morale, et encore moins à la foi en un Dieu censé servir de source et de socle aux rapports de confiance entre les créatures, entre les auctores et la communauté des lecteurs auditeurs.

Concluons par l’hypothèse suivante, qui n’est pas éloignée de celle récemment suggérée par Gisèle Sapiro sur la « responsabilité de l’écrivain[73] » : il s’agit peut-être plutôt, pour ces auteurs et ces éditeurs, de rappeler les limites, les responsabilités et la liberté des auteurs humains au regard d’une toute-puissance divine variablement tolérable, variablement lisible pour le public médiéval. En effet, il est une occurrence du substantif auctor que les spécialistes évoquent peu, et que l’on trouve notamment au début du Traité du libre arbitre de saint Augustin sous la forme d’une demande faite à l’évêque d’Hippone : « Dis-moi, je te prie, si Dieu n’est pas l’auteur du mal[74]. » La réponse d’Augustin se doit de sauvegarder la toute-puissance de Dieu tout en ne lui imputant pas l’« auteurité » d’un mal qui est une privation du bien et qui ne peut donc avoir été créé : « ce n’est pas une personne unique [non est unus aliquis est], mais chaque méchant est l’auteur de ses méfaits [quisque malus sui malefacti auctor est][75] ». Cet équilibre délicat entre un Dieu qui, au nom de sa puissance, autorise la liberté individuelle et donc la capacité à faire le mal, à être l’auteur de ses péchés, ce que Leibniz nommera plus tard « théodicée[76] », constitue selon nous la pièce ultime — évidente, peut-être, mais néanmoins essentielle — de la théorie médiévale de l’auteur mise en valeur dans la jeune littérature française, notamment. Rappelons aussi que les manuscrits d’auteurs français sont constitués à une époque où, à la suite du quatrième concile du Latran (1215), le dogme de la confession annuelle individuelle change en obligation institutionnelle le geste d’une introspection personnelle sur sa nature de pécheur[77], mais aussi, paradoxalement, à une époque où certaines interprétations d’Aristote à l’université semblent mettre en péril la notion de liberté humaine, l’économie de punitions et de récompenses morales qu’elle implique, voire le pouvoir de Dieu qui en autoriserait l’existence[78]. Dans un tel contexte, on s’étonnera moins du fait que la redéfinition de l’auteur au Moyen Âge, et plus particulièrement dans cette langue romanesque et sans grammaire qu’était le français, se soit faite davantage autour des notions de méfiance, de mensonge et de péché humains, et peut-être moins autour d’une autorité « positive » réservée au seul Dieu. La formulation du poète Adam de la Halle, à la fin de la collection auctoriale qui lui est consacrée dans le manuscrit BNF fr. 25566, peut alors servir de résumé au positionnement délicat de la figure de l’auteur, oscillant entre le constat de l’opacité du monde des hommes, comparée à cette surface illisible qu’est l’écorce d’une noix, et la foi inquiète en une vérité divine difficilement atteignable ici-bas :

On de doit pas selonc l’escaille

Jugier li quels noiaus vaut mieux.

On cuide que fisique [médecine] i vaille,

Mais c’est tout trufe et devinaille :

Nus n’est fisiciens [médecin] fors Dieux[79].