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Bates Motel[1] (Anthony Cipriano, Carlton Cuse et Kerry Ehrin, 2013–2017) est un préquel[2] du film Psycho d’Alfred Hitchcock (1960)[3], un thriller[4] adapté du roman éponyme de l’écrivain américain Robert Bloch[5]. Dans le film d’Hitchcock, Norman Bates (Anthony Perkins) est l’un des antagonistes parmi les plus célèbres de l’histoire du cinéma étatsunien[6]. La série Bates Motel revient sur l’enfance et l’adolescence de Norman Bates, évoquées dans le livre et le film, mais cette fois selon le point de vue de Norman (Freddie Highmore) et de sa mère Norma (Vera Farmiga). Norman, aux prises avec des problèmes psychologiques, est présenté comme un adolescent sensible en quête de repères; Norma incarne une mère monoparentale protectrice. Tous deux sont violents parce qu’ils répondent à des agressions extérieures. Par exemple, Norma est agressée sexuellement par l’ancien propriétaire du motel dès le premier épisode (S1E01)[7]. La focalisation sur les nombreuses difficultés traversées par le duo mère-fils est de nature à créer chez le public un sentiment d’empathie à leur égard. La série procède donc à une réinterprétation des personnages inspirés des oeuvres précédentes (roman et film) bien qu’elle s’en détache sur plusieurs points.

Parmi ces modifications, notons l’ancrage de la diégèse dans un contexte résolument contemporain : Norman vit en 2013 et possède un téléphone cellulaire; Norma conçoit un site internet promotionnel pour le motel. Paradoxalement, Bates Motel fait de la nostalgie un des fondements de cette réactualisation. Alors que le roman pose un regard péjoratif sur la période historique précédant les événements, l’ensemble de la série déploie une esthétique rétro révélatrice et assumée en adéquation avec l’évolution psychique de Norman. En effet, sa nostalgie n’est pas une simple régression ou un refus du monde actuel. Elle entraîne, dans son esprit, et parfois matériellement, une recréation du monde par laquelle se manifeste non seulement sa maladie mentale, mais également son potentiel de résilience et sa combativité face au chaos qui menace de submerger sa vie. Norman n’arrive pas à s’accorder au présent.

Ce fait devient particulièrement probant à la mort de Norma, puisque, conformément aux grandes lignes de l’histoire du personnage établies depuis le roman de Bloch, Norman tue sa mère à la fin de la quatrième saison et travaille, dans la cinquième, à recréer cet « avant » relié à l’enfance perdue à jamais. Nous verrons, dans Bates Motel, que la nostalgie n’est plus simplement la recherche d’un quand ou d’un ailleurs idyllique appartenant à une époque révolue; « [elle] est désormais envisagée comme une expérience du décentrement, une langueur créatrice qui dépasse amplement l’idée d’une régression […][8] ». Les souvenirs de Norman ne sont donc pas uniquement de l’ordre du blocage émotionnel ou de la réminiscence, ils hantent encore le présent, le modifient concrètement.

La première partie de cet article définit la méthodologie et la terminologie adoptées. Dans un deuxième temps, nous verrons que le passé des personnages est présenté, du point de vue de Norman et Norma, sous un jour positif à travers leur adhésion à des codes culturels, vestimentaires et esthétiques qui ne leur sont pas contemporains. Il y a là une première dérogation au roman et au film, car cet amour des personnages pour l’ancien, le passé de mode, ne s’y trouvait pas. Dans un troisième temps, nous observerons que ce passé, tel que le voient Norman et Norma, a priori idyllique, dissimule une réalité diégétique plus sombre; la nostalgie restaurative[9] rassurante est contrecarrée par l’utilisation de motifs gothiques inquiétants révélant la noirceur de l’histoire américaine et du vécu des personnages. Le récit, dans la série, devient cette histoire de fantôme dont parle Laufner dans sa préface à Deuil et mélancolie[10] (Freud, 2011); Norman est hanté par sa mère aussi bien que la communauté dans laquelle il vit l’est par la violence. Enfin, la quatrième partie s’intéresse à la manière dont Norman parvient à transformer la nostalgie en acte créateur ambigu. Cette ambiguïté est constitutive de la pratique de la taxidermie. En outre, l’impossibilité de faire son deuil l’amène à modifier le présent selon ses propres désirs. La nostalgie dépeinte dans Bates Motel oscille alors entre différents pôles et n’est sûrement pas pour rien dans le suspense entretenu par la série.

Méthodologie et terminologie

Notre méthodologie se fonde sur une approche intrinsèquement intermédiale. L’intermédialité de notre corpus s’inscrit dans le parcours d’adaptation d’une oeuvre à une autre, passant du fait divers (l’histoire d’Edward Theodore Gein[11]) au roman (Psycho de Bloch), transposé en un film (Psycho d’Hitchcock), donnant lieu à son tour à d’autres films, à de nouvelles moutures et à la série télévisée Bates Motel. Elle s’inscrit aussi, l’intermédialité, dans l’environnement médiatique et culturel créé par les auteurs de la série, qui conjugue à la fois cinéma, littérature, beaux-arts, musique, iconographie vintage, etc. Nous concevons l’intermédialité selon sa définition littérale, c’est-à-dire que nous nous intéressons aux différentes relations qui se tissent entre les médias. Selon Rémy Besson, il s’agit « [...] d’être capable d’analyser plusieurs types de médias (les spécificités propres à chacun d’entre eux devant être prises en compte) et de mener une démarche pluridisciplinaire (en effet, pour étudier ces relations plusieurs points de vue sont à adopter)[12] ». Ainsi, notre regard se pose sur l’oeuvre initiale (le roman de Bloch) et celles qui suivent, dont le film d’Hitchcock et la série, qui s’inscrivent dans une suite de modulations qui transforment, considérablement dans le cas de Bates Motel, la trajectoire du récit, ses personnages principaux et l’univers dans lequel ils évoluent. Cette étude s’inscrit dans un projet exploratoire de la série Bates Motel qui vise à poser les premières bases d’une réflexion sur la complexité et la singularité du parcours fragmenté et ouvert d’une série télévisée créée à partir d’un matériel existant dans un autre média et sous une autre forme[13].

Nous nous inspirons également du concept d’activation et de réactivation sélectives mis de l’avant par Marta Boni : « Par activation sélective on entendra le phénomène d’apparition, ou de surbrillance, de certaines composantes, choisies par l’interprétant collectif comme signifiants au sein d’un processus complexe, non limité à la série télévisuelle, mais étendu à la série culturelle représentée par les différentes incarnations médiatiques d’une hyperdiégèse[14]. [l’autrice souligne] » Toutefois, à notre perspective d’analyse comparative s’ajoute une approche circulaire permettant de revenir au texte d’origine pour tisser des correspondances entre le contenu de la série et différentes pratiques culturelles, esthétiques et narratives. Les nombreux appels à d’autres formes d’arts et médias s’inscrivent dans un réseau de représentations visuelles et artistiques qui crée un environnement télévisuel résolument intermédial. Notre approche de Bates Motel, en somme, participe d’une logique rhizomatique nous permettant d’étudier différentes trajectoires narratives et esthétiques : « [...] le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents [...]. Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer sa nature en elle-même et se métamorphoser[15]. » Suivant cette logique de la métamorphose, nous envisageons l’étude de la série dans son ensemble. Nous aborderons donc des scènes qui se déroulent dans différents épisodes et saisons, sans pour autant suivre l’évolution chronologique du récit, cherchant plutôt à pointer certaines associations, relations ou rapports selon les principes de connexions et d’hétérogénéité propres à la logique rhizomatique[16].

Cette approche permettra, par ailleurs, d’appréhender les spécificités de la série en regard de ses modèles. Plus précisément, comprendre comment s’articulent le deuil, la mélancolie et la nostalgie de façon inédite dans cette hyperdiégèse[17] initiée par Robert Bloch, puis mobilisée dans le film d’Hitchcock. Dans Deuil et mélancolie, Sigmund Freud distingue le deuil dit « normal » du deuil pathologique, qu’il désigne parfois sous le nom de « mélancolie », même s’il reconnaît que la mélancolie ne suppose pas nécessairement le trépas de l’objet aimé. Le manque de cet objet aimé, dont la perte entraîne l’état mélancolique, ne fait pas moins, pour Freud, du mélancolique un endeuillé sur le plan symbolique (pour l’amoureux éconduit, l’être aimé devient aussi inaccessible que s’il était mort). Or, si l’endeuillé n’arrive pas à effectuer le travail de deuil par lequel le désir, nommé aussi libido dans la terminologie freudienne, se détache de cet objet perdu, Freud écrit qu’il est « contraint de s’installer dans une psychose hallucinatoire de désir, dans laquelle l’objet est maintenu à toute force[18] ». Le deuil devient dès lors « une histoire de fantôme [...] une expérience possible de la perte de réalité[19] » dans une tentative effrénée de restauration. Dans « Nostalgies à la dérive : perspectives historiques pour instruire une critique », Tristan Paré-Morin rappelle que Svetlana Boym a « établi [une distinction fondamentale] entre deux formes de nostalgie [... Selon elle,] la nostalgie restaurative propose de reconstruire les monuments du passé et de revendiquer sa parfaite unité[20]. [L’autrice souligne] » Cette nostalgie restaurative fait du passé un âge d’or face auquel le présent paraît négatif ou inexistant, ce que l’on retrouve par ailleurs dans la mélancolie du deuil pathologique et que le personnage de Norman pousse à l’excès. Il intègre, en effet, la personnalité de sa mère jusqu’à lui accorder le plein pouvoir sur sa propre personne. Le deuil, chez Norman, s’apparente à une possession et métaphorise un processus de transfert repéré par Freud lui-même, qui écrivait : « Lorsqu’on aime un être aimé, la réaction la plus naturelle est de s’identifier à lui, de le remplacer, si l’on peut dire, du dedans[21]. [nous soulignons] » L’être mélancolique oscille alors entre désir et haine de l’objet aimé menaçant son intégrité, alors même que son lien avec la réalité se fait ténu[22]. À l’opposé de la nostalgie restaurative, la nostalgie réflective, écrit Paré-Morin reprenant les travaux de Boym, « s’attarde sur la mémoire en pleine conscience que le passé désiré est irrécupérable[23] [nous soulignons] », elle s’attache à en remémorer le souvenir sans pour autant s’y perdre. La nostalgie réflective[24] s’apparente, en cela, au détachement de la libido, terminant le travail de deuil normal. Même s’il bascule majoritairement dans la nostalgie restaurative, la lutte intérieure de Norman (que le format du récit sériel permet de suivre dans son évolution) l’amène à tenter de se détacher du souvenir, tout au moins à le sublimer dans la création.

Un passé fantasmé dans Bates Motel

Dans le livre de Bloch, le passé est présenté sous un versant négatif et sombre. À travers les descriptions de la maison des Bates, de la chambre de Norma et de sa garde-robe, ce passé est explicitement associé à la décrépitude et au pourrissement, comme lorsque le personnage de Lila Crane s’introduit chez Norman : « En bas [au rez-de-chaussée], c’était les restes d’un passé ravagé par la pourriture. En haut [au premier étage], tout était saleté et négligence[25]. » De fait, le passage du temps laisse des traces inquiétantes, comme dans la description de la maison, digne d’un roman d’horreur : « La maison était vieille. Sa façade grise était laide à la faible lumière de l’orage qui menaçait. Les marches du perron grincèrent sous ses pas et elle entendit le vent qui agitait les volets des fenêtres[26]. » C’est encore le cas lorsque le passé semble prêt à faire effraction dans le présent des personnages, comme s’il était doué d’une vie propre. Quand Lila découvre la chambre de Norma, Bloch écrit : « Pourtant, à part l’odeur de moisi, on n’avait pas l’impression d’être dans un décor ou dans un musée. Cette chambre était vraiment vivante, comme toute pièce dans laquelle on a vécu longtemps[27]. » Le passé chez Bloch n’est donc pas fantasmatique, mais plutôt effrayant; il semble écraser le monde du livre sous une chape de plomb, jusque dans la ville de Fairvale qui, comme la chambre de Norma, prend des airs de musée inquiétant où l’immobilisme se fait l’allié du crime. Le point de vue de Lila est, à ce titre, révélateur : les gens de la campagne sont lents à réagir (le shérif est à l’église lorsqu’on cambriole une banque). Le fait que les personnages de Mary et de Lila arrivent de la grande ville permet ce point de vue décentré sur un coin de campagne qui, selon Sam, semble bien innocent. On apprend tout de même par lui que les apparences sont trompeuses et que cette ville-musée dissimule des gens à l’histoire personnelle trouble :

C’est curieux, se dit Sam, on est toujours persuadé de tout savoir de la vie de quelqu’un, simplement parce qu’on le voit souvent ou parce qu’on lui est attaché. D’ailleurs, à Fairvale, il en connaissait plein d’exemples. Ainsi ce vieux Thomkins, qui avait été pendant des années directeur des écoles de la ville et pilier du Rotary Club. Il avait abandonné femme et enfants pour une gamine de seize ans. Qui aurait pu imaginer qu’il ferait une chose pareille ? Et qui aurait pu imaginer que Mike Fisher, le plus grand ivrogne et le plus grand joueur du comté, laisserait à sa mort tout son argent à l’Orphelinat presbytérien ? Et Bob Summerfield, son employé ? Il avait fallu plus d’un an à Sam pour découvrir qu’il avait été réformé pour raisons psychiatriques — et pour avoir tenté de fendre le crâne de l’aumônier militaire à coup de crosse[28] !

Dans le film Psycho, le passage du temps revêt également une dimension mortifère. L’aspect terrifiant de la maison (en entretien avec François Truffaut, Hitchcock parle de « gothique californien[29] ») est en adéquation avec les descriptions de Bloch. La découverte de la chambre de Norma par Lila est, là encore, effrayante : la mise en scène rend angoissant le kitsch de cette chambre où les statues d’angelots semblent prêtes à attraper Lila. Le moulage mortuaire des mains de Norma réfère par ailleurs à un rituel funéraire ancestral et affilie une fois de plus l’idée du temps passé à celle de la mort, mais un temps passé qui n’est pas pour autant révolu et qui persisterait dans le présent. À l’aide d’un zoom avant brutal et d’un sursaut de Lila face à son reflet dans le miroir, encore souligné par une coupure au montage, Hitchcock arrive à présenter ces mains comme une menace latente, même s’il s’agit d’un objet inanimé[30]. L’épouvante est, jusque dans l’esthétique des choses, affiliée aux époques précédentes.

En revanche, dans Bates Motel, ce passé est d’abord présenté sous des atours bien différents. Il se voit doté d’un certain charme grâce à la reprise de divers codes vestimentaires et esthétiques vintage. En effet, la série a été réalisée au moment où un certain goût pour le rétro a commencé à s’affirmer dans les séries populaires, à l’exemple de Mad Men (Matthew Weiner, 2007–2015) et Stranger Things (Matt Duffer et Ross Duffer, 2016 – en cours )[31]. Cet esthétisme transparaît dans les costumes et les coiffures, particulièrement chez certains personnages féminins. C’est le cas de Norma, mais aussi de la professeure d’anglais Blair Watson (Keegan Connor Tracy) dans l’intégralité de la saison 1, dont l’élégance surannée tranche avec le look très actuel d’autres jeunes femmes, comme Bradley (Nicola Peltz Beckham) ou Cody (Paloma Kwiatkowski). Les tenues vestimentaires de Norma vivante et de Norma fantasmée par Norman après sa mort, que nous appellerons désormais « Mother », de même que les nombreuses scènes où elle prépare le déjeuner dans la cuisine, renvoient à l’image idéalisée de la ménagère représentée dans les publicités des années 1950 et 1960 (voir la figure 1).

Figure 1

Exemple de publicité des années 1950

© Pixabay / Creative commons / image libre de droit

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La ménagère, figure fantasmatique et rassurante de l’imaginaire nord-américain, renvoie plus largement à une vision historique caricaturale des États-Unis, comme si cette période appartenait à un âge d’or désormais révolu. Après la Seconde Guerre mondiale et grâce à la production de masse, apparaît un profond désir de renouveau dans le monde du design avec le Mid-Century Modern[32]. L’industrie de la mode, en grande effervescence, voit naître le « New Look » (1947) de Christian Dior : une silhouette très féminine cintrée à la taille qui, avec son abondance de tissus extravagants, tranche délibérément avec l’austérité des années de guerre. D’un point de vue narratif, il n’est donc pas anodin que Norman campe « Mother » dans ce style. Norman, à la croisée des chemins depuis le décès de sa mère, tente de cristalliser leur passé pour le projeter dans une vision idyllique à laquelle la mode vestimentaire, inspirée par le « New Look », correspond tout à fait. Le passé historique et culturel vu à travers les yeux des personnages ressort bien de la nostalgie restaurative dont parle Tristan Paré-Morin à la suite de Svetlana Boym.

L’amour de Norma et Norman pour les films et les comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien participe de cette même nostalgie restaurative dans laquelle s’ancre l’image qu’ils se font du parfait bonheur. Lorsqu’ils s’éloignent l’un de l’autre, Norma renoue avec Norman en lui faisant chanter de vieilles chansons qu’elle accompagne au piano. De même, le visionnement de vieux films les réunit dans une forme de nostalgie hollywoodienne. À la suite d'une dispute, Norma propose à Norman de retourner ensemble au cinéma voir Double Indemnity (Billy Wilder, 1944) : une « mother-son date », dit-elle (S2E8)[33]. Norman affirme l’avoir vu une centaine de fois. Néanmoins, ce pan idéalisé de l’histoire cinématographique comporte bien des figures mystérieuses et effrayantes, comme celle de la femme fatale (robe rouge, bustier, jarretelles et coiffure avec des crans), figure à laquelle Bates Motel fait notamment référence dans la scène où Miss Watson se déshabille lentement face au miroir (S1E10)[34]. « Mother » s’incarne aussi sous les traits d’une femme fatale semblable au personnage de Phyllis Dietrichson dans Double Indemnity. Ces figures n’en sont pas moins présentées comme séduisantes, et c’est précisément le désir de Norman pour Blair Watson qui, à l’image de l’intrigue du film noir, provoque son assassinat : « Dans la construction patriarcale du film noir, on pourrait présumer en simplifiant exagérément que leur talent [celui des femmes fatales] peut charmer un homme au point d’induire en lui un comportement autodestructeur[35]. » De même, « Mother », à la fois désirée et honnie par le jeune homme (du point de vue de Norman, c’est une meurtrière), aura des allures de femme fatale[36].

La figure virile du shérif Alex Romero (Nestor Carbonell), que l’on dirait tout droit sortie d’un western (il règle ses comptes aux hors-la-loi qui viennent perturber sa ville à la John Wayne, à grand renfort d’exécutions sommaires[37]), est également ambivalente, tantôt protectrice tantôt inquiétante. Son adjoint, Zack Shelby (Mike Vogel), pousse encore plus loin cette ambiguïté. Figure paternelle de substitution pour Norman, il dirige secrètement un trafic d’esclaves sexuelles. Bates Motel réfère donc à des représentations stéréotypées, mais ne prend pas moins certaines distances. Autrement dit, chaque personnage n’est pas ce qu’il prétend être. De la même manière, la ville dans laquelle se déroule la série, White Pine Bay, une station balnéaire en apparence paisible où tout le monde se connaît, est en réalité le théâtre d’un trafic de drogue au moyen duquel plusieurs habitant·e·s s’enrichissent. La série maximise l’idée, déjà présente dans le livre, d’une ville moins nette que son portrait original : une communauté gangrénée par le mal. Le fait que Twin Peaks[38] (David Lynch et Mark Frost, 1990–2017) soit la référence avouée des créateurs de Bates Motel[39] est révélateur. La série de Lynch et Frost, en plus de proposer une esthétique rétro, est basée sur la déconstruction des apparences et révèle, au sein d’un patelin du Nord-Ouest américain, la violence et l’exploitation sous bien des formes. Dans la manière qu’elle a de reprendre certains codes esthétiques d’un passé historique idéalisé selon les modalités d’une nostalgie restaurative pour ensuite en révéler la corruption[40], la série Twin Peaks est bien la prédécesseure de Bates Motel, où la brutalité semble parfois référer à un versant sombre de l’histoire collective américaine : un corps en flamme est retrouvé pendu à un réverbère sur le port de White Pine Bay (S1E2)[41]. Ce plan rappelle les pratiques de lynchage perpétrées sur les Afro-Américains des débuts de l’esclavage à la fin du 20e siècle, documentées par de nombreuses photographies d’époque[42].

En l’absence de confirmation des créateurs de Bates Motel, ce lien reste hypothétique. Néanmoins, il est pertinent quant à la volonté affirmée de la série de dépeindre un univers d’emblée idyllique, rapidement assombri par la violence et la corruption[43]. L’Amérique idéalisée des années 1950 et 1960 était aussi celle de la ségrégation, de la répression et des mouvements des droits civiques, où on lynchait jusqu’aux enfants[44]. L’utilisation de la chanson phare des années 1950, « Mr. Sandman », interprétée par The Chordettes, symbolise ce point de bascule où le vernis de la culture nord-américaine se fendille pour révéler l’horreur sous-jacente. C’est d’ailleurs sur cette chanson que Norman ouvre les vannes de gaz dans la maison des Bates pour s’enlever la vie, entraînant Norma avec lui dans la mort (S4E10)[45]. Le marchand de sable de la chanson provoque un sommeil définitif : Norman sera toutefois sauvé par Romero alors que Norma dormira, à jamais.

De l’idyllique au gothique

Les références rassurantes au passé cachent cependant une violence larvée qui prend une tournure différente après la mort de Norma. Le souvenir de Norma hante littéralement Norman, puisque « Mother » lui apparaît à la suite du déni de sa mort. Sous l’angle freudien, Norman vit un deuil pathologique. Pour lui, Norma n’est donc pas vraiment décédée; il va même jusqu’à imaginer qu’elle a mis en scène son propre trépas. Il lui arrive toutefois de pressentir que « Mother » n’est pas tout à fait réelle, mais plutôt une création de son esprit. Ce doute fait d’elle un spectre, une figure éthérée et fantastique dans la lignée des interprétations freudiennes selon la définition plus contemporaine proposée par Tzvetan Todorov. Le fantastique réside dans le doute qu’éveille la perception d’un phénomène jugé irrationnel ou impossible :

Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. […] Le fantastique occupe le temps de cette incertitude; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux[46].

Le deuil est bien, dans ce cas-ci, l’expérience possible de la perte de réalité dont parlait Freud. Cette incertitude fantastique est affirmée dès le livre de Bloch. Lila apprend du shérif Chambers qu’Arbogast ne peut avoir aperçu Norma, car elle est morte et enterrée depuis des années : « Je n’arrive pas à le croire, dit Lila. Pourquoi, dans ce cas, Arbogast aurait-il inventé cette histoire sur la mère de Bates ? Vous le lui demanderez la prochaine fois que vous le verrez, répondit le shérif Chambers. Peut-être qu’il a vu son fantôme à la fenêtre[47]. [nous soulignons] » Plus tard, les personnages sains d’esprit du roman en viennent même à douter de leur propre logique, comme Lila dans la chambre de Norma : « Les fantômes n’existent pas, se dit Lila. Elle s’inquiéta soudain d’avoir dû se le répéter. Et pourtant, ici, elle sentait une présence vivante[48]. » Psycho et Bates Motel ne sont pas à proprement parler des récits fantastiques, mais les influences de la littérature et du cinéma fantastiques, particulièrement des romans et films gothiques, sont évidentes.

Dans son article « “ Do You Love Mother, Norman[49] ? ” » (2007), John A. McDermott revient sur deux influences manifestes du livre de Bloch. La première est une nouvelle de William Faulkner, A Rose for Emily[50] (1977), elle-même très ouvertement influencée par la littérature gothique américaine. Emily, le personnage éponyme de la nouvelle, conserve le corps de son prétendant comme Norman conserve celui de sa mère[51]. La seconde est le roman Payton Place[52], qui narre l’histoire d’une petite ville de la Nouvelle-Angleterre, et dont certaines parties sont fortement inspirées par les racines de la littérature gothique américaine[53]. Payton Place met en scène un personnage appelé Norman Page, dont la proximité avec le Norman Bates de Bloch est remarquée par McDermott. La tradition gothique imprègne donc successivement le roman Psycho, le film d’Hitchcock, mais aussi la série. Nous le disions dans la première partie, Twin Peaks est une influence majeure de Bates Motel, et Twin Peaks, de l’aveu de David Lynch[54], doit beaucoup à Payton Place, lui-même inspiré par la littérature gothique. Cette filiation est prégnante dans Bates Motel. Au moment de la mort de Norma (S4E10), puis dans le reste de la série, elle devient plus manifeste encore et s’intensifie jusqu’à la fin de la dernière saison. Dans la scène de sa mort, Norma porte une chemise de nuit de type ancien, blanche et très longue. Ce parti pris peut être considéré comme un renvoi explicite à la peinture et au cinéma d’inspiration gothique. Dans le tableau The Nightmare (1781) de Johann Heinrich Füssli[55], peintre romantique britannique que l’on imagine aisément influencé par la littérature fantastique de son époque, une jeune femme endormie est dominée par un démon lui oppressant la poitrine (voir la figure 2). Le titre du tableau sous-entend qu’elle dort, mais la représentation pourrait laisser croire qu’elle est morte. Dans Bates Motel, Norma porte le même type de chemise de nuit et, comme le démon du tableau de Füssli, Romero pèse sur sa poitrine, mais il le fait pour la sauver. Norma, comme la jeune femme du tableau, semble suspendue entre le sommeil et la mort jusqu’à ce que Romero comprenne qu’elle ne respire plus.

Figure 2

Johann Heinrich Füssli, The Nightmare, huile sur toile, 101,6 × 127,7 × 2,1 cm, Detroit Institute of Arts, Détroit, 1781

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Dans la scène du trépas de Norma, la maison est plongée dans le noir. Le teint de son visage est pâle, voire bleuté, ce qui achève de plonger la scène dans une atmosphère horrifique. Ajoutons que le monoxyde de carbone qui tue Norma est lui-même spectral; il est inodore, incolore, bref indétectable par les cinq sens. La mise en scène suggère, au moyen de longs travellings, sa progression lente et sinueuse dans le manoir. La mise en scène de cet élément dramatique majeur de la série, à savoir la mort de Norma, emprunte aux codes esthétiques de la culture des 18e et 19e siècles. Ces emprunts à l’histoire collective ne sont donc plus rassurants, ils sont cauchemardesques et inaugurent le basculement de Norman et de la série en général dans une noirceur croissante que préfigurait déjà l’assassinat de Blair Watson (S1E10). Cependant, et contrairement aux films d’horreur traditionnels, les fantômes ne représentent pas en eux-mêmes une menace dans Bates Motel. En effet, la Norma qui hante et possède Norman, en accord avec les observations de Freud sur le deuil et aussi les codes du cinéma d’horreur, le protège également. Elle représente moins un danger pour lui que pour les autres, comme lorsqu’elle assassine Bradley (S3E10)[56]. « Mother » prend alors possession de Norman (dont le corps est comme un hôte) pour fracasser sur une roche la tête de la jeune femme qui tentait d’emmener son fils loin de White Pine Bay. La hantise permet à Norman d’oublier la culpabilité résultant du fait qu’il a tué la vraie Norma, provoqué involontairement la mort de sa chienne et assassiné des innocent·e·s. Elle le pousse à commettre d’autres crimes, dont certains, à l’inverse du meurtre de Bradley, semblent justifiés (par exemple, « Mother » tue l’assassin engagé par Romero pour exécuter Norman (S5E1)[57]. Dans la psyché complexe de Norman, deux sortes de peur s’articulent : la peur de soi, à laquelle répond la création de « Mother » qui endosse la culpabilité des actes de violence commis physiquement par le jeune homme, et la peur des autres, à qui « Mother » barre la route pour les empêcher d’atteindre son fils.

Cette volonté désespérée de conserver près de soi les êtres aimés disparus, ce déni du deuil, de la finitude de l’existence et de la solitude, trouvent leur pendant matériel, chez Norman, dans la pratique de la taxidermie. Motif par excellence de la nostalgie restaurative puisqu’il s’agit, par des techniques d’embaumement, de conserver indéfiniment ce qui aurait dû être corrompu par le temps, la taxidermie est également un motif type du gothique selon Subarda Mondal : « Taxidermy shares one of the central concerns of the Gothic : its preoccupation with the past, and an attempt at preserving the past through corporeality[58]. » Elle ajoute :

This taxidermic hankering after a body that is whole and in permanent repose betrays an angst that brings it closer to the Gothic. When we speak of the body in relation to the Gothic, we tend to focus on the destructive and the disruptive. We speak of mutilation, desecration and annihilation. However, there is one aspect of the Gothic which usually goes unnoticed—the act of preservation. After all, Gothicism is associated with the past—and what is the past if not a repository of the memories of lost time? Be it an ancestral curse, a ruined mansion, a familial secret, a demented aristocrat, or a decayed body in a closet, the Gothic always preserves[59].

Cet acte de préservation, présent dans le gothique (une malédiction ancestrale, un manoir en ruine, un secret familial), prend néanmoins des atours peu engageants, voire inquiétants. De fait, la taxidermie est elle aussi angoissante, car cette tentative de figer la vie, ironiquement, rappelle la fragilité de l’existence. La vie est instable, mouvante et imparfaite, et toute tentative trop appuyée de la fixer pour la conserver se révèle artificielle et vaine. En d’autres termes, à vouloir rappeler la vie, la taxidermie évoque la mort, comme en conclut Mondal : « The very presence of a unitary stable physical construct mounted in front of us ironically reminds us of its fluid instability[60]. » Malgré la conservation qu’elle induit, la taxidermie nous rappelle notre irrémédiable finitude; elle oscille donc entre nostalgie restaurative et nostalgie réflective, d’où le malaise qu’elle suscite parfois. Hitchcock en semblait bien conscient, dans ses propos sur Psycho, en décrivant la taxidermie sous des aspects négatifs et effrayants :

Les oiseaux empaillés m’ont beaucoup intéressé, comme une espèce de symbole. Naturellement, Perkins s’intéresse aux oiseaux empaillés parce qu’il a lui-même empaillé sa mère. Mais il y a une deuxième signification, par exemple avec le hibou; ces oiseaux appartiennent au domaine de la nuit […]. Sa propre culpabilité se reflète dans le regard de ces oiseaux qui le surveillent et c’est parce qu’il aime la taxidermie que sa propre mère est pleine de paille[61].

Les partis pris d’Hitchcock font donc de la taxidermie une pratique nostalgique lugubre révélatrice de l’antipathie du réalisateur pour Norman. Hitchcock n’a d’ailleurs jamais caché son désintérêt pour les personnages de Psycho[62].

Contrairement à son illustre prédécesseur cinématographique, Bates Motel dresse un portrait plus nuancé et moins sensationnaliste de la taxidermie. Norman y est initié par le père d’Emma, Will Decody (Andrew Howard), à la suite de la mort de Juno (S1E8)[63]. Will empaille la chienne et l’opération apparaît explicitement, dans les propos de Norman, comme le moyen de pallier ses fautes et la mort : il voulait garder Juno près de lui pour qu’elle ne soit plus seule. « I think she was lonely », dit-il au père d’Emma (Olivia Cooke), lorsqu’il parle de son refus de l’enterrer. Dans Bates Motel, la taxidermie est explicitement associée à une résurrection démiurgique puisque Juno, du point de vue de Norman, revient à la vie. La taxidermie a, par conséquent, quelque chose de positif pour le jeune homme. Will Decody défend cette pratique auprès de Norma et, par extension, auprès du public qui, comme elle, trouverait la passion pour la taxidermie inhabituelle ou bizarre. La taxidermie, pour Will, n’est pas lugubre ni funeste. Ses propos lui donnent par ailleurs une dimension artistique : « Once you get pass the blood and the guts of it all, it’s really quite beautiful work, if you’re at all artistic, which I have a feeling you might be. » Cette dimension artistique est une fois de plus induite par la comparaison plutôt éloquente entre les taxidermistes et les poètes : la taxidermie est une activité que peu de gens pratiquent. C’est également le cas de la poésie et, pourtant, la présence des poètes est nécessaire au corps social, dit-il en substance, laissant entendre que les taxidermistes sont non moins précieux. « To create life, if you will », voilà comment Will résume sa pratique, et c’est littéralement ce que fait Norman dans la série lorsqu’il allie la taxidermie (recréation physique) au fantasme (recréation mentale). Grâce à cette alliance, Norman nie le deuil et ramène les morts à la vie. Chez lui, la taxidermie s’inclut dans une démarche globale : refaire le monde à sa mesure pour contrer le chaos, la peur et la perte. Ainsi, la pratique de la taxidermie est plus positive dans la série que dans le film, et le livre répond à un besoin du personnage auquel le public peut s’identifier. 

Réinvestir la nostalgie en acte créateur

Au premier abord, la nostalgie dans Bates Motel pourrait paraître limitée à cette volonté de faire cohabiter une esthétique rétro et un cadre contemporain, comme le fait la série Stranger Things. La série des frères Duffer est imprégnée de nostalgie restaurative dans le sens où elle reprend des codes empruntés à l’esthétique des films des années 1980 et sous-tend la diffusion d’une idéologie dominante, en l’occurrence celle du néolibéralisme de l’ère Reagan, pour ne jamais les remettre en cause[64]. Autrement dit, le passé historique y apparaît comme plus séduisant et rassurant que notre présent, car, passant sous silence la violence de cette époque, Stranger Things dresse le faux portrait d’un âge d’or. Dans Bates Motel, ce n’est pas le cas. En effet, la mise à profit du potentiel mélancolique et mortifère de la nostalgie à travers le thème du deuil, l’utilisation de l’esthétique et de certains motifs gothiques confèrent une dimension réflexive à la série. La nostalgie de Norman dans Bates Motel, si on adopte le point de vue du jeune homme et met de côté les aspects morbides, n’en garde pas moins un certain potentiel créatif. Norman agit, en effet, tel un metteur en scène de sa mère et de lui-même. Le moment du décès de Norma représente pour lui, nous l’avons vu, un point de bascule de la réalité au fantasme : il ne sait plus distinguer le vrai du faux. La « vraie vie », dans laquelle Norma n’est plus, est un cauchemar qu’il efface au profit d’une réalité alternative, inventée de toutes pièces. Le corps de Norma, qu’il exhume après l’enterrement, devient, dans ses mains, un objet inanimé qu’il peut manipuler à sa guise, aussi bien entreposer et conserver, que vêtir et maquiller, pour la mettre en scène et lui faire jouer un rôle. Son cerveau se charge même d’animer cette enveloppe corporelle inerte[65], sans que Norman en soit pleinement conscient, auquel cas l’illusion s’effondrerait[66]. La possession est double. Norma possède Norman, mais Norman possède à son tour Norma corporellement (et le sous-entendu sexuel de cette formulation est bien celui sur lequel repose la série, comme l’évoquait le producteur-scénariste Carlton Cuse[67]). C’est ainsi que, lors d’une discussion sur l’oreiller, Norman explique à « Mother » : « I just had the most horrible dream [...]. I dreamed you died » (S5E10)[68]. « Mother » lui répond que ce n’est pas le cas. Dans cette même séquence, qui se déroule dans le manoir baigné de chauds rayons lumineux, elle lui conseille d’apprendre à se réveiller de tels cauchemars : « It’s all good, honey. It’s just a silly dream. Life is in front of us. [nous soulignons] » Elle ajoute, quelques secondes plus tard : « You just had a bad dream honey. You need to learn how to wake up from them. [nous soulignons] » « To wake up », « Se réveiller », signifiera à partir de ce point de non-retour que Norman devra se plonger plus avant dans le fantasme et imaginer toutes ses interactions avec Norma. Après la mort de Norma, tout le manoir devient ainsi un étrange théâtre dont Norman est le metteur en scène, allant jusqu’à réorganiser le décor en sortant à bout de bras le téléviseur à écran plat de Romero, seul objet résolument moderne qui tranchait avec l’aspect vieillot de la décoration (S4E10). Norman, qui éprouve de la difficulté à parler de sa mère au passé devant les autres, est également irrité par les tentatives de quiconque voudrait s’immiscer dans leur vie. Cela se ressent au salon funéraire, alors que le directeur de l’établissement lui explique que c’est sa propre fille thanatologue qui s’occupera d’embaumer Norma. Le jeune homme est visiblement en colère face à cette annonce qui signifie une certaine perte de contrôle sur le corps de sa mère. Il demande alors à voir son corps, lui chuchotant à l’oreille de lui révéler son « plan », juste avant d’imaginer Norma ouvrir les yeux (S4E10). Éprouvé par l’absence de Norma, Norman exprime à plusieurs reprises qu’il cherche à trouver le sens derrière cette épreuve, comme si sa mère avait mis sur pied un projet bien précis. Étant donné le silence qui règne au manoir, il devra toutefois échafauder seul la suite des choses. Norman plonge alors tout entier dans la nostalgie, non pas pour vivre éternellement dans un souvenir, mais plutôt réparer le futur pour y projeter une vie avec sa mère, une nostalgie qui réunit les deux modèles polarisés relevés par Paré-Morin à la suite de Boym.

Pour le public, c’est la présence de Juno qui indiquera désormais les moments de fantasmagorie. La petite chienne naturalisée apparaît sous les traits d’un animal bien vivant dans la réalité alternative de Norman où la mort est réversible. Par son art, le jeune homme parvient à réparer les erreurs du passé même lorsqu’elles paraissent insurmontables; « pour Norman, la taxidermie est bien plus qu’un passe-temps ou un hobby : il s’agit de l’expression de la souffrance engendrée par sa marginalisation et, plus encore, elle incarne pour le garçon une façon de reprendre le contrôle sur les situations qui lui échappent, aussi graves et irréversibles soient-elles[69] ». Ainsi, selon son gré, Norman parvient à réécrire le passé et à protéger cette réalité fantasmée dans laquelle Norma et lui vivent en vase clos. Cette idée s’accorde à une récente modulation de la signification de la nostalgie qui, non plus considérée comme une « maladie de l’avant », peut désormais être comprise comme une figure double, à la fois retour et détour : elle devient la quête d’un ailleurs qui ne se situe pas forcément derrière, mais peut devenir une promesse quant à ce qu’il y a devant[70].

Norman se convainc que le décès de Norma participe d’une machination destinée à les unir à jamais, à figer leur relation fusionnelle, afin que leur destinée soit préservée de toute tentative de séparation. Ce faisant, la relation entre Norma et Norman devient de plus en plus ambiguë. La possession du fantôme de Norma s’amplifie et se traduit visuellement à l’écran. Aussi, on verra parfois Norman vêtu des habits de sa mère. Leurs esprits fusionnés, le lien de protection mutuelle se renforce. Cette volonté de réécriture de leur vie à deux est à considérer comme un aboutissement ou une corrélation de ce rôle protecteur. Dans la recréation, Norman se protège lui-même du départ de Norma qu’il a causé, mais il endosse également le rôle de protecteur de sa mère : « la méfiance de Norman dans le film à l’égard des étrangers ou de ceux qui s’approchent de sa mère s’explique dans la série télévisée par le fait qu’il a, depuis un très jeune âge, endossé le rôle de protecteur envers elle[71] ». Le travestissement de Norman en Norma prouve son incapacité à prendre soin de lui-même s’il ne convoque pas l’esprit de sa mère. C’est dans son peignoir à elle qu’il parvient à entrer en action pour subvenir à ses besoins. Toutefois, ceci n’est qu’illusion, puisque des plans de caméra dévoilent l’état réel de la maison : les lieux sont en décrépitude et l’entretien qu’il imagine Norma prodiguer est complètement factice. Sans sa mère, Norman ne peut survivre parce que son esprit l’annihile et qu’il ne parvient pas à être autonome. Norman vit, dès lors, sur un temps emprunté.

Conclusion

On remarque que l’équilibre de la série repose sur l’intrication de différentes modalités de la nostalgie. Les deux personnages principaux, Norman et Norma Bates, détonnent dans le contexte contemporain de la série. En effet, ils partagent de vieilles références culturelles, cinématographiques et musicales, et s’habillent (notamment Norma) à la mode des années 1960. Cet amour d’une culture américaine révolue se veut d’abord rassurant. Norma, puis « Mother », la version fantasmée de Norma par Norman, incarnent ainsi le stéréotype de la ménagère et parfois, dans le cas de « Mother », celui de la femme fatale. De même, le shérif de la ville incarne une virilité à la fois rassurante et ambiguë qui n’est pas sans rappeler l’âge d’or des westerns. Le vécu et la psyché de ces personnages s’articulent donc, de prime abord, sur une nostalgie de type rétrograde où le passé apparaît comme moins inquiétant, en tout cas plus séduisant qu’un présent saturé de violence. En effet, les habitants de la paisible ville de White Pine Bay cachent en réalité de lourds secrets. Les personnages masculins, en particulier, s’avèrent majoritairement être des criminels. Nous assistons donc, dans Bates Motel, à une sorte de retour du refoulé : le vernis d’un passé historique idéalisé craque rapidement pour laisser entrevoir un présent sanglant, avant que le déroulé de la série ne montre que cette distinction entre le passé et le présent est en réalité caduque. L’allusion à certains pans sombres de l’histoire américaine, de même que la reprise de motifs et de conventions esthétiques héritées de l’art gothique relativisent fortement l’idée d’un passé idyllique tel que se l'imaginent Norman et Norma. Le véritable tournant a lieu à la mort de Norma. Incapable d’assumer le fait qu’il l’ait assassinée (en essayant de se tuer avec elle), Norman nie la mort de sa mère et la recrée de toutes pièces, en même temps qu’il embaume son corps. En croyant préserver le passé, Norman s’enfonce dans la pathologie mentale alors que la série fait se côtoyer deux types de nostalgie : une nostalgie restaurative, qui est celle de Norman, et selon laquelle le passé est un âge d’or (d’autant qu’il n’arrive jamais à faire son deuil), et une nostalgie davantage réflective, pour reprendre la terminologie de Paré-Morin et Boym, selon laquelle s’accrocher au passé est vain. Le deuil de Norman l’enferme dans une nostalgie mortifère, mais qui n’en revêt pas moins des côtés positifs pour peu que l’on adopte le point de vue du garçon. En effet, Norman recrée mentalement son univers, appuyé par la conservation physique qu’implique sa pratique de la taxidermie. Sans cela, il ne pourrait survivre. À moyen terme, il est d’ailleurs condamné. Il meurt à la fin de la saison 5, puis est inhumé avec Norma. Les voilà réunis pour toujours. La série ajoute à l’hyperdiégèse[72], dont parlait Marta Boni, une fin inédite et définitive, en plus de faire de la nostalgie un des pivots de son esthétique et de sa narration comme ni le livre ni les films ne l’ont fait avant elle.