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The camera is a tool for Idlers (2018) de Lorna Bauer montre des étals de marchands de chaussures itinérants captés en plongée depuis un balcon de l’unité d’habitation Cité radieuse de Le Corbusier, à Marseille (voir la figure 3)[1]. La découpe, qui révèle peu de l’immeuble lui-même, souligne l’existence d’une zone limitrophe, entre la rue et le hall d’entrée, où la présence de ces marchands est peut-être illicite. L’énoncé du titre de l’oeuvre est une traduction vers l’anglais d’une citation de Le Corbusier : « La photographie est un outil de paresse[2]. » L’architecte suisse a nourri toute sa vie une ambivalence à l’égard de l’automatisme de la reproductibilité technique, en lui préférant toujours la précision et la pureté conceptuelle du dessin. Néanmoins, il a utilisé ponctuellement des clichés comme sources de ses esquisses. Lorsque Le Corbusier devait publier par défaut des illustrations issues d’un procédé mécanique (les siennes ou celles des autres), il leur faisait parfois subir des retouches. Selon la théoricienne Beatriz Colomina, ces manipulations au profit de la représentation idéale ont contribué à établir un vocabulaire figé de la documentation de l’architecture[3].
Tandis que The camera is a tool for Idlers positionne l’appareil vers le bas, Untitled (Erickson view # 2) (2020) situe l’objectif en vis-à-vis des parois vitrées de la maison de l’architecte vancouvérois Arthur Erickson, un disciple de Le Corbusier (voir la figure 4). Nous apercevons d’abord les plantes proliférant au premier plan, puis une table à café avec des livres en plan moyen. Une fois notre regard accoutumé à ces surfaces en palimpsestes, la réflexion de l’appareil et une partie du corps de Bauer apparaissent dans le coin supérieur droit. L’artiste s’insère presque par effraction dans ce lieu autrefois hors de portée, devenu semi-public. Comme la Cité radieuse, que l’on peut visiter, mais qui reste habitée, il est possible d’entrer sur le terrain de la demeure d’Erickson, bien qu’un homme célibataire, ami de l’architecte décédé, y réside au moment de la prise d’images[4].
Afin de comprendre la visée de ce geste de Bauer d’intercaler l’intériorité et l’extériorité au point médian de la fenêtre/miroir, il faut convoquer une série réalisée avant que l’artiste ne se penche sur le motif, lui aussi mitoyen, du jardin. Dans Éminence grise # 2 (2011), Bauer a réduit l’interface de la liminalité à un fond noir contre lequel se détache très délicatement son reflet (voir la figure 5). Elle a en fait façonné cette erreur, habituellement expurgée au montage, en plaçant l’appareil devant un pan monochrome. Le cliché a ensuite été parfaitement superposé à la paroi protégeant le subjectile de l’épreuve photographique, afin d’éliminer illusoirement la profondeur de champ. La réflexion du visiteur pouvait s’additionner à celle de Bauer, et entre les deux brillait alors l’absence de l’oeuvre d’un autre artiste qui aurait dû s’y trouver. Dans certaines images, un bout de drapé a été glissé au premier plan en guise d’étalon, pour établir l’échelle dans un rapport 1 = 1 avec le lieu d’exposition (le Musée d’art contemporain de Montréal)[5].
Michel Foucault a donné le miroir comme exemple de l’hétérotopie. Selon lui, la portion d’une pièce augmentée illusoirement par une surface réfléchissante, s’ouvre sur une extériorité ou un futur qui correspond pourtant en tous points à la répétition de données perceptuelles prélevées de l’environnement immédiat : « c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis, puisque je me vois là-bas[6] ». Le jardin figure aussi sous cette rubrique de l’hétérotopie, car matériellement, il rassemble des fragments prélevés dans plusieurs contextes, souvent incompatibles, afin de les mettre en relation. Dans In photographs windows are never covered with curtains (2018), un cliché tiré de la série reproduite au sein de ce numéro d’Intermédialités, Bauer isole un aloès du jardin Sítio, à Rio de Janeiro, conçu par Roberto Burle Marx (voir la figure 6). Le titre de l’oeuvre de Bauer ressasse ironiquement ce discours architectural sur la transparence absolue conférée aux fenêtres, dont le substrat de verre perdrait toute sa consistance, et par laquelle la maison s’ouvrirait complètement au-dehors. Dès les années 1950, Burle Marx a commencé à disséminer des spécimeƒns de la flore de l’Amérique du Sud autour de sa résidence. En 1984, ce territoire a été légué au peuple brésilien, puis en 1995, l’UNESCO a classé l’écosystème au patrimoine mondial[7]. Le jardin et les murs qui le bordent constituent désormais une archive privée « domiciliée »[8]. À l’instar de la plupart des sites que Bauer a photographiés, Sítio est uniquement accessible sur rendez-vous. De plus, en parcourant les lieux, Bauer était accompagnée d’un botaniste qui la suivait pas à pas[9].
Burle Marx est né d’une mère franco-brésilienne et d’un père allemand. Selon ses biographes, il aurait découvert la végétation tropicale pendant les années 1920, lors d’une visite familiale au Jardin botanique de Berlin-Dahlem, qui renfermait des plantes de l’Amazonie[10]. L’hybridité de sa pratique interdisciplinaire s’est ainsi consolidée en intégrant plusieurs transferts culturels, et un imaginaire colonial résiduel. Paradoxalement, tout en rassemblant principalement des espèces locales en tant qu’architecte paysagiste, l’artiste Burle Marx a surtout assimilé les tropes des avant-gardes européennes[11]. La séquence photographique de Bauer intitulée Sítio s’ouvre sur une première image donnant accès à une enceinte chargée de marqueurs de cette « domiciliation » de l’archive : un bureau et un hall. Des vues intermédiaires superposent les courbes biomorphiques des fresques de céramique et des sculptures de Burle Marx aux branches et aux feuilles de palmiers avoisinants, réfléchies sur de grandes fenêtres. Dans les derniers clichés, Bauer a capté des aires sombres en cadrant des portions de toiles qui filtraient subtilement la lumière et protégeaient les plantes les plus fragiles des rayons vifs du soleil. Le virage de la couleur au noir et blanc, préconisé plus tard lors du tirage de certaines épreuves (non reproduites ici), lui a permis d’atteindre le seuil de l’abstraction en neutralisant les différences marquées entre les choses balayées par l’appareil.
L’une de ces aires d’ombres a été nommée par Burle Marx en l’honneur de l’oeuvre de la botaniste et illustratrice britannique Margaret Mee, une amie et proche collaboratrice. Au cours de ses nombreuses expéditions dans la forêt amazonienne entre 1952 et 1988, Mee a étudié la croissance de plusieurs fleurs et plantes que Burle Marx avait collectionnées. Pour évoquer la pratique de Mee en creux, Bauer a laissé de côté la caméra au profit d’autres moyens plastiques. Mee peignait des figures composites d’espèces en observation avec de la gouache, plutôt que de se limiter au montage de documents photographiques[12]. Elle n’a pas exprimé, à l’instar de Le Corbusier, un dédain pour le média, mais son rapport aux outils de description était tout aussi ambivalent. En consultant ses journaux, il est possible de constater qu’un mouvement d’allée et venue entre les modes de représentation est mis en branle[13]. Recensant l’éclosion de la fleur de lune, Mee conjugue les épithètes d’une expérience esthétique avec un lexique technique, sans qu’un registre du langage prenne le pas sur l’autre[14]. La fugitivité des perceptions sensorielles (l’odorat y est mobilisé au début) est sollicitée selon les étapes d’une apparition brève de la fleur et de l’arrivée de l’insecte pollinisateur. La botaniste relate également sa tentative de capter des stases de ces événements sur la feuille de papier en plein air, et non dans la retraite de l’atelier ou du laboratoire. Elle voit d’abord approximativement quelque chose, puis le contenu de cette impression est redirigé vers le tracé d’une ligne ou l’aplat d’une tache de couleur. Dans la sculpture The Hand of Mee and the Moonflower Version 3 (2018), Bauer offre un portrait sans visage de Mee, et retient du journal uniquement le témoignage du passage proprioceptif de l’information visuelle de l’oeil à la main (voir la figure 10). Comme une allégorie de cette chair du monde, l’artiste disperse des formes en verre soufflé sur une structure de plâtre fin. On pourrait assimiler les extrémités de ces objets partiels, sertis dans des gants de boucher, à des doigts ou aux arborescences naissantes de pousses embryonnaires.
L’utilisation de ces tropes, situés entre l’anthropomorphisme et le biomorphisme, rappelle également les métamorphoses des végétaux dans les céramiques et les tableaux de Burle Marx. Celui-ci tentait de contenir entre des murs la prolifération de la flore tropicale au-dehors, tandis que Mee, au contraire, se rapprochait d’un spécimen en maintenant la bonne distance. Bauer a déployé une référence plus directe aux illustrations de Mee en produisant une version tridimensionnelle en bronze d’une gouache de la botaniste représentant la fleur et les feuilles d’une broméliacée. Lors d’une exposition, elle a accroché Bromeliad (Margaret Mee) (2018) à proximité des clichés de la maison de Burle Marx (voir la figure 11). La fleur agissait alors en quelque sorte comme une épigraphe évoquant la trajectoire de Bauer à travers Sítio.
Suivant le même principe, dans sa série sur la demeure d’Arthur Erickson, Bauer a situé des feuilles et des tiges de bambou en bronze près des séquences d’images, aménageant ainsi les places négatives du hors champ du paysage, où se trouve dès lors le visiteur. Ailleurs, elle a conjugué les réceptacles de verre soufflé de The Idlers (2018) aux clichés de la Cité radieuse, en leur conférant aussi la fonction syntaxique de soutenir le vide ou le non vu[15] (voir la figure 12). Ces sculptures viennent infléchir une matière, l’air, qui passe d’abord à travers nos poumons. Les surfaces courbées de ces objets et les parois lisses des fenêtres photographiées par Bauer ont été réalisées en utilisant le même procédé : la transition vitreuse. Le contact de l’air froid avec une substance liquide chaude produit une limite critique, visible ou invisible. Notre expérience du monde se bute à cette omniprésence de l’atmosphère la plupart du temps sans couture. Cependant, dès que nous respirons un nuage toxique, l’espace autour de nous se contracte, puis il n’est plus possible de l’oublier[16].
Faisant face aux représentations de ces parois réfléchissantes qui mettent les jardins en exergue, nous sommes positionnés entre une zone d’inconnu et le lieu d’encerclement de la vie végétale. Toujours dirigées vers les rayons du soleil, les plantes, quant à elles, résistent aux techniques de capture, et tournent le dos à l’archive. Bauer laisse cette contingence de la nature advenir, sans négliger, en retour, de rendre intelligibles les conditions culturelles préexistantes qui nous orientent vers une chose plutôt qu’une autre.
Appendices
Note biographique
Vincent Bonin vit et travaille à Montréal. Avec la conservatrice Catherine J. Morris, il a organisé l’exposition sur la critique américaine Lucy R. Lippard intitulée Materializing “Six Yearsˮ: Lucy R. Lippard and the Emergence of Conceptual Art, présentée au Elizabeth A. Sackler Center for Feminist Art du Brooklyn Museum en 2012–2013 et dont le catalogue a été publié par MIT Press. En 2013–2014, il a commissarié l’exposition en deux volets D’un discours qui ne serait pas du semblant/Actors, Networks, Theories, à la galerie Leonard et Bina Ellen ainsi qu’au centre d’artistes Dazibao, à Montréal, consacrée aux récits de la réception de la « French Theory » dans les milieux anglophones de l’art. La publication afférente à cette exposition a été publiée en 2018. En 2016, il a conçu une exposition autour de l’oeuvre de la philosophe française Catherine Malabou, intitulée Réponse et présentée au Musée d’art contemporain des Laurentides, à Saint-Jérôme. Ses essais ont été publiés, entre autres, par les revues Canadian Art et Fillip ainsi que le Centre André Chastel/Peter Lang, le Musée d’art contemporain de Montréal, la Vancouver Art Gallery et Sternberg Press.
Notes
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[1]
Les travaux de Lorna Bauer peuvent être consultés sur son site Internet à l’adresse suivante : http://www.lornabauer.com (consultation le 19 février 2021)
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[2]
Le Corbusier, Creation is a Patient Search, [1960], trad. James C. Palmes, New York, Frederick A. Praeger, 1960, p. 37, cité dans Beatriz Colomina, « Le Corbusier and Photography », Assemblage, n° 4, octobre 1987, p. 8.
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[3]
Colomina, 1987, p. 6–23; Privacy and Publicity. Modern Architecture as Mass Media, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1994.
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[4]
Cette information est tirée de notes non publiées de l’artiste.
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[5]
Cette série d’oeuvres comprenait d’autres composantes, qui complexifiaient encore plus la question de la délégation dans le protocole de documentation photographique d’oeuvres d’art, en introduisant la variable du marché.
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[6]
Michel Foucault, « Des espaces autres », Dits et Écrits, 1954–1988, tome IV : 1984–1988, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1984, p. 756. Conférence prononcée au Cercle d’études architecturales le 14 mars 1967.
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[7]
« Sítio Roberto Burle Marx », Paris, Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, 2015, https://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/6001/ (consultation le 20 janvier 2021)
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[8]
Cette expression a été utilisée par Jacques Derrida pour discuter de la maison de Freud, devenue un musée. Voir : Jacques Derrida, Mal d’archive : une impression freudienne, [1995], Paris, Galilée, 2008, p. 14.
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[9]
Conversation avec l’artiste, janvier 2020.
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[10]
Voir Luiz Fernando Dias Duarte, « Damascus in Dahlem. Art and Nature in Burle Marx’ Tropical Landscape Design », Vibrant. Virtual Brazilian Anthropology, vol. 8, n° 1, janvier–juin 2011, p 495–509, disponible sur Scielo.br, https://doi.org/10.1590/S1809-43412011000100021 (consultation le 20 février 2021).
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[11]
Sur la production plastique de Burle Marx, voir le catalogue d’exposition Roberto Burle Marx. Brazilian Modernist, Jens Hoffmann et Claudia J. Nahson (dir.), New Haven et London, Yale University Press, 2016.
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[12]
Yota Batsaki, Margaret Mee. Portraits of Plants, Washington D.C., Dumbarton Oaks, 2020, https://www.doaks.org/resources/online-exhibits/margaret-mee-portraits-of-plants/essays-interviews-resources/batsaki-essay (consultation le 20 janvier 2021). Ce site accompagne une exposition consacrée aux illustrations de Margaret Mee, qui a été organisée par Yota Batsaki et Anatole Tchikine au Dumbarton Oaks, Washington D. C, du 24 mars au 23 août 2020.
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[13]
Margaret Mee, Margaret Mee’s Amazon. Diaries of an Artist Explorer, [1988], Woodbridge, Antique Collectors’ Club, 2004.
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[14]
Ibid., p. 292.
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[15]
Une acception du mot « idler » se rapporte à la roue intermédiaire, « paresseuse », intercalée dans un système afin de transmettre le mouvement d’un composant à une autre partie du mécanisme.
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[16]
Selon la philosophe Luce Irigaray, l’air, nécessaire au maintien de la vie humaine, a été refoulé par la pensée occidentale. Luce Irigaray, L’oubli de l’air chez Martin Heidegger, Paris, Éditions de Minuit, 1983.