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Introduction

Quoi qu’on pense de la pertinence politique d’une telle démarche, un des paradigmes forts du théâtre contemporain est la volonté de rendre compte de manière plus immédiate et plus sensible des bouleversements du monde à travers le prisme de l’expérience individuelle de celui-ci. Cette invocation du réel passe souvent par la présence sur la scène de témoins, dont les « experts du quotidien » du collectif Rimini Protokoll constituent sans doute les avatars les plus connus[1]. Ces « protagonistes » d’un autre genre sont censés garantir cette proximité nouvelle (ou renouvelée, si l’on garde en mémoire les innovations scéniques d’Erwin Piscator ou le théâtre documentaire des années 1960); ils endossent une fonction d’attestation, en vertu même de l’étymologie du terme « témoin[2] ».

Le motif de la frontière peut constituer l’un de ces pans du réel dont il s’agit de témoigner. Du mur qu’appelle de tous ses voeux quelque président des États-Unis pour empêcher l’arrivée des populations mexicaine et sud-américaines à celui construit en Hongrie en 2015 pour stopper l’immigration « illégale[3] », en passant par la suspension des accords de Schengen sur la libre circulation des personnes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou les camps de réfugiés de Calais ou Sangatte en France, les frontières font actuellement l’objet d’une forme de surlignement politique dont les médias se font l’écho, un écho qui mériterait sans doute une appréciation critique systématique et relève de l’omniprésence visuelle caractéristique d’un « monde repu, presque étouffé, de marchandise imaginaire[4] ».

Le théâtre contemporain, lui aussi, s’empare du motif de la frontière politique et des phénomènes collectifs qui en découlent que sont la migration contrainte, l’exil, le sentiment de déracinement, pour en proposer une médialisation alternative[5]. Celle-ci peut prendre la forme d’un partage de l’expérience en réaction à une satiété visuelle et discursive, partage relevant d’un retour de l’émotion qui, selon Catherine Grenier, caractériserait l’art au début du 21e siècle : « Ce sentiment, que l’on avait cru révolu, ou du moins impropre à rendre compte des modes d’action et des enjeux modernes, réapparaît avec force dans toutes les formes artistiques[6] ». Cette place laissée à l’émotion (comprise dans un sens large chez Grenier) dans une activité de réception conçue comme une approche heuristique[7] consiste, dans le cas de l’oeuvre théâtrale, à faire intervenir sur la scène ceux ou celles qui ont vécu réellement les frontières, tout en impliquant à des degrés divers l’emploi parallèle d’autres médias. Il s’agit alors de communiquer au public une expérience, de faire de la frontière non plus seulement l’objet d’une information, mais selon le sens premier du terme, celui d’un « rendre commun ». Une telle démarche, parmi de nombreuses autres, pose néanmoins une question fondamentale touchant au statut même du témoin, qui, nonobstant la vérité de son récit, se mue inévitablement en comédien dès qu’il entre en scène, comme le constate Arnaud Rykner à propos de la comédienne Yolande Mukagasana dans Rwanda 94, spectacle créé en 2000 par le Groupov sous la direction de Jacques Delcuvellerie :

Autrement dit, prise dans le dispositif théâtral, elle devient comédienne. Le témoignage n’est alors rien d’autre (mais cet autre-là n’est ni péjoratif ni minoratif) qu’une parole théâtrale, et Yolande Mukagasana n’est plus seulement Yolande Mukagasana : elle devient le personnage de Yolande Mukagasana qui témoigne au nom de ce qu’elle n’est plus et au nom de ce qui a été. Le théâtre s’affirme semblable à Orphée qui ne se retourne sur l’événement que pour le perdre définitivement[8].

Une approche artistique qui vise la compréhension doit donc prendre en compte cette dimension ontologique du théâtre, et développer des stratégies permettant d’éviter cette confusion, à travers les moyens qui sont les siens. Pour le dire autrement, une démarche aspirant à « dire » le réel ne peut faire l’économie d’une interrogation de ses propres médias.

Formulé dans un contexte politique, médiatique et technologique contemporain, on retrouve ici, on l’aura compris, l’éternel problème de l’identification. Celui-ci se pose néanmoins avec d’autant plus d’acuité que le réel dont il est question est marqué du sceau d’un « ressentir » exacerbé. Il s’agit de rendre compte de la frontière comme délimitation politique violente génératrice de souffrance, comme expérience intime, comme inscription du politique dans le corps. C’est ici que l’esthétique rejoint l’éthique, à travers la question de savoir comment faire partager l’expérience au spectateur sans dérober au témoin la sienne propre. Au regard de l’objet de la représentation, une irréductible différence demeure entre le témoin et le destinataire, celle de l’expérience sensible de la frontière. Cette représentation renvoie à une autre frontière, celle qui me sépare de l’Autre et ainsi nous constitue chacun. La scène du témoignage est alors prise dans une tension : elle doit rendre compte de l’expérience vécue sans pour autant oblitérer le fait que celle-ci ne concerne que le témoin; elle doit maintenir tout à la fois une proximité au réel qui exclut la fictionnalisation, et une distance qui maintient en vie l’altérité et empêche une identification par trop affective.

La thèse que nous aimerions défendre ici est celle selon laquelle la scène intermédiale contemporaine permet de relever ce défi. Nous opterons ainsi pour une définition délibérément ouverte de la frontière, à la fois physique et géographique, mais aussi intracommunautaire et intrafamiliale. Par ailleurs, on peut rappeler que l’espace théâtral se caractérise également par la coexistence de frontières très diverses, et l’histoire des formes scéniques peut être lue comme l’histoire de la remise en cause ou de la confirmation de ces distinctions fondamentales : entre l’espace scénique et l’espace du public, entre la réalité circonscrite au plateau et la réalité extra-théâtrale dans un théâtre de la représentation d’une fiction, entre le comédien et le spectateur, entre le comédien et son personnage… L’enjeu de ce texte sera précisément de montrer dans quelle mesure le jeu avec ces frontières constitutives de l’expérience théâtrale permet de dire et de ressentir les frontières réelles évoquées par le témoignage. Les moyens de ce jeu sont précisément les médias à l’oeuvre sur la scène : en ce qui concerne notre objet d’étude, le corps, le visage, l’écran, le récit. Cette pluralité permet d’établir un rapport de proximité entre le spectateur et l’objet de son observation, et le film à visée documentaire, qui à l’instar de la photographie garantit que « ça a été[9] », joue de ce point de vue un rôle important. C’est néanmoins parce qu’elle interroge les médias qui la constitue et problématise leur fonction de véhicules du sens que la scène intermédiale contrecarre dans le même temps les effets de cette proximité et garantit la compréhension. Après avoir proposé un cadre définitoire pour aborder la notion d’intermédialité au théâtre, nous invoquerons, pour étayer cette thèse, deux spectacles explicitement consacrés à l’expérience douloureuse de la frontière, à l’exil, au déracinement : il s’agit de la Europa Trilogie du metteur en scène suisse Milo Rau (2014-2016) et du projet Le présent qui déborde. Notre Odyssée II de la Brésilienne Christiane Jatahy (2019).

La scène intermédiale

L’emploi du terme intermédialité, dans la plus grande partie de la recherche, est directement lié à la présence conjointe sur la scène d’éléments traditionnellement associés à la théâtralité, d’une part — et au premier rang de ceux-ci, le corps de l’acteur — et, d’autre part, de nouvelles technologies médiatiques[10]. Afin de cerner les contours de ce qu’on peut définir comme une configuration intermédiale, en la distinguant notamment d’une simple « multimédialité », on mettra ici en évidence trois dimensions qui la caractérisent.

La première de ces dimensions relève du rapport entretenu les uns avec les autres par les médias. Ne fonctionne pas de manière intermédiale tout espace scénique rassemblant divers médias (voix, corps, vidéo, image fixe…), si nombreux et technologiquement novateurs ceux-ci soient-ils. Avec Chiel Kattenbelt, il convient de marquer la différence entre une situation de coprésence de médias divers et une situation de coexistence interactive entre les médias, qui engage tant leur reconfiguration mutuelle qu’une nouvelle réception de ceux-ci :

As far as the concept is used as distinct from other concepts of mediality, it emphasizes, in particular, the aspect of mutual influence (interaction). For my own contribution to the art and media theoretical discourses I like to use the concept intermediality with respect to those co-relations between different media that result in a redefinition of the media that are influencing each other, which in turn leads to a refreshed perception[11].

Pensée comme une interaction et non pas comme une action conjointe des différents médias durant le temps de la représentation, l’intermédialité constitue par ailleurs une dynamique, ce que Kati Röttger appelle un « processus de l’entre », dans lequel le théâtre compris comme « événement » est « clairement constitué par ce processus de transmissions entre les médias au moment où il se produit[12] ». Il en résulte une théâtralité particulière dans laquelle le spectateur est également impliqué :

Pour la durée de ce processus, les perspectives des spectateurs participent de manière décisive à la théâtralité en oscillant du média à ce qui est médiatisé. […] Non seulement la représentation théâtrale comme événement intermédial correspond-elle aux médias qui la constituent, mais elle déploie et met en scène des perspectives sur les médias en subvertissant leur neutralité esthétique. Dès qu’un média met en scène un autre média, celui-ci devient un objet épistémologique[13].

L’interaction entre les médias tout comme leur interrogation réciproque ainsi que par le spectateur en étant constitutives, la scène intermédiale, enfin, ne saurait être un espace de hiérarchisation entre ceux-ci. Il ne peut y avoir de perpétuelle redéfinition des effets qu’ils produisent et de leur capacité à véhiculer du sens que s’ils sont placés sur un pied d’égalité. La scène intermédiale rejoint ainsi le paradigme du théâtre « postdramatique[14] » (Hans-Thies Lehmann) ou « performatif » (Josette Féral), qui « met en valeur l’action elle-même plus que sa valeur mimétique de représentation[15] ». L’intermédialité implique donc la problématisation du principe de représentation, un aspect essentiel pour un art qui aspire à témoigner, c’est-à-dire à rendre compte du réel non comme donné abstrait mais comme expérience vécue. La scène intermédiale, définie comme espace non seulement de médiation, mais aussi d’interrogation des médias eux-mêmes, s’avère ainsi être à même de maintenir la tension entre proximité et altérité du réel qui permet une expérience de celui-ci. Il s’opère alors un déplacement de l’expérience théâtrale de l’évocation des frontières vers l’expérience sensible vécue entre la scène et le spectateur. La Europa Trilogie de Milo Rau et Le présent qui déborde. Notre Odyssée II de Christiane Jatahy permettent d’illustrer un tel déplacement. Dans ces deux projets, frontières, exil, migration constituent l’enjeu premier du témoignage par les comédiens; l’usage essentiel de l’image et son interaction avec le récit présentent par ailleurs une parenté formelle.

Frontières, exil, identité

Créé le 2 mai 2019 à São Paulo, présenté notamment au Festival d’Avignon, Le présent qui déborde. Notre Odyssée II constitue le second volet d’un diptyque, après Ithaque. Notre Odyssée I. Christiane Jatahy y met en regard le texte d’Homère et les récits qu’elle et son équipe ont recueillis en Palestine, au Liban, en Grèce, en Afrique du Sud et au Brésil. Pour Jatahy, la longue errance du héros grec fait écho à celle des migrants, des déplacés, des habitants de camp à travers le monde et l’Histoire. Pour ceux-ci,

[…] seul le présent existe, le passé est déjà trop loin d’eux ou presque détruit, et le futur est inenvisageable. Ne subsiste alors que le temps de l’attente. […] C’est un peu la situation que vit Ulysse pendant près de dix ans dans son odyssée, cette sensation d’arrivée sans cesse retardée, rendue impossible par des forces le plus souvent extérieures[16].

Par ailleurs, l’expérience collective vécue par l’équipe, qui a voyagé d’un lieu à un autre, renvoie au récit mythologique tout comme aux comédiens eux-mêmes, dont la biographie revêt, à des degrés divers, un caractère interculturel, comme ils l’expriment à divers moments du spectacle. Comédiens professionnels, ils agissent pour une part d’entre eux en tant que « non-acteurs », c’est-à-dire qu’ils témoignent de leur propre parcours. La quête collective donne lieu à un film dont le script « s’apparente à la course de relais des Jeux Olympiques où le “passage de témoinˮ serait la matière du film même, qui court de pays en pays[17] » :

Je voulais rencontrer tous les Ulysse et toutes les Pénélope possibles, ces personnes qui ont dû quitter leur pays pour tenter de reconstruire un sentiment d’appartenance, ailleurs. Même si c’est toujours le sentiment de l’entre-deux qui subsiste, vécu comme un lieu avec des frontières de part en part, où le passé est devenu inaccessible et le futur inatteignable. Les personnes sont bloquées dans un présent si omniprésent qu’il en déborde[18].

La frontière géographique rejoint la frontière temporelle, à laquelle on n’échappe pas, frontière vécue comme un « no man’s land » selon l’expression utilisée par la metteuse en scène elle-même, qui s’adresse au public pour expliquer brièvement sa démarche avant que ne débute le spectacle.

L’image du « passage de témoin » est tout aussi pertinente pour décrire la construction dramaturgique commune aux trois spectacles constituant la Europa Trilogie du metteur en scène suisse Milo Rau : The Civil Wars[19], The Dark Ages[20] et Empire[21]. À l’instar du projet précédent, des comédiens de nationalités diverses interviennent non pas pour interpréter un rôle, mais pour faire le récit de leur propre histoire, et alternent dans leur prise de parole. Le même dispositif scénique est répété d’un spectacle à l’autre : le visage de ces acteurs « non-acteurs », assis dans un espace meublé de taille réduite, est projeté en gros plan sur un écran surplombant celui-ci, au moment où ils prennent la parole.

Figure 1

Photographie de la pièce Empire, Milo Rau, 2014-2016.

© Marc Stephan

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Les témoignages relèvent d’un même complexe thématique : les spectacles explorent la relation étroite qui lie la biographie de chacun aux bouleversements et aux ruptures historiques sur une période qui s’étend des années 1950 à nos jours. On comprend donc aisément pourquoi la thématique des frontières nationales, politiques et culturelles y est omniprésente, à travers l’errance des peuples et des individus ballottés par l’Histoire. Des glissements thématiques sont néanmoins présents d’un spectacle à l’autre. Ainsi, The Civil Wars porte plus particulièrement sur l’histoire de l’Europe occidentale, principalement éclairée à travers le prisme de la relation intergénérationnelle, le poids des valeurs et des représentations ainsi que leur remise en cause. Quatre performeurs évoquent ici leur propre jeunesse et la façon dont ils se sont séparés de leurs pères[22]. L’histoire récente et conflictuelle de l’Europe centrale constitue le point d’ancrage thématique de The Dark Ages. Si le fil des récits remonte jusqu’à 1945, le conflit sur le territoire de l’ex-Yougoslavie pendant la période 1993-1995 y occupe une très large place. Les cinq comédiens viennent ici de Bosnie, de Serbie, d’Allemagne et de Russie, et, à travers leur récit, thématisent avant tout la perte du lieu de l’identité. Dans Empire, enfin, ce sont quatre comédiens venus des marges de l’Europe ou d’au-delà qui racontent leur histoire, leur exil en Europe occidentale : l’une vient de Roumanie, l’autre de Grèce, deux autres sont Syriens. La jonction entre les récits s’opère souvent à travers un motif sur lequel s’arrête un des témoins et que reprend l’autre. Il en va par exemple ainsi, dans The Civil Wars, de la place accordée à la télévision dans le contexte familial, ou du motif de la faim dont souffrent deux comédiens au début de la guerre des Balkans dans The Dark Ages. Entre les parcours dans un seul et même spectacle, et entre les spectacles eux-mêmes, Milo Rau creuse donc de manière systématique l’intrication entre les dimensions collective et personnelle; il explore l’histoire de l’Europe « de l’intérieur », à travers le regard de ceux — qu’ils soient présents sur la scène ou qu’il s’agisse de leur famille — qui l’ont vécue, souvent à leur corps défendant.

Chez Jatahy comme chez Rau, les frontières géographiques et politiques sont régulièrement évoquées. C’est ainsi par le franchissement d’une frontière politique que s’ouvre The Civil Wars : le comédien Sébastien Foucault y évoque le parcours d’un jeune citoyen belge qui se radicalise et décide de rompre tout lien avec sa famille pour partir combattre en Syrie. Son père, qui ne peut se résoudre à l’abandonner, va lui aussi quitter la Belgique pour se rendre sur place et le convaincre de revenir. Ici sont mises en relation deux dimensions de la frontière : la frontière à signification collective, celle qui sépare l’Occident de l’Orient, frontière exacerbée aujourd’hui; et la frontière intime, celle qui traverse le cercle familial. Le théâtre de Milo Rau s’attache à montrer de quelle manière les grandes lignes de fracture qui structurent ou au contraire déchirent les nations et les peuples traversent aussi les corps et les existences. Partant de sa dimension géopolitique, le motif de la frontière s’étend et devient principe fondamental de délimitation, dans sa forme à la fois contrainte et contraignante, décliné à des niveaux divers. Récurrente dans les trois spectacles, une modalité de cette délimitation est celle qui distingue les communautés culturelles et religieuses, et dont le cas du comédien Karim Belkacem (The Civil Wars) constitue un exemple. Fils d’un père et d’une mère nés au Maroc et arrivés en France à la fin des années 1970 pour « participer à la reconstruction de la France[23] », il décrit la vie de la communauté marocaine dans son quartier de la ville d’Amiens, dans lequel vivent « trois familles qui portent le même nom que lui » et « cinquante [qui viennent] de la même ville[24] »; à cette délimitation culturelle, la suite du récit en ajouter une seconde, au sein même de la communauté marocaine locale morcelée en deux camps, les Arabes et les Berbères. Par la suite, et dans les autres spectacles, apparaissent régulièrement les délimitations intercommunautaires, héritées du passé ou (ré)apparaissant dans les conflits contemporains : comédienne roumaine d’origine juive, Maia Morgenstern décrit l’antisémitisme qui règne en Roumanie, qu’elle quittera au bout de 28 ans, tandis que son grand-père est mort à Auschwitz (Empire); dans la pièce The Dark Ages, c’est la violence de l’affrontement entre les communautés religieuses — et notamment les exactions commises par les Serbes contre la communauté musulmane de Bosnie — qui occupe une place centrale. À côté des frontières culturelles, les lignes de fracture nationales sont également omniprésentes. Le prologue de Empire est ainsi consacré au récit de Ramo Ali, Kurde venu de Syrie et exilé en Europe, qui traverse le Tigre et la frontière irako-syrienne pour aller voir son père; au coeur de la pièce The Dark Ages, le cas yougoslave permet de dire la dynamique de resurgissement des nationalismes et des exactions auxquelles leur (re)naissance donne lieu[25].

Dès les premières phrases de son introduction au spectacle Le présent qui déborde, Christiane Jatahy, présente devant l’écran et s’adressant au public, décrit celui-ci comme un spectacle sur les frontières géographiques, politiques, entre réalité et fiction, mais aussi entre théâtre et cinéma[26]. Le passage de la frontière, délibéré ou contraint, constitue un motif récurrent. La comédienne Yara Ktaish par exemple, qui a quitté la Syrie pour faire ses études au Liban, est incarcérée lorsqu’elle repasse plus tard la frontière dans l’autre sens pour aller voir son père; en Cisjordanie, l’équipe est allée à la rencontre de réfugiés dans le camp de Jénine; en 1964, le père de Fepa Teixeira, l’une des comédiennes, a fui la dictature de Salazar et quitté le Portugal pour trouver refuge au Brésil, où il arrive le jour même du coup d’État. Présente à des degrés divers dans les biographies, la frontière politique est donc omniprésente et fracture les histoires personnelles autant qu’elle sépare les pays. À celle-ci est donc intimement liée la question de l’identité, posée régulièrement au fil du spectacle. Il en est également ainsi du parcours de la metteuse en scène elle-même, sur lequel elle revient très brièvement avant la dernière partie du film, tournée au Brésil. Celui-ci fait en effet converger le mythologique, le politique et le biographique : selon Jatahy, le Brésil de Jair Bolsonaro ressemble parfaitement à l’Ithaque gouvernée par les prétendants, dans laquelle règne la cupidité; par ailleurs, elle va se rendre avec son équipe dans un village situé au coeur de la forêt amazonienne, à l’endroit précis où s’est écrasé l’avion de son grand-père, opposant à la dictature brésilienne de son époque; enfin, les habitants de ce village renvoient aux hommes « qui ignorent la mer et mangent leur pitance sans sel[27] », et qu’Ulysse, selon les prédictions de Tirésias dans le chant XI, devra chercher une fois tués les prétendants.

Figure 2

Photographie de la pièce Le présent qui déborde. Notre Odyssée II, Christiane Jatahy, 2019.

© Jan Vancaille

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Les corps dans l’espace

Que ce soit sous le mode de l’exil, de la fuite, ou au contraire du retour, de la quête de soi, les récits articulent donc sans cesse le lien entre le corps et l’espace. Les protagonistes apparaissent souvent en perte de repères, que ceux-ci soient temporels, dans le rapport entretenu avec la génération précédente, ou géographique, dans celui qui les lie au lieu de l’origine ou à celui de l’accueil. Les corps racontés sont donc pris dans un mouvement historique contraint. À ce mouvement la scène intermédiale chez Rau propose une échappatoire en plaçant les corps dans un espace unique, peuplé d’objets divers, renvoyant à un lieu identifiable — un salon dans The Civil Wars (fig. 3), le bureau d’une ONG dans The Dark Ages[28], une cuisine avec un lit dans Empire (fig. 1) — sans pour autant qu’il soit utilisé pour ce qu’il est. Ainsi dépourvu de sa fonction première, cet espace devient une forme de réceptacle dans lequel, dans les trois spectacles, sont assis les performeurs. À l’errance comme objet du récit s’oppose ainsi la posture statique des corps dans le présent de la représentation.

Figure 3

Photographie de la pièce The Civil Wars, Milo Rau, 2014-2016.

© Marc Stephan

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Parce qu’il « fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres[29] », Michel Foucault associe le théâtre à l’hétérotopie. Certes, la scène intermédiale, telle que nous l’avons définie plus haut, ne sert pas l’invocation et la représentation successives d’espaces fictifs, conception du théâtre à laquelle semble se référer le philosophe. Elle n’en conserve pas moins son caractère hétérotopique dans la mesure où elle rassemble, à travers les biographies malmenées par l’Histoire, des espaces et des temps divers. L’espace scénique constitue bien ici un « contre-espace » qui permet une mise en commun de récits à travers la coprésence des corps dans un lieu partagé. Dans cet espace prend alors forme un récit pluriel. Parce qu’il ne relève pas du « grand récit » idéologique, il ne tend pas à subsumer l’expérience individuelle de l’Histoire sous une lecture globale de celle-ci; au contraire, une délimitation entre les biographies n’y est pas niée, car elle est constitutive de l’identité de chacun. Ce qui émerge relève d’une communauté de narration plus que d’un (grand) récit commun.

Chez Christiane Jatahy, le sous-titre de la performance, « Notre Odyssée », pose d’emblée une ambiguïté signifiante. Le « nous » dont il suggère l’existence est en effet polysémique. Désignant tout d’abord ceux qui, dans le film, relatent leur odyssée propre, il renvoie tout autant au groupe des comédiens, à l’équipe qui a partagé un seul et même voyage qui, de la Palestine jusqu’au Brésil, a donné naissance à l’oeuvre elle-même. À travers le jeu des corps dans l’espace se superpose enfin à ces deux premières lectures une troisième, qui reconfigure le rapport entre le spectateur et le spectacle, entre le public et la scène. En effet, c’est dans l’abolition d’un certain nombre de délimitations constitutives de l’expérience théâtrale — du moins dans une conception traditionnelle de celle-ci — que Jatahy cherche le moyen de faire partager l’expérience des frontières racontées. Dans un dispositif frontal dans lequel la salle fait face à l’écran, la présence des comédiens dans la salle relève de cette dynamique de l’abolition : disséminés parmi le public, circulant au fil de la performance, c’est depuis cet espace qu’ils s’expriment, laissant au film le soin d’occuper l’espace qui leur est habituellement dévolu. Cette dissémination a pour effet immédiat une mise en mouvement du regard des spectateurs, qui cherchent instinctivement dans la salle l’origine de cette parole (fig. 4); ce faisant, ces regards se croisent, et ils se trouvent visuellement confrontés à eux-mêmes en tant que communauté forgée par l’expérience théâtrale[30].

Figure 4

Photographie de la pièce Le présent qui déborde. Notre Odyssée II, Christiane Jatahy, 2019.

© Christophe Raynaud de Lage

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L’occupation quasi exclusive de l’espace de jeu par l’écran, devenu « métamédia » car permettant la visualisation des corps et des récits comme médias eux-mêmes, permet également la réalisation d’une impossibilité, d’une incohérence à la fois spatiale et temporelle, à travers les échanges verbaux simulés, d’une part, entre les témoins filmés et, d’autre part, les comédiens physiquement présents dans la salle. Une séquence paraît particulièrement caractéristique de ce point de vue : le passage du texte d’Homère dans lequel Circé conseille à Ulysse de longer le rocher de Scylla et d’éviter Charybde (chant XII) est ainsi lu par les comédiens en rang au fond de la salle à des membres de la communauté noire d’Afrique du Sud eux-mêmes assis le long d’une table dans le film.

Une communauté de récit

Engendrée par le caractère statique des corps dans l’espace commun, prise dans une perpétuelle dynamique utopique de constitution, cette communauté oblige à s’interroger sur son statut. Deux concepts nous semblent pour cela pertinents. Dans son ouvrage Communitas. Origine et destin de la communauté, Roberto Esposito distingue deux approches opposées de la communauté. Pour lui, la pensée traditionnelle de la communauté repose sur le « présupposé non réfléchi que la communauté est une “propriétéˮ des sujets qu’elle réunit — un attribut, une détermination, un prédicat qui les qualifie comme appartenant à un même ensemble — ou bien encore qu’elle est une “substanceˮ produite par leur union[31] ». La philosophie aurait donc, jusqu’à présent, considéré la communauté comme ce qui relève d’une forme de surcroît partagé, qu’il soit matériel ou immatériel, passé ou en devenir :

[La communauté] est un bien, une valeur, une essence que nous pouvons — selon les cas — perdre et retrouver, comme quelque chose qui nous a déjà appartenu et qui pourra donc nous appartenir de nouveau, comme une origine qui est à regretter ou une destinée à préfigurer selon la symétrie parfaite qui lie arche et telos, comme ce qui nous est, en somme, le plus « propre[32] ».

Il faut y voir un paradoxe fondamental, dans la mesure où le commun est ainsi « identifié à son contraire » : « Est commun ce qui unit en une identité unique la propriété — ethnique, territoriale, spirituelle — de chacun des membres de la communauté. Ceux-ci ont en commun leur “propreˮ; ils sont les propriétaires de leur “communˮ[33] ». À cette vision le philosophe oppose la communitas, définie à partir de l’étymologie du mot munus, qui signifie « don obligatoire qui est le fait de chacun, auquel on ne peut se soustraire ». Munus « désigne seulement le don que l’on donne, pas celui que l’on reçoit. Il est tout entier orienté dans l’acte transitif qui conduit à donner ». Il est donc « une perte, une soustraction, une cession[34] ». Ce qui rassemble les éléments de la communauté n’est donc plus une propriété, un bien commun, mais au contraire un don à faire, un manque à venir, un évidement du sujet :

Les sujets de la communauté sont unis par un « devoir » — au sens où l’on dit « je te dois quelque chose » mais pas « tu me dois quelque chose » —, un devoir qui fait qu’ils ne sont pas entièrement leur propre maître, un devoir qui plus précisément les exproprie, en partie ou totalement, de leur propriété initiale, de leur propriété la plus « propre », c’est-à-dire de leur subjectivité même[35].

Au sein des communautés de récit envisagées ici — récit pluriel constitué des biographies développées chez Rau, récits plus parcellaires mis en résonance avec le matériau antique chez Jatahy —, nous assistons à la réalisation de ce don. Il est en effet possible d’associer le binôme que forment celui qui donne et celui qui reçoit à celui que constituent celui qui raconte et celui qui écoute. L’objet du don réside dans le récit lui-même, il constitue le munus répété par chacun, de sorte qu’il s’opère « une dé-propriation qui investit et décentre le sujet propriétaire, le forçant à sortir de lui-même, à s’altérer[36] ». Le spectacle de Rau, en particulier, renvoie particulièrement à cette approche de la communauté. Le dialogue en est en effet absent et se trouve remplacé par la simple adresse à un autre, qui peut être le public. Le principe de l’unilatéralité du don semble donc ainsi répété dans l’acte performatif lui-même. Plus nettement au contraire que chez le metteur en scène suisse, Le présent qui déborde met en évidence le caractère ouvert de la communitas. Car, si le récit constitue l’objet du don, celui-ci constitue également le propre de chacun, quel que soit son statut dans la performance théâtrale. Ainsi, la communauté paraît s’ouvrir au spectateur, non pas certes sous la forme d’un théâtre participatif où celui-ci serait invité à « donner » son propre récit, mais du moins à travers les principes décrits plus haut de répartition des corps dans l’espace.

La question qui se pose désormais est celle de l’enjeu de ce don, réalisé dans l’acte performatif lui-même. Invoquer le concept d’identité narrative développé par Paul Ricoeur dans Temps et récit puis dans Soi-même comme un autre nous semble pouvoir l’éclairer. Qu’il s’agisse de l’identité d’un individu ou de celle d’une communauté, il répond à la question de savoir ce qui porte l’agent d’une action, et justifie la représentation d’une continuité du même « tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort[37] ». À l’inverse de tout essentialisme, l’identité narrative permet donc de penser une identité en mouvement, muable, en perpétuelle redéfinition. « À l’identité comprise au sens d’un même (idem) », conçu comme une permanence stable, elle « substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse)[38] ». Pour Ricoeur, cette redéfinition s’opère par « l’application réflexive des configurations narratives », et l’identité pensée comme récit « peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie[39] ».

Composés comme l’articulation de microhistoires, qui plus est entremêlés avec la trame d’un récit mythique dans le cas du second, la « trilogie européenne » de Rau et le projet Le présent qui déborde confèrent une forme performative au principe de l’identité narrative. En effet, cette dernière

montre encore sa fécondité en ceci qu’elle s’applique aussi bien à la communauté qu’à l’individu. On peut parler de l’ipséité d’une communauté, comme on vient de parler de celle d’un sujet individuel : individu et communauté se constituent dans leur identité en recevant tels récits qui deviennent pour l’un comme pour l’autre leur histoire effective[40].

À travers la réception des récits produits sur l’écran s’opère le dépassement d’une double frontière, celle, au niveau de la forme, qui distingue les deux médias, et celle qui sépare les biographies. L’interaction entre les médias (image sur l’écran, corps dans l’espace, récits), constitutive de l’intermédialité, permet ce dépassement. Pour autant, ce qui distingue les récits individuels les uns des autres demeure, à savoir l’expérience personnelle des délimitations très concrètement vécues que sont les frontières géographiques et politiques qui ont marqué les témoins. La communauté relève de la communitas, dans laquelle les éléments ne sont pas liés les uns aux autres par un récit « commun » qui les dépasse, mais au contraire parce que chacun, par l’action du récit, « fait don ». Il demeure donc sinon une frontière, du moins une altérité au sein de la communauté.

Visages de l’Autre

C’est sur le plan du rapport du spectateur à l’écran que se situe une autre frontière appelée à être dépassée. Il s’agit de celle qui me sépare, moi, spectateur, du visage de l’Autre, dont la présence par l’image en gros plan constitue une caractéristique commune aux deux performances, une stratégie esthétique que permet la scène intermédiale et qui relève de la rupture avec les conventions théâtrales (fig. 1 et fig. 5).

Figure 5

Photographie de la pièce Le présent qui déborde. Notre Odyssée II, Christiane Jatahy, 2019.

© Christophe Raynaud de Lage

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Concentrée sur la réalité physique du visage, l’utilisation de l’image vidéo dépasse ici sa fonction entre-temps devenue presque traditionnelle dans le théâtre contemporain de relais visuel du « non-vu » ou du « non-visible », et instaure une relation nouvelle à l’Autre sur la scène :

À la distance du théâtre, le visage ne peut pas réaliser comme dans un gros plan une « image-affection », soit l’ensemble d’une unité réfléchissante immobile (la surface du visage comme surface de réception et de réflexion) et de micromouvements intensifs et expressifs (les traits du visage). L’intervention de l’image vidéo implante sur la scène, comme un corps étranger, l’image-affection du visage […][41].

Or, ce visage lui-même peut être considéré comme un média, véhicule d’émotions et suggestion d’une identité, non comme logos, mais comme trace : « Les cicatrices, les rides, les particularités qui le traversent sautent d’emblée aux yeux comme les traces d’une histoire personnelle[42]. » Rendu visible par l’écran, le visage devient donc « média dans le média », une configuration qui a pour effet « d’intensifier les émotions des spectateurs[43] ».

Tant chez Rau que chez Jatahy, cette présence du visage relayé par l’écran est essentielle. Dans le premier cas, le cadrage en gros plan reste tout au long de la performance le même pour chacun des comédiens et dans chacun des volets de la trilogie, marquant ainsi l’unité formelle de celle-ci. Dans le second est manifeste la récurrence des échanges de regards entre l’écran et la salle, la metteuse en scène variant par ailleurs la proximité des plans.

Il convient, de ce point de vue, de ne pas invoquer à tort toute idée « d’authenticité » ou de sincérité dans cette médiation. David Le Breton le constate du point de vue du sociologue :

Le visage annonce d’emblée les émotions de l’individu, la part qu’il prend à l’échange. Il est un miroir des sentiments éprouvés, mais chacun est susceptible de les masquer ou de les contrôler avec plus ou moins de sincérité. Il n’y a en ce sens aucune transparence immédiate du visage, mais plutôt une scène propice aussi bien à la sincérité qu’à la duplicité. Il est aisé d’afficher sur ses traits des signes qui donnent le change d’une émotion non éprouvée, mais arborée dans une visée de manipulation[44].

Une association spontanée de la sincérité à la perception du visage, qui plus est lorsqu’il est « proche », reviendrait à confirmer une opposition ancrée culturellement entre le visage et le masque, dans laquelle le second est au contraire associé à la simulation ou à la dissimulation. Hans Belting la remet en cause, dans la perspective de l’anthropologie des images cette fois, en distinguant la Gesichtsmaske (masque simulant le visage) au Maskengesicht (« visage-masque »)[45].

Pense-t-on la relation interfaciale en termes de frontières qu’apparaît alors toute l’ambiguïté de celle-ci. Le dispositif intermédial, dans lequel l’écran vient « grossir » le visage, permet le partage de l’émotion : le visage vient de ce point de vue en appui à un récit qui lui-même « dit » l’expérience intime de la frontière. Dans le même temps néanmoins, la présence même de ce visage, qui est bien « corps étranger » (pour reprendre l’expression citée plus haut), instaure une altérité; elle confirme ce qui nous distingue. Le Breton, encore une fois, en fait le constat :

Dans l’anthropologie des sociétés occidentales, le visage est, avec la voix et le sexe, la matrice la plus forte du sentiment d’identité. Sous une forme vivante et énigmatique, il traduit l’absolu d’une différence individuelle pourtant infime. Écart infinitésimal, il invite à comprendre le mystère qui se tient là à la fois si proche et si insaisissable[46].

Mouvement paradoxal de transgression-confirmation de la frontière impalpable qui me sépare de l’autre, il rappelle de manière évidente la relation interfaciale telle que la décrit Emmanuel Levinas :

Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle [...]. Il y a dans l’apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d’autrui est dénué; c’est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout. Et moi, qui que je sois, mais en tant que « première personne », je suis celui qui se trouve des ressources pour répondre à l’appel[47].

Loin de n’être qu’un simple exercice de style, l’intermédialité relie alors l’esthétique à l’éthique. Intensifiant les émotions, elle n’en souligne pas moins une irréductible altérité, qui vient faire obstacle à toute dynamique de désappropriation : de fait, le spectateur n’est pas celui qui a vécu les frontières (topographiques, politiques, nationales…) comme autant de fractures traversant l’existence, et il revient au théâtre de le rappeler. Je vois les mouvements qui traversent le visage qui me parle, au fil du récit, marques intimes du poids de l’Histoire sur son histoire; dans le même temps, c’est précisément cette proximité que permet le dispositif intermédial qui me signifie tout ce qui me sépare de lui. Loin de se contredire, ces deux mouvements donnent naissance à une dynamique nouvelle : la visibilité du visage de l’Autre rendue possible par l’écran est une « invitation » (Le Breton), une « incitation » (Levinas) permanente à dépasser l’altérité, dans un mouvement perpétuellement inabouti.

Conclusion

Chez Milo Rau comme chez Christiane Jatahy, l’intermédialité est l’instrument d’un jeu avec les délimitations caractérisant traditionnellement l’expérience théâtrale qui renvoie à celle des frontières racontées. Cette dynamique rejoint la notion d’empathie, du moins telle qu’elle est conçue par Christiane Grenier, c’est-à-dire comme « un mécanisme psychologique qui permet à l’individu de comprendre les sentiments et les émotions d’une autre personne sans qu’il les ressente lui-même[48] ». Celle-ci permet de dire cette tension entre compréhension et identification, cette proximité qui ne succombe pas à l’illusion que le spectateur a vécu l’expérience — dans notre cas, celle, douloureuse, des frontières réelles : « L’empathie, à la différence de la sympathie, est un mode de connaissance d’autrui qui ne met pas en jeu un rapport affectif ou moral; sa finalité est la compréhension et non pas l’altruisme[49]. » Certes, on objectera ici que la présence du sentiment empathique ne résulte pas seulement de la réalisation d’une finalité : la présence de l’émotion ou de l’altruisme dépend tout autant de la disposition de celui qui le vit[50]. Néanmoins, il s’agissait pour nous de mettre en évidence les stratégies performatives mises en oeuvre pour induire un rapport spécifique au récit. La scène intermédiale relève ainsi un défi fondamental pour le théâtre qui aspire à témoigner du réel. Échapper à la représentation permet d’échapper à l’identification : dans un mouvement paradoxal, je « comprends » la frontière sans me substituer à celui qui en vit la violence.