Abstracts
Résumé
Cet article s’attache à mettre au jour l’importance paradigmatique de la projection dans l’oeuvre de Dennis Oppenheim en montrant en quoi les images lumineuses flottantes conçues par l’artiste lui permettent d’opérer un travail de déplacement de la notion d’index et, plus généralement, de l’image-contact. L’idée centrale à cet égard est celle de transmission envisagée dans son rapport tant à la filiation qu’à l’émission (de lumière, d’énergie, etc.) ainsi qu’à la communication et à la théorie de l’information.
Abstract
This paper establishes the paradigmatic role of projection in Dennis Oppenheim’s work. I argue that Oppenheim uses projection as a way to complicate the concept of the indexical sign, and more generally to question the notion of a contact image. The theoretical pivot for this displacement is the idea of transmission understood in its relation to light and energy, the father-child relationship, and communication and information theory.
Article body
En 1977, Rosalind Krauss publiait dans la revue October ses « Notes on the Index », texte dans lequel elle identifiait un paradigme photographique à l’oeuvre dans l’art américain des années 1970. La définition de la photographie comme signe indiciel y était convoquée à titre de modèle permettant de penser des oeuvres qui, selon l’historienne de l’art, se caractérisaient par la substitution de l’enregistrement direct d’une pure présence au langage conventionnel de l’art[1]. Krauss empruntait ici à la sémiotique de Charles S. Peirce, dans laquelle la photographie est un des exemples de la catégorie des index ou des indices, c’est-à-dire des « [signs] by physical connection[2] ». Elle la croisait en même temps avec la notion d’embrayeur issue notamment des écrits de Roman Jakobson, ainsi qu’avec une conception lacanienne du pré-symbolique et, enfin, avec l’approche barthésienne de la photographie entendue tel un « message sans code ».
De la prégnance de cette approche indicielle dans la production artistique de l’époque, le premier exemple fourni par l’auteure est une oeuvre de Dennis Oppenheim, Identity Stretch (1970-1975, voir la figure 1). Cet exemple de land art consiste en une inscription géante sur le sol que Krauss décrit ainsi : « […] the artist transfers the image (index) of his own thumbprint onto a large field outside of Buffalo by magnifying it thousands of times and fixing its traces in the ground in lines of asphalt[3] ». Évoquant le double sens, littéral et peircéen, de l’« index », l’empreinte digitale monumentale d’Oppenheim paraît de fait pouvoir aisément servir d’oeuvre-manifeste de l’indicialité en art. À cela s’ajoute, comme le note Krauss, le rôle crucial joué par les photographies qui documentent l’existence de ce travail conçu pour être éphémère. La trace, dans ce cas, vient, pour ainsi dire, redoubler l’empreinte.
Le raisonnement de l’historienne de l’art est d’une logique séduisante. En y regardant de plus près, cependant, quelques détails viennent troubler un tant soit peu l’absolue rigueur de la démonstration. Pour commencer, l’auteure oublie de mentionner que Identity Stretch comporte non seulement l’empreinte du pouce de l’artiste mais aussi celle de son fils. Oppenheim utilise les deux empreintes côte à côte, les faisant se recouvrir et se confondre partiellement à la manière de deux ensembles mathématiques ayant des éléments communs. Certes, on objectera que ce point ne contredit pas fondamentalement la thèse de Krauss. Plus problématique, cependant, est la description de l’oeuvre comme étant une manifestation de « the index pure and simple[4] ». Ainsi que le signale son titre, Identity Stretch implique en effet davantage qu’un simple report de l’empreinte digitale de l’artiste. Oppenheim a procédé en plusieurs temps. L’impression des deux pouces a été exécutée sur une matière élastique, étirée au maximum avant d’être photographiée. C’est cette image déformée, et non les empreintes digitales elles-mêmes, qui est agrandie et transférée avec du goudron chaud épandu sur un terrain de Lewiston, dans l’État de New York. Oppenheim manifeste de la sorte une approche de la filiation entendue tel un « étirement de l’identité ». Ce que cette oeuvre met en avant est donc aussi un déplacement, appelant en ce sens la comparaison avec les précisions apportées de son côté par Georges Didi-Huberman à la question de l’empreinte. Dans toute prise d’empreinte, nous rappelle ainsi le philosophe, se crée un écart avec l’original :
Tel est bien, pour finir, le paradoxe des objets produits par empreinte : le contact, dont ils demeurent les dépositaires légitimes, ce contact souvent poignant, irréfutable, ne nous autorise pourtant pas à l’identification péremptoire de son référent dans la réalité. Adhérence il y a eu, mais adhérence à qui, à quoi, à quel instant, à quel corps-origine ? C’est ce que nous ne pouvons dire avec certitude, puisque dans l’empreinte […], c’est d’abord un écart qui s’imprime et nous touche […] depuis sa propre et inaccessible mémoire du contact[5].
En l’occurrence, et ainsi que j’aimerais le démontrer, la manifestation de cet écart s’adosse au modèle de la projection dont Oppenheim a fait un usage conséquent.
Identity Stretch n’est pas à proprement parler une image projetée. Néanmoins, comme nous allons le voir, l’oeuvre rappelle dans sa forme des propositions de l’artiste en vue de réaliser des projections géantes de diapositives sur le sol depuis un hélicoptère. De surcroît, on peut la rattacher à une série de réalisations d’Oppenheim dans lesquelles la question de l’empreinte est abordée en grande partie en passant par la médiation de projections. L’artiste englobe ces oeuvres sous l’appellation d’Identity Transfers, un intitulé qui fait explicitement écho à celui de Identity Stretch. Elles ont été produites en 1970, l’année même de la conception du projet d’empreinte digitale géante sur le sol de Lewiston. La première, qui est aussi la mieux connue, est documentée par un film 8 mm dans lequel on voit en gros plan la fille aînée d’Oppenheim, Kristin, transférer son empreinte digitale sur le pouce de son père, puis celui-ci toucher le pouce de son propre père pour un nouveau transfert d’empreinte, et, enfin, le pouce du grand-père toucher le sol (voir la figure 2). On retrouve là le thème généalogique abordé dans Identity Stretch. Dans le prolongement de cette expérience[6], l’artiste a ensuite adopté un protocole quasi scientifique pour la pièce Identity Transfer: Microprojections présentée en novembre 1970 à la Reese Palley Gallery de San Francisco (voir la figure 3). Après avoir fait fixer sur une lame de verre l’empreinte de son pouce droit trempé dans son propre sang, Oppenheim a projeté cette image en grand sur le mur de la galerie en se servant d’un microscope projecteur. À la même époque, l’artiste élabore sur un principe similaire un groupe de microprojections en se servant de spécimens biologiques de différente nature fixés sous verre : cellules sanguines, cheveux, épiderme (voir la figure 4). Ces éléments sont projetés simultanément sur le mur grâce à une batterie de microscopes projecteurs. Toutes ces oeuvres mettent explicitement en jeu le thème de l’empreinte. Mieux, dans le cas des Microprojections, on pourrait dire qu’elles court-circuitent la représentation avec une efficacité exemplaire par l’exhibition directe d’éléments prélevés sur le corps et à l’intérieur même du corps de l’artiste. Pour autant, le terme générique de « transfert » par lequel Oppenheim désigne ces travaux suggère en même temps l’idée d’un détachement, voire d’un décollement par rapport à l’empreinte, ce que met en exergue d’autre part la technique même de la projection lumineuse.
Dans son étude des médias optiques, Friedrich Kittler résume de la manière suivante la différence entre ces deux inventions majeures que sont la camera obscura et la lanterne magique : dispositif précurseur de la photographie, la première a pour fonction l’enregistrement des images; la seconde, qui annonce les projecteurs de diapositives et les microscopes projecteurs tels ceux employés par Oppenheim, est quant à elle un Sendeapparatur, un appareil de transmission[7]. Si l’importance de l’image indicielle chez Oppenheim est indéniable, l’intérêt de l’artiste pour la projection invite dans une même mesure à relever le caractère paradigmatique que revêt chez lui cette idée de transmission, en envisageant ce terme tant dans son rapport à la filiation qu’à l’émission (de lumière, d’énergie, etc.) et à la communication. La projection est ici envisagée comme servant à effectuer un déplacement de l’empreinte, au sens figuré comme au propre, autrement dit à interroger la notion d’image-contact sans pour autant nier sa pertinence ni même sa centralité. Simultanément, et en suivant notamment la piste de la communication à distance, il s’agit de montrer en quoi cette démarche, à l’inverse de l’approche indicielle, réintroduit l’idée de code.
De la carte au corps : la projection et le passage du land art au body art
Oppenheim est, on le sait, loin d’être le seul dans la période des années 1960-1970 à faire usage de projections d’images lumineuses. Ainsi que l’a bien détaillé Darsie Alexander, cette pratique est très répandue dans les milieux artistiques apparentés à l’art conceptuel et à la performance[8]. Ce phénomène tient à plusieurs raisons. Comme la photographie en général, mais de manière encore plus apparente, la diapositive possède l’avantage aux yeux des artistes d’être un support qui est traditionnellement resté en marge de l’institution artistique. Ses emplois habituels sont liés en effet soit à la pédagogie, soit à la pratique des amateurs. Entre la conférence illustrée et la séance de projection de souvenirs de vacances, ce mode d’exposition contribue fortement à créer l’impression que les clichés employés par les artistes n’ont qu’une valeur purement documentaire au sens le plus restreint de ce terme. Impalpable, insaisissable, l’image projetée apparaît de même aux yeux des artistes comme étant moins susceptible encore que la photographie sur papier de se transformer en objet de jouissance esthétique à valeur marchande. Mais l’image lumineuse employée dans le cadre de diaporamas donne lieu aussi à des expérimentations formelles. Elle permet ainsi de jouer de la chronologie, et donc de la dimension temporelle. Semblablement, elle contribue à refaçonner les espaces d’exposition, participant de l’émergence de l’installation.
Tous ces aspects se retrouvent chez Oppenheim. En recourant, par exemple, à des lames de microscope, l’artiste fait entrer explicitement son travail en dialogue avec un contexte non artistique, en l’occurrence scientifique. De la même manière, Oppenheim produit des diaporamas à partir de performances se déployant dans le temps, sur lesquels il faudra revenir. Enfin, l’artiste a prêté une attention soutenue à la spatialisation de l’image projetée, comme en témoigne entre autres la batterie de microscopes projecteurs des Microprojections évoquée plus haut. Cependant, ce qui distingue le travail d’Oppenheim des images projetées est une réflexion particulière sur les différentes modalités de la projection et sur la notion même de projection. Davantage qu’un support, celle-ci en effet se révèle être pour l’artiste un véritable modèle théorique.
La première trace de l’intérêt d’Oppenheim pour la projection lumineuse paraît dater de l’été 1969. Dans des notes de cette époque, l’artiste décrit ainsi des projections géantes à effectuer depuis un hélicoptère sur un sol de préférence neigeux et transformé de la sorte en écran blanc. Dans certains cas, Oppenheim propose d’utiliser des diapositives illustrant des changements métaboliques dans son propre corps documentés grâce à des microscopes électroniques, ou bien des projections de cellules sanguines infectées[9]. D’après un article de l’artiste publié dans artscanada, il semblerait que l’un au moins de ces projets ait été réalisé. Il s’agit du Walworth Project (1970), documenté dans ces pages par une photographie aérienne du site sur lequel aurait été projetée une diapositive représentant un spécimen de la salive d’Oppenheim obtenue dans des laboratoires de la Yale University[10], et par une reproduction en noir et blanc de cette même diapositive (voir la figure 5). Les archives de l’artiste contiennent une image en couleurs qui correspond vraisemblablement à l’original (voir la figure 6) et paraît montrer que le spécimen de salive a été étudié sous une lumière polarisée. Aussi, la diapositive a-t-elle quelque chose de cristallin, et l’on peut supposer que sa projection au sol devait produire un effet quasi fantastique[11]. Oppenheim a également envisagé de compliquer ce premier scénario en combinant des images géographiques et biologiques. Il imagine de la sorte une oeuvre en deux temps : un premier, où il s’agit de projeter depuis un hélicoptère sur un terrain enneigé des diapositives montrant ce même terrain avant la chute de neige; un second, où l’artiste propose de rephotographier le tout en corrélant des couches d’épiderme avec les strates du terrain[12].
Ces projets dérivent très vraisemblablement des opérations de « transplantation » effectuées peu auparavant par Oppenheim et qui font partie des travaux emblématiques du land art. Il s’agissait de déplacer un lieu vers un autre plus ou moins éloigné du premier par le biais de la cartographie. Ainsi, pour une des oeuvres de la série Gallery Transplant (1969), l’artiste reportait sur un terrain enneigé d’une zone industrielle du New Jersey le tracé à l’échelle 1 d’une galerie du Stedelijk Museum d’Amsterdam (voir la figure 7). Oppenheim délocalisait de la sorte des salles du musée hollandais à des milliers de kilomètres et sur un tout autre continent que leur lieu d’origine. De surcroît, cette action visait à mettre en rapport deux types d’environnements que tout a priori sépare, les espaces préservés de l’institution artistique se trouvant transportés dans un paysage de désolation, un terrain vague aux abords d’un site industriel dominé par des pylônes. De manière comparable, avec les projections de diapositives au sol, l’artiste cherche à faire coïncider deux réalités hétérogènes. Dans ce dernier cas, cependant, le but n’est plus, ou plus seulement, de juxtaposer deux espaces, mais la terre et le corps.
L’idée de recourir aux images projetées fait en effet son apparition chez Oppenheim au moment du tournant opéré par celui-ci depuis le land art vers le body art[13]. A priori, on peut penser que son intérêt pour le corps envisagé tel un matériau artistique à part entière l’aurait conduit tout naturellement à se pencher sur l’étude scientifique des tissus et des cellules, et de là à s’inspirer de l’emploi de projections en biologie. En appui à cela, on peut citer une pièce un peu plus tardive, Adrenochrome (1972), qui se compose de trois éléments : une diapositive projetée au mur représentant un cristal d’adrénochrome agrandi cinq cents fois, un gramme de la même substance exposé au sommet d’une pyramide, et un enregistrement audio de la voix de l’artiste lisant une lettre d’un médecin (voir les figures 8 et 9). Substance chimique dérivée de l’adrénaline, l’adrénochrome serait une cause physiologique de la schizophrénie. L’oeuvre renvoie à un épisode douloureux dans la biographie d’Oppenheim : dix ans auparavant, l’artiste avait été hospitalisé à la suite d’une crise au cours de laquelle il avait manifesté des signes de cette maladie mentale.
De façon plus subtile, cependant, un autre groupe de diapositives dans les archives d’Oppenheim suggère que c’est la notion même de projection qui a pu servir de point commun ou de passage chez lui entre la période des earthworks et celle de l’art corporel. Ces images documentent des oeuvres non identifiées, elles-mêmes produites sous la forme de projections lumineuses (voir la figure 10). On y voit des spécimens biologiques semblables à ceux employés pour les Microprojections superposés à des fragments de cartes. Le nom de Sacramento clairement lisible sur une des cartes employées incite à penser qu’il s’agit de travaux réalisés à la même époque que Identity Transfer: Microprojections, oeuvre présentée à San Francisco, non loin de la capitale de l’État de Californie, ainsi que mentionné plus haut. De même, on reconnaît dans certaines images une empreinte digitale obtenue avec du sang sur le même mode que celle employée pour cette même microprojection. Enfin, il semble qu’il s’agisse là encore d’images projetées à partir d’un microscope projecteur. On retrouve ici l’idée, déjà abordée dans un des projets de l’été 1969, d’un parallélisme entre géographie et biologie, le tracé sanglant des crêtes papillaires venant se mêler à celui des voies de communication et des courbes de niveau figurant sur les cartes. Mais ce que révèle tout particulièrement cette série d’images est l’association que fait Oppenheim entre la projection cartographique et la projection lumineuse. Aussi bien cette idée est-elle également présente de façon sous-jacente dans l’idée de projeter des diapositives depuis un hélicoptère, soit depuis ce point de vue éminemment cartographique qu’est la vue d’en haut.
En même temps, on peut considérer qu’Oppenheim s’attache par la projection à inverser la méthode cartographique. Il en est ainsi déjà des « transplantations » dans lesquelles, en traçant un schéma cartographique au sol, l’artiste semble vouloir en quelque sorte reprojeter la carte sur le territoire, même si par ailleurs il n’y a pas d’adéquation entre le lieu cartographié à l’origine et le site choisi pour la réalisation de l’oeuvre[14]. Avec le passage au body art et à l’usage de diapositives, ce mouvement d’inversion prend un sens nouveau, la projection servant à effectuer en quelque sorte l’introjection de l’artiste dans son oeuvre. En témoigne de façon exemplaire Ground Level (1970), un diaporama réalisé à l’aide de deux projecteurs de diapositives couplés permettant la projection en fondu enchaîné et accompagné d’une bande sonore (voir la figure 11). L’oeuvre a été constituée à partir d’images d’Oppenheim faisant des pompes dans de la boue, dans un effort pour que son corps se confonde avec le sol. Les diapositives ainsi produites ont par la suite été projetées sur le même terrain en hiver, le sol étant cette fois couvert de neige. Mettant en abyme la projection, le diaporama final présente la deuxième série d’images. Avec cette démarche en deux temps, « photographic residue return [sic] […] to exact location via slide projection on snow. Artist re-enters[15]. » Autrement dit, la projection de diapositives sur le sol devait permettre à Oppenheim de pénétrer à l’intérieur même de son oeuvre, abolissant du même coup la distinction canonique entre forme et matière.
Dans ce mouvement tautologique par lequel l’artiste cherche à fusionner avec sa propre production, on peut reconnaître le même fantasme d’être à la fois le moule et l’argile critiqué par Didi-Huberman dans sa réfutation de l’identification entre l’empreinte et ce dont elle est l’image-contact. Comme le rappelle le philosophe, « pour savoir cette origine [de l’empreinte], il faudrait […] parvenir, comme rêvent les enfants, à être le spectateur du moment de sa propre “reproduction”, bref “entrer dans le moule avec l’argile, se faire à la fois moule et argile, vivre et ressentir leur opération commune pour pouvoir penser la prise de forme en elle-même[16]” ». De fait, Ground Level est explicitement relié — comme l’indique l’homophonie des titres — à Ground Gel (1972), un diaporama dans lequel Oppenheim aborde le mystère de la génération (voir la figure 12). L’artiste y paraît en compagnie de sa fille cadette, Chandra, qu’il fait tournoyer à bout de bras. Jouant comme dans les microprojections des résonances avec l’imagerie scientifique, le diaporama montre les deux corps, photographiés en surplomb, prenant l’apparence de cellules biologiques. Le fondu enchaîné accentue cette impression en créant une ébauche de mouvement, comme à l’intérieur d’un bouillon de culture. De la même manière, la succession des images permet de figurer l’absorption progressive des corps par le sol, telle que le suggère le titre de l’oeuvre.
Le résultat toutefois est ambigu, la fusion espérée restant en réalité en suspens. Ainsi que le soulignent tant Darsie Alexander que Robert Storr, l’enchaînement de la séquence manque de fluidité. Cela tient au fait qu’Oppenheim a délibérément brouillé l’ordre des images[17]. Il n’en résulte pas pour autant un rythme saccadé. Moins fluide que le fondu enchaîné cinématographique, mais néanmoins plus lisse qu’une simple succession linéaire de diapositives, Ground Gel, ainsi que d’autres diaporamas de l’artiste, fait éprouver l’enchaînement des images comme une fuite ou une extension de l’une à une autre. Ce « transfert », ou cet « étirement » pour reprendre le vocabulaire d’Oppenheim, est d’autant plus frappant dans le cas de Ground Gel qu’il est en parfaite adéquation avec le propos de l’oeuvre, à savoir explorer la génération comme une tentative de dépassement d’un état à un autre. Dans l’enregistrement qui accompagne la pièce, Oppenheim explique ainsi qu’il essaie, à travers sa petite fille conçue comme une extension de son être, de se projeter au-delà de lui-même. L’oeuvre oscille ainsi entre, d’une part, le rêve de ressouder ce qui a été séparé, à savoir non seulement le corps-empreinte de l’enfant et le corps-moule du géniteur, mais aussi le corps humain et la matière brute du sol, et, d’autre part, le désir de se dédoubler par une opération de distension.
« Passer la frontière »
Le dispositif de la projection rejoint de la sorte une notion qui est au coeur même de l’oeuvre de l’artiste, c’est-à-dire l’aspiration à l’extériorisation de soi sur le mode d’une projection d’énergie mentale permettant in fine de dépasser les barrières matérielles elles-mêmes. Oppenheim explique de la sorte avoir « always been interested in the idea of energy transmission[18] », précisant également ailleurs être possédé du « real desire […] to be able to physically pass through material[19] ». Cette obsession trouve son expression emblématique dans un autre diaporama mettant en jeu le thème de la filiation, 2000’ Shadow Projection (voir la figure 13). L’oeuvre est exécutée en avril 1972 en hommage au père récemment décédé de l’artiste. Le point de départ en est une performance réalisée de nuit, dans un champ de l’État de New York. Oppenheim se tient debout devant une lampe à arc. Son corps bloque le faisceau lumineux, projetant une « image in negative[20] » gigantesque qui s’étire en deux lignes parallèles longues de 800 mètres sur l’herbe blanchie par la puissance de la lumière, soit une sorte d’image-empreinte géante conçue sur le mode de la photographie (voir la figure 14). En s’accroupissant, Oppenheim produit la forme d’un diapason. Lorsqu’il se rapproche encore du sol, le diapason rétrécit pour devenir une lance. Tout en ne cessant de passer de la position debout à la position accroupie, et vice-versa, l’artiste souffle dans une trompette en se guidant sur la direction des lignes projetées sur le terrain. Peu à peu, « the sensation of being in two places at once begins to take hold[21] ».
Par-delà ses aspects techniques, l’oeuvre — dont on notera qu’elle est aussi la seule de l’artiste à contenir le terme « projection » dans son titre — est donc de part en part traversée par l’idée même de projection, un aspect magnifié lors d’une exposition à la Sonnabend Gallery de New York en 1972. Pour l’occasion, Oppenheim, en effet, avait fait installer un écran géant sur le toit de la galerie afin de projeter des films ainsi que des diaporamas. Comme le fit remarquer une critique de l’époque dans Arts Magazine, ce dispositif était particulièrement adapté à la projection de diapositives, le format hypertrophié de l’écran permettant de mettre en relief le processus d’agrandissement inhérent au médium même de la projection[22]. Certes, pourrait-on objecter, cette remarque s’applique tout aussi aisément au film projeté. Mais, de nouveau, il semble important de relever ici une différence importante. En effet, le mouvement continu du cinéma tend à nous faire oublier ce phénomène d’agrandissement que met au contraire en exergue la fixité ou la quasi-fixité de la projection de diapositives. En particulier, l’article d’Arts Magazine relevait l’adéquation parfaite entre ce mode de présentation et 2000’ Shadow Projection. L’auteur rejoignait en cela les propres remarques d’Oppenheim sur la nature monumentale de l’oeuvre :
Toute la pièce prenait le caractère d’un geste héroïque, ne fût-ce qu’en raison de ses dimensions et des éléments qu’elle véhiculait : un faisceau de huit cents mètres (produit par une lampe à arc incroyablement puissante); cette ombre, décollant du sol à une hauteur de 60 cm et voyageant à travers ce faisceau, véritable espace flottant. C’était vraiment vouloir transporter une figure au-delà d’une certaine limite. Ce corps, précipité au loin, je voulais vraiment qu’il “passe la frontière[23]”.
On comprend en même temps par ces mots que la performance initiale elle-même a été conçue non seulement en écho au processus photographique indiciel avec son couple négatif/positif, mais également comme une sorte de séance de projection de diapositive humaine, le corps de l’artiste tenant le rôle de l’image projetée (voir la figure 15).
Ce transport que décrit l’artiste pourrait également être qualifié de métaphore, en jouant du sens étymologique du terme. Il y a, de fait, une dimension indéniablement poétique dans le travail d’Oppenheim, que l’artiste a lui-même soulignée dans des entretiens[24]. En particulier, il est possible de relier l’importance qu’il accorde à la notion de projection à l’idée de « vers projectif » développée en poésie par Charles Olson et à laquelle il a aussi fait allusion[25]. Le poète désignait ainsi une façon de concevoir le vers qui prend en compte la dimension du souffle, tant celui de l’auteur que de l’auditeur. En effet, pour Olson, le poème était de l’énergie transférée que seule la puissance du souffle permettait de projeter en la gardant intacte[26]. On fera inévitablement ici le lien avec Oppenheim soufflant dans la trompette de 2000’ Shadow Projection. En revanche, le rapprochement paraîtra peut-être moins aisé à faire avec les projections d’images. Pour autant, il ne paraît nullement étrange au regard des préoccupations d’Oppenheim de concevoir le faisceau de lumière passant à travers la lame de verre ou la diapositive comme une sorte de souffle, souffle grâce auquel se transmettrait à l’image fixe l’énergie vivante de la pensée.
Codages
Tout en rappelant les aspects poétiques de 2000’ Shadow Projection, il faut prendre garde cependant à ne pas confondre la démarche de l’artiste avec la recherche d’un quelconque symbolisme. En revanche, la configuration de cette pièce invite bien à envisager la question du symbolique abordé dans son sens spécifique de code. En effet, l’oeuvre peut être vue comme un dispositif archaïque de télécommunication dont le rôle est d’établir un contact avec les morts, les variations de la taille de l’ombre projetée d’Oppenheim offrant un équivalent des signaux télégraphiques. Ce sont en quelque sorte des ébauches de langage codé, rappelant les liens historiques entre le codage et la projection lumineuse tels que les expose Kittler. Ainsi, d’après le théoricien des médias, l’usage de la lanterna magica au 17e siècle aurait favorisé les recherches sur les moyens de transmettre des messages codés à distance. Athanasius Kircher se serait inspiré de la lanterne magique pour concevoir un système de signal sophistiqué destiné à être utilisé en temps de guerre[27]. Aussi bien, Oppenheim joue-t-il souvent de l’association entre projection et projectile en assortissant ses travaux avec l’image projetée de connotations belliqueuses. Dans 2000’ Shadow Projection, toujours, on relèvera la forme de lance que prend l’ombre projetée lorsque l’artiste s’accroupit. De la même manière, on notera la dimension guerrière des premiers projets de projections géantes de diapositives imaginés par Oppenheim, qui évoquent des bombardements aériens, notamment ceux, contemporains, menés au Vietnam. Le caractère sinistre et menaçant de ces oeuvres est tout particulièrement sensible dans le cas de celles qui emploient des images de cellules infectées.
Envisagée comme un canal de communication, la projection rejoint en même temps l’intérêt d’Oppenheim pour la cybernétique et la théorie de l’information dont témoignent de façon exemplaire plusieurs oeuvres envisageant la filiation du point de vue de l’empreinte. C’est le cas explicitement de A Feed-back Situation (1971), une oeuvre filmée, réalisée significativement à la même époque que la double empreinte digitale d’Identity Stretch, et qui fait de même intervenir Oppenheim et son fils Erik (voir la figure 16). On y voit l’artiste et son enfant, côte à côte, le torse nu, dos à la caméra. Oppenheim trace sur le dos d’Erik un dessin au marqueur que celui-ci reproduit simultanément sur le dos de son père à partir des seules sensations tactiles reçues[28]. Mais cet intérêt pour le codage de l’information se lit aussi dans le groupe précédemment étudié des Identity Transfers et de leurs « transferts » d’empreintes digitales. Oppenheim précise de la sorte avoir été inspiré par l’idée que « you’re transferring coded information[29] », renvoyant peut-être à la notion de code génétique établie scientifiquement quelques années auparavant seulement. Or, il est intéressant de relever que cette préoccupation pour le codage est aussi un point important sur lequel Oppenheim s’éloigne de la notion d’indicialité. Tout à l’inverse de l’artiste, Krauss, dans ses « Notes on the Index », fait ainsi du mouvement cellulaire un des exemples mêmes du message sans code indiciel, perpétuant ce faisant une conception purement physiologique du corps. Cette remarque apparaît à l’occasion de la description d’une chorégraphie de Deborah Hay, autre cas représentatif de l’art indiciel des années 1970 selon l’auteure, dans lequel la danseuse se tient immobile devant le public, débitant un monologue au cours duquel elle explique ainsi sa manière de concevoir désormais la danse : « to be in touch with the movement of every cell in her body[30] ».
L’importance de la manipulation des codes pour Oppenheim a été bien repérée par Jonathan Crary, qui y a vu une continuité avec la démarche de Jasper Johns :
The associations and collisions in Oppenheim’s work are a radical expansion of the dismantling and overlapping of codes that Johns conducted. […] Johns instituted a practice in which distinctions between the material and the abstract orders disintegrate — in which signs and sign systems are torn loose from a referential function and take on a floating identity where they can coincide with objects and with the activity of the body. What Johns provided for Oppenheim and others was, on the one hand, the indication of a potentially vast domain of new vocabularies available for manipulation and recoding; on the other, possible operations that could be carried out on the physical surface of a corporeal, social or terrestrial field, as well as within the delimited field of painting[31].
Plutôt qu’une exclusion pure et simple du code, ce que décrit Crary est une série d’opérations de « recodages », de migrations et d’hybridations passagères qui rappellent bien en effet la stratégie de « transfert » si chère à Oppenheim. Certes, le thème spécifique de la projection est absent de l’analyse de l’historien de l’art. Cependant, l’« identité flottante » que selon lui prennent les signes tant chez Oppenheim que chez Johns n’est pas sans rappeler la comparaison avec les images projetées du premier. Semblablement, les opérations continuelles de transformation décrites par Crary résonnent avec la notion alchimique de projection et les transmutations qu’elle est censée précipiter. La projection dans ses multiples manifestations se révèle ainsi être chez Oppenheim la clé d’un art lui-même tout entier fondé sur le déplacement et dans lequel l’empreinte, in fine, n’apparaît que pour mieux interroger l’idée d’enracinement.
Appendices
Note biographique
Larisa Dryansky est maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne et, depuis septembre 2014, déléguée à l’Institut national d’histoire de l’art où elle occupe le poste de conseillère scientifique du domaine Histoire de l’art contemporain, 20e-21e siècles. Parmi ses dernières publications : « “Ultramoderne”. Les métaclichés de Valérie Belin » (2015); « Paléofuturisme. Robert Smithson entre préhistoire et posthistoire » (2013-2014); et « Sartrean Phenomenology and Postminimalism: On Some Works by Mel Bochner and Dan Graham » (2013). Sa thèse de doctorat, portant sur les usages de la cartographie et de la photographie dans l’art américain des années 1960-1970, a été retenue pour publication dans la collection « L’art et l’essai » des éditions du CTHS et de l’INHA.
Notes
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[1]
Rosalind Krauss, « Notes on the Index: Seventies Art in America », October, no 3, printemps 1977, p. 81.
-
[2]
C. S. Peirce, « Logic as Semiotic: The Theory of Signs », cité dans Rosalind Krauss, « Notes on the Index: Seventies Art in America. Part 2 », October, no 4, automne 1977, p. 63.
-
[3]
Krauss, 1977, p. 78, 80.
-
[4]
Ibid., p. 80.
-
[5]
Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, p. 309.
-
[6]
Voir Willoughby Sharp, « Interview with Dennis Oppenheim », Studio International, novembre 1971; repris dans Germano Celant (dir.), Dennis Oppenheim: Explorations, Milan, Edizioni Charta, 2001, p. 121.
-
[7]
Friedrich Kittler, Optische Medien. Berliner Vorlesung 1999, Berlin, Merve Verlag, 2002, p. 82-83.
-
[8]
Darsie Alexander, « Slideshow », dans le catalogue d’exposition dont elle a dirigé l’édition, Slideshow: Projected Images in Contemporary Art, University Park (Pa.), The Pennsylvania State University Press, 2005, p. 3-32.
-
[9]
Voir Dennis Oppenheim, « Catalyst 1967-1974 », dans Alan Sondheim (dir.), Individuals: Post-Movement Art in America, New York, E. P. Dutton & Co., 1977, p. 252.
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[10]
Voir la légende de l’image (figure 5), ainsi que Sharp, 1971, p. 121.
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[11]
L’intérêt d’Oppenheim pour les cristaux est attesté également par Adrenochrome (1972), une pièce qui est abordée plus loin. Cette attirance pour la cristallographie est aussi un trait qu’il partage avec Robert Smithson et Dan Graham. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « La carte cristalline. Cartes et cristaux chez Robert Smithson », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 110, hiver 2009-2010, p. 62-85.
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[12]
Oppenheim, 1977, p. 252.
-
[13]
Dans les notes de l’artiste, les premières mentions de travaux avec le corps datent d’avril 1969; ceux appelant l’usage de diapositives datent de l’été (ibid., p. 251-252).
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[14]
De ce point de vue, Oppenheim complique le modèle de la carte à l’échelle du territoire que l’on trouve dans la parabole de Borges, « De la rigueur scientifique », (dans Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes / El Hacedor [1960], édition bilingue, trad. Roger Caillois, Paris, Éditions Gallimard, 1982, p. 199) et qui fascine alors plusieurs artistes, dont Robert Smithson. Celui-ci voit ainsi dans les « transferts » de son collègue et ami une opération de transformation du site en carte (« Discussions with Heizer, Oppenheim, Smithson », Avalanche, no 1, automne 1970; repris dans Jack Flam [dir.], Robert Smithson: The Collected Writings, Berkeley / Los Angeles, University of California Press, 1996, p. 242).
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[15]
Communiqué de presse de la John Gibson Gallery, exposition Dennis Oppenheim, avril-mai 1970, archives Dennis Oppenheim.
-
[16]
Didi-Huberman, 2008, p. 309.
-
[17]
Alexander, 2005, p. 23-24; Robert Storr, « Next Slide, Please… », dans Alexander, 2005, p. 59.
-
[18]
Steve Wood, « An Interview with Dennis Oppenheim », Arts Magazine, juin 1981; repris dans Celant, 2001, p. 233.
-
[19]
Lynn Hershman, « Interview with Oppenheim », Studio International, novembre 1973; repris dans Celant, 2001, p. 159.
-
[20]
Dennis Oppenheim, « 2000’ Shadow Projection », dans Celant, 2001, p. 146.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Rosemary Matthias, « Galleries », Arts Magazine, vol. 47, no 2, novembre 1972, p. 68.
-
[23]
Irmeline Lebeer, « Dennis Oppenheim. Le corps de l’oeuvre et l’oeuvre du corps », Chroniques de l’art vivant, juin 1973; repris dans Irmeline Lebeer, L’art ? C’est une meilleure idée !, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, p. 210.
-
[24]
D’après mon entretien avec l’artiste, New York, 17 juin 2010.
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[25]
Assumpta Bassas, « Interview with Dennis Oppenheim », dans le catalogue d’exposition Dennis Oppenheim: Obra 1967-1994, Barcelone, Ajuntament de Barcelona, 1994; repris dans Celant, 2001, p. 337.
-
[26]
Charles Olson, « Projective Verse » [1950], dans Ralph Maud (dir.), A Charles Olson Reader, Manchester, Carcanet Press Limited, 2005, p. 39-49.
-
[27]
Kittler, 2002, p. 88-89.
-
[28]
La notion de « feed-back » a également marqué Olson, ainsi qu’en témoignent ces vers de son poème « The Kingfishers » (1949) : « not accumulation but change, the feed-back proves, the feed-back is / the law », « The Kingfishers », dans George F. Butterick [dir.], The Collected Poems of Charles Olson: Excluding the Maximus Poems, Berkeley / Los Angeles, University of California Press, 1997, p. 89). D’après Ralph Maud, la rédaction de cette oeuvre contient des échos de la lecture du livre de Norbert Wiener, Cybernetics: or, Control and Communication in the Animal and the Machine (1948), dont le poète avait pu consulter les épreuves (Charles Olson’s Reading: A Biography, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1996, p. 60 et p. 257, note 27).
-
[29]
Sharp, 1971, p. 121.
-
[30]
Krauss, automne 1977, p. 58.
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[31]
Jonathan Crary, « Dennis Oppenheim’s Delirious Operations », Artforum, vol. 17, no 3, novembre 1978, p. 36.