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La multiplication de projets d’archives en ligne ouvertes à tous conduit depuis une quinzaine d’années à un changement de paradigme dans ce domaine. Si les archives constituaient, auparavant, d’abord un lieu de préservation des traces du passé[1], elles deviennent à présent, avant tout, un noeud de relations où des données sont échangées[2]. La conversion des documents conservés en fichier numérique, associée à leur partage sur le web, transforme en profondeur leur mode d’accessibilité et leurs usages. Le fait que l’ensemble des données soit encodé selon un langage commun conduit à une circulation plus aisée[3], notamment via les réseaux sociaux. Kate Theimer explique ainsi que depuis le début du 21e siècle,

Archives are struggling to attract and hold the attention of all these new potential users [...] we [archivists] must also provide assistance to a more diverse body of researchers as well as the traditional audience of scholars. To respond to the need to make collections available online, we must also digitize materials and create metadata for them, create attractive websites and online projects[4].

Le plus souvent, ces archives en ligne ne sont, en effet, ni des catalogues de référence renvoyant à un fonds hors ligne ni des sites conçus comme la duplication d’un fonds original, mais des interfaces structurées qui ont pour but la mise à disposition de reproductions numériques de sources premières. Penser la multiplication de ce type de projets nécessite donc d’articuler des problématiques techniques, notamment relatives à la numérisation et un questionnement d’ordre socioculturel[5]. En effet, s’il est absolument nécessaire de considérer les machineries mises en place en termes de convergence, d’interopérabilité ou encore d’obsolescence des supports, afin de replacer ces nouveautés dans une archéologie technique des médias[6], nous formulons ici l’hypothèse que le rôle des individus manipulant ces interfaces et la question des usages sociaux est, au moins, aussi important[7]. Il s’agit alors de s’intéresser aux notions d’appropriation, de participation ou encore d’indexation sociale. L’idée directrice de cet article, qui repose sur la création d’une archive en ligne, est de déterminer si un dispositif adapté peut mettre de l’avant cette complémentarité entre innovation technologique et une série de gestes créateurs posés par les individus impliqués dans son élaboration.

Pour cela, il s’agit tout autant d’analyser un cas particulier que d’historiciser celui-ci en portant une attention particulière au contexte qui lui est contemporain. Tout d’abord, notons que les archives institutionnelles ne sont plus le principal acteur, mais un parmi d’autres, incluant les bibliothèques et les musées, les associations et les collectionneurs ainsi que de nombreux amateurs qui mettent sur le web des archives privées et des collections personnelles. De plus, le temps n’est ainsi plus à la rareté, mais à l’abondance, voire à une surabondance conduisant paradoxalement à une forme d’amnésie[8]. Si jusqu’à la fin du 20e siècle aller en archive constituait une démarche le plus souvent accomplie par les seuls chercheurs et étudiants, cela n’est plus le cas. Un certain nombre de freins, technologiques, administratifs et symboliques, qui restreignaient leur accès sont aujourd’hui tombés, si bien qu’une simple requête sur un moteur de recherche invite les internautes à prendre connaissance de tout ou partie de fonds relatifs aux sujets qui les intéressent.

Cependant, il ne s’agit pas d’adopter ici un point de vue technophile, cédant ainsi à la double illusion de solutions principalement d’ordre technique et d’une démocratisation rimant forcément avec une mise en contact plus directe avec les artefacts contemporains de la période étudiée[9]. En effet, les dispositifs d’archivage proposés reposent sur des gestes de sélection et de médiation qui sont tout sauf neutres[10]. Or les implications de ce constat – cette dimension construite de l’archive en ligne – demeurent le plus souvent de l’ordre de l’impensé. Cela provoque un sentiment d’insatisfaction quant aux conditions de production et d’utilisation de ces sites, qui est partagé aussi bien par les usagers et les archivistes que par les chercheurs. De ce constat est né le 18e numéro de la revue Intermédialités et le projet Archiver à l’époque du numérique (2011-2014), tous deux dirigés par Éric Méchoulan[11]. Ce projet construit autour de quatre axes théoriques[12] s’est aussi constitué d’un volet pratique, dirigé par Jean-Marc Larrue, c’est-à-dire de la création de l’archive numérique de la troupe de théâtre Dora Wasserman, qui est actuellement en ligne[13].

Fig. 1

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Cet article présente cet aspect du projet afin de montrer comment une archive en ligne peut rendre compte de ses propres conditions de production et ainsi permettre une utilisation réflexive de la part des usagers. Cette démonstration portant sur la fabrication d’une archive mène ainsi à faire trembler la frontière entre ce qu’il est convenu d’appeler une donnée ou un document numérisé et ce qui est perçu comme étant des métadonnées, c’est-à-dire l’ensemble des informations ajoutées lors de la mise en archive. Cela conduira en conclusion à s’interroger sur la spécificité de ce type de plateforme par rapport aux autres médiations en ligne (webdocumentaire, frise chronologique, exposition en ligne).

Le fonds pris ici comme cas d’étude est celui de la metteure en scène québécoise Dora Wasserman. Née en Ukraine en 1919 et formée au théâtre d’état juif de Moscou (GOSET), cette dernière a été une figure majeure de la création théâtrale juive montréalaise entre la fin des années 1950 et le début des années 1990. Durant cette période, elle a dirigé une troupe amateur yiddishophone, d’abord composée de jeunes acteurs, qui pour la plupart ont grandi avec elle. Elle a ainsi monté des pièces du répertoire est-européen, proposé des créations et offert des adaptations de pièces anglophones et francophones, telles que Les belles-soeurs de Michel Tremblay[14]. Malgré le décès de Dora Wasserman à la fin de l’année 2003, cette troupe est encore en activité au Centre Segal à Montréal[15], devenant ainsi la plus ancienne compagnie yiddishophone au Canada. Durant toutes ces années en tant que directrice et metteure en scène, Dora Wasserman a conservé de manière assez systématique les différentes versions des textes des pièces jouées, des partitions, de sa correspondance, des photographies et diapositives, mais aussi des notes de production, des articles de journaux et des publicités. Au début des années 2000, elle avait ainsi réuni un fonds d’une richesse exceptionnelle afin de mener une approche culturaliste dans le domaine de la génétique théâtrale[16]. Cette volonté de préserver la mémoire de la troupe a trouvé une continuation dans un premier geste archivistique. En effet, quelques mois après le décès de la metteure en scène, un groupe de bénévoles, pour la plupart membres de la troupe, s’est constitué afin de transformer ces traces du passé en documents archivés. Refusant le dépôt des boîtes accumulées par Dora Wasserman dans une institution, ces personnes ont choisi de préserver elles-mêmes la mémoire de leur groupe. Elles ont ainsi créé, sur le fondement de connaissances vernaculaires, des catégories afin de classer les documents. L’archive ainsi constituée se trouve actuellement au Centre Segal, dans une pièce qui lui est dédiée, les bénévoles se réunissant de manière hebdomadaire afin de poursuivre leur projet mémoriel (voir en ligne le montage vidéo réalisé dans le cadre du projet Archiver… présentant le fonds Dora Wasserman[17]).

La création de l’archive en ligne (2011-2014) ne porte donc pas sur le fonds tel qu’il a été trouvé en 2004, mais sur une archive déjà instituée. L’identification de ce geste conduit à éprouver tout à la fois le sentiment d’une perte, celle de l’agencement des sources par la metteure en scène, et celui d’une découverte, celle d’un ensemble d’opérations menées pour conserver ces traces. Une fois ce constat fait, il aurait été possible de focaliser notre attention sur cette perte. Une archéologie de l’archive aurait alors pu être menée afin de tenter de retrouver les traces de l’autoarchivage de Wasserman, ou, au contraire, un nouveau classement plus conforme aux normes archivistiques aurait pu être adopté en niant le travail mené jusque-là par les bénévoles. La démarche choisie a plus consisté à considérer ce geste intermédiaire comme une découverte conduisant à un questionnement de nature épistémologique. Celui-ci revient à se demander : comment l’archive en ligne peut-elle rendre compte de l’imbrication de l’accumulation de traces liées à l’activité de la troupe et du geste posé par ces archivistes bénévoles? Ou, plus justement, comment articuler ces traces, ce premier geste archivistique et la configuration de l’archive proposée dans le cadre de notre propre projet? Il y a là une question qui a intimement à voir avec le dispositif d’archivage choisi, c’est-à-dire avec la forme du site web mis en ligne. En somme, le but de celui-ci est-il de donner accès le plus immédiatement possible à une reproduction du document original sans considérer son contexte comme étant particulièrement important? Ou alors, une archive en ligne correspond-elle à une interface permettant un accès aux documents numérisés, à des informations sur la troupe, à des données portant sur la constitution du fonds et à des données ayant pour objet les conditions de production de l’archive en ligne elle-même. Opter pour cette seconde tendance nous a conduit à adopter une démarche qualitative résistant ainsi à l’adéquation parfois considérée comme naturelle entre numérique et approche quantitative (Big Data)[18]. Dès lors, il a été choisi de travailler sur quatre cent trente documents relatifs à une pièce de théâtre, Les Sages de Chelm, montée par la troupe à plusieurs reprises entre le début des années 1970 et les années 2000.

Prenons à présent un exemple afin de mieux comprendre le passage du classement effectué par les bénévoles à l’archive en ligne. Pour la plupart des artefacts conservés, le fonds physique contient trois informations : le type de document, la pièce de théâtre concernée et l’année de production de ladite pièce. Il est ainsi possible de savoir que l’exemple choisi est une photographie relative à la pièce Les Sages de Chelm telle que montée en 1970. De plus, au dos de l’image, il a été inscrit au stylo-bille bleu : Pearl Levy. Le contenu visuel de la photographie étant un portrait, il est possible de faire l’hypothèse – qui s’est avérée – selon laquelle il s’agit de l’identité de la personne représentée. Aucune autre information n’a été ajoutée par les archivistes bénévoles. Cependant, quand nous les avons interrogés à propos de ces artefacts, il s’est avéré qu’ils en savaient beaucoup plus. Concernant cette photographie, ils se souvenaient des conditions de la prise de vue et de l’usage du document à l’époque. Ils ont ajouté qu’elle s’inscrivait dans une série plus large et que d’autres exemplaires existent. Ils ont aussi attiré notre attention sur un ensemble d’inscriptions portées au dos de l’image dont la signification nous était restée jusque-là hermétique. S’ils n’avaient jamais ressenti le besoin d’objectiver ces informations, c’est parce qu’ils se trouvaient toujours présents quand un étudiant, un chercheur, un amateur de théâtre ou un metteur en scène professionnel venait consulter lesdits documents.

Afin d’intégrer ces deux types d’informations – portant sur la vie de la troupe et sur le processus d’archivage –, un véritable projet de redocumentarisation basé sur une indexation sociale a dès lors été mis en place[19]. L’objectif n’était alors plus seulement d’associer des informations factuelles à chacun des documents en suivant les normes de l’archivistique la plus rigoureuse[20], mais aussi de conserver quelque chose de l’ordre du « patrimoine humain et mémoriel de l’organisation[21] ». Ainsi, aux notices contenant une vingtaine d’items entrés sur ICA-ATOM[22], sont venus s’ajouter des entretiens menés avec ces acteurs de l’histoire. Concernant la photographie prise comme exemple, il a été choisi de mener des entretiens avec les deux personnes ayant archivé ce type de document. Il s’est agi de Pearl Levy et Lily Blander. Dans ce cas, l’actrice représentée sur la photographie était donc une des personnes ayant pris part au processus d’archivage vernaculaire. Cela constitue moins une exception, qu’un exemple de cette intrication entre ces phases de la vie de la troupe. Des entretiens biographiques avec chacune de ces deux bénévoles ont alors été menés, afin de déterminer qui parle. Parallèlement, la notice de ce document a été complétée. Un titre et un numéro d’identifiant unique lui ont été associés[23]. Le document a été daté, mesuré, les conditions de conservation ont été évaluées (les inscriptions au dos ont notamment été décrites), l’emplacement dans le fonds physique a été précisé et une succincte description a été proposée :

Photographie noir et blanc représentant une actrice en studio datant de la période de la première production de la pièce Les Sages de Chelm (1970). Pearl Levy a été identifiée dans cette photographie. Cette dernière information est basée sur le travail des bénévoles des archives de la troupe de théâtre yiddish Dora Wasserman[24].

Il s’est ainsi explicitement agi d’indiquer la nature collaborative du projet. Dans un second temps, deux entretiens sonores individuels sur un corpus limité à quatre photographies ont été réalisés par Emma Roufs[25].

L’entretien avec Pearl Levy a notamment porté sur ce document. Elle a précisé à cette occasion qu’elle jouait alors le rôle de l’ingénue Shoshana – l’un des principaux personnages de la pièce –, dont elle portait le costume lors de la prise de vue. Elle a aussi partagé des informations sur les conditions de production de l’image et sur sa circulation à l’époque (promotion de la pièce et mémoire du groupe), tout en insistant sur la distance temporelle entre l’entretien (juillet 2012) et la prise de vue (1970). Enfin, elle a distingué les inscriptions apportées au dos de l’image par Dora Wasserman et le photographe de celles contemporaines du processus d’archivage. De nouveau, elle n’a pas hésité à indiquer quand sa mémoire lui faisait défaut. Dans un troisième temps, un entretien avec Pearl Levy et Lily Blander filmé au Monument-National à Montréal.

Celui-ci a porté sur un corpus limité de documents[26]. Tout comme pour les entretiens sonores, le principe consistait à obtenir des informations sur ces sources en particulier (quatre photographies)[27], sur la catégorie de documents (les photographies dans leur ensemble)[28], ainsi que de manière plus générale sur la vie de la troupe[29]. Cette anamnèse nous avons essayé d’en rendre compte en intégrant aux capsules audio et audiovisuelles les moments de silence, les hésitations et les erreurs factuelles. Par exemple, lors du début de l’entretien au Monument-National, Pearl Levy indique avoir oublié à quelle date elle a joint la troupe. Ce passage aurait facilement pu être coupé lors du montage. Mais en ouvrant la capsule ainsi, nous souhaitions insister sur le fait que ce qui se joue devant la caméra n’a plus grand-chose à voir avec une quête d’éléments factuels (ceux-ci ont déjà été collectés lors des étapes précédentes). L’attention était cette fois plus portée sur la manière dont les deux femmes manipulaient les documents, ainsi que sur leurs postures corporelles et tout un ensemble de signes non verbaux. Le choix de les mettre en coprésence est lié à cela. Il s’agissait d’observer leurs gestes, leurs regards et la manière dont, tendues l’une vers l’autre tout autant que vers la caméra et l’intervieweuse (ici Marie-Hélène Constant), elles allaient faire appel à leurs souvenirs. Le principe guidant l’ensemble de ce processus est de jouer sur la complémentarité entre des informations objectivables et la résistance d’une dimension subjective. Il s’agissait ainsi progressivement de dénaturaliser le geste d’archiver et d’indiquer la persistance d’une sorte d’instabilité au sein même du dispositif archivistique.

Afin de compléter ce processus, nous avons souhaité ajouter des informations sur le projet Archiver à l’époque du numérique, celui-ci étant tout aussi normé et, par là même, tout autant anomique. En effet, une fois déterminé qui parle, il était important de savoir avec qui il ou elle parle, soit de connaître précisément qui est l’équipe d’auxiliaires de recherche engagés dans le projet. Et de manière plus générale, il nous a semblé nécessaire de communiquer un maximum d’informations sur la conception de l’archive en ligne, ce qui a été fait par une cartographie temporelle rendant compte du projet depuis les premières consultations du fonds physique jusqu’aux présentations publiques de celui-ci, en passant par la numérisation des documents, la normalisation des notices et de la création de l’interface du site.

Fig. 2

Capture d’écran de la cartographie temporelle réalisée pour le projet Archiver.

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Il ressort de cela que la numérisation de l’artefact n’est plus le seul élément central du dispositif médiatique proposé. En fait, il s’agit d’un aspect parmi d’autres d’une structure informationnelle[30] reposant sur un balancement temporel (notamment, entre les temporalités d’un usage artistique, d’un archivage vernaculaire et d’un projet de recherche[31]). Cette structure se compose d’une reproduction de l’artefact, d’un ensemble de métadonnées factuelles complétées sur ICA-ATOM, d’un ou de plusieurs entretiens sonores ou filmés, d’un ensemble d’informations générales sur l’histoire de la troupe, du fonds d’archives et de l’archive en ligne.

Fig. 3

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De notices agençant l’ensemble de ces informations ont été réalisées pour les documents relatifs à la pièce Les Sages de Chelm[32]. Cela a été mené en intégrant des pistes sonores sur Soundcloud et des capsules audiovisuelles sur Vimeo, ainsi qu’en proposant tout un système de renvoi entre les notices sur ICA-ATOM et les pages du site de l’archive (cartographie temporelle, frise chronologique, présentation du projet, notamment). Par ailleurs, des notices similaires ont été conçues pour les entretiens sonores et filmés, ces sources contemporaines du projet étant également considérées comme des documents intégrant l’archive[33]. Dans ce cas, les informations relatives aux documents du fonds physique ont été considérées comme les métadonnées des enregistrements sonores et vidéo. Il y a là une inversion qui conduit à faire trembler la frontière, généralement acceptée comme allant de soi, entre donnée et métadonnée. Ainsi, à l’opposé d’une démarche consistant à nier les remédiations effectuées[34], afin de faire comme si on était face à l’original, nous avons insisté sur chaque étape de la construction de ce fonds. Comme l’écrit le sémiologue Matteo Treleani, dans un ouvrage consacré à la mise en ligne des archives audiovisuelles, il s’agit « [d’] expliciter le travail archivistique, le travail historique et le travail rhétorique et sémiotique de remise en contexte à travers un nouveau média[35] ». Le pari effectué est que l’usager du site comprenne, en quelques clics, qu’il ne se trouve pas face à une fenêtre ouverte sur le passé, mais face à une plateforme construite au présent. Le principe à la base de ce choix est qu’il sera plus intéressé par un parcours au sein de cette forme complexe, que par la seule possibilité de consulter une copie numérisée d’un artefact sur lequel il n’aurait que très peu d’informations.

L’usage du terme « parcours », qui est particulièrement adapté à la manière dont un internaute utilise un tel site, conduit à se poser la question de la caractérisation d’un tel site. En somme, quelle est la différence entre cette interface, appelée une archive, et un autre mode de médiation du passé? Pendant de nombreuses années, cette question a semblé incongrue, l’archive étant le lieu des traces du passé et l’écriture de l’histoire constituant le moment de leur mise en récit. Rédigeant un livre ou un article, le chercheur en sciences humaines allait d’abord en archives afin de proposer dans un second temps une intrigue[36]. La présence des documents était dite discrète, ne se manifestant que dans les notes infrapaginales sous la forme de références, rendant possible au lecteur de retrouver les sources qu’il avait précédemment consultées[37]. La matérialité de la source était alors invisible (et la plupart du temps non prise en compte). Cependant, la convergence des médias, en rendant possible la coprésence d’un écrit, d’un son, d’une image et d’une séquence filmée, sur un même support, a progressivement changé les choses[38]. Ce changement commence dès les années 1960 avec l’anthropologie audiovisuelle, le corps de la narration n’étant plus seulement composé des mots du chercheur, mais aussi des paroles des acteurs de l’histoire, de sources audio et visuelles, d’objets ou encore de documents écrits. Il s’agit d’un déplacement de l’archive du paratexte, jusqu’au centre de l’argumentation, de la référence à la reproduction. La matérialité des sources est alors prise en compte, mais la plupart du temps sans que le spectateur connaisse les conditions de production du document intégré au montage. Ce qui change avec le numérique, ce n’est donc pas tant la diversité des éléments en présence que leur agencement et leur mode de consultation. En effet, il n’est plus question d’être le lecteur ou le spectateur d’une narration linéaire, mais d’être l’usager d’un espace à parcourir. Ce que cette coprésence rend possible, comme on l’a démontré précédemment à travers le cas de l’archive Dora Wasserman, c’est la possibilité de donner accès en même temps au document et à un métarécit d’ordre réflexif. Par exemple, la consultation de la notice portant sur la photographie représentant Pearl Levy conduit l’internaute à trouver des informations sur les conditions de sa mise en archive, sur la manière dont elle a été numérisée, sur la vie de Pearl Levy, sur le rôle qu’elle a joué dans la création du fonds ou encore sur la façon dont cette notice a été mise en ligne. De manière similaire, celui qui consulte l’entretien sonore avec Lily Blander saura comment il a été enregistré, pourquoi de tels entretiens ont été réalisés, que d’autres entretiens du même type ont été menés, que celui-ci renvoie à des documents en particulier, comment ces documents ont été archivés, ad libitum, soit jusqu’à ce qu’il soit pleinement satisfait.

Dès lors, il est en effet difficile de percevoir ce qui distingue un récit historique, tel qu’une exposition en ligne, un site documentaire ou un webdocumentaire, d’une archive en ligne. Il est même possible d’aller un pas plus loin en considérant que ce n’est plus tant le rapport au passé du document qui est à prendre en compte que l’inscription au présent de l’archive dans l’espace public. L’idée est, comme l’écrit William Uricchio à propos d’un documentaire interactif, que l’interface est créée « non pas seulement pour documenter le passé de la communauté, mais pour jouer un rôle actif dans la construction de son futur[39] ». Alors que nous évoluons dans un régime d’historicité qui se réduit toujours un peu plus à l’immédiat[40], il est possible de considérer que l’enjeu de tels projets est de redonner un peu de profondeur temporelle. Cela n’est pas à entendre seulement comme la nécessité de réinscrire le présent dans la continuité du passé, mais aussi d’offrir des ressources pour penser l’avenir. Ainsi, l’archive en ligne de la troupe de théâtre Dora Wasserman a été pensée comme une forme de médiation orientée aussi bien vers le passé que vers le futur. Les notices mises en ligne ont en effet une valeur historique et mémorielle, ainsi qu’une valeur d’usage afin de permettre la création de nouvelles productions théâtrales et d’inviter chercheurs et étudiants à de nouvelles découvertes. La spécificité de l’archive en ligne vis-à-vis des autres formes de médiation sur le web réside peut-être très précisément là. Si tout contenu mis en ligne est potentiellement appropriable, afin d’être remédié au sein d’une autre forme culturelle[41], l’archive telle que proposée ici est pensée pour être appropriée. Si comme pour tout projet de Public History[42], un agencement de formes produites dans le passé est proposé, celui-ci repose moins sur une intrigue cohérente que sur le partage d’un réservoir d’intrigues potentielles[43].

L’archive en ligne est ainsi un noeud de relations, comme annoncé en introduction, car elle ne vit que dans la mesure où elle est un lieu d’échanges entre les membres d’une communauté, qu’elle participe à construire. Ce constat nous a conduit à ajouter une ultime fonctionnalité aux notices mises en ligne : la possibilité d’être commentées et partagées sur les réseaux sociaux. En effet, le projet d’indexation sociale engagé avec les bénévoles membres de la troupe trouve là une continuation légitime. En intégrant l’un des principaux acquis du web 2.0[44], la structure informationnelle complexe créée pour ce site intègre la possibilité d’évoluer constamment en fonction des questions, des remarques et des informations partagées par les internautes[45]. Symboliquement, chaque notice conçue au présent pour archiver une trace du passé aménage ainsi un espace à une réactualisation potentielle dans le futur. Comme l’écrit Éric Méchoulan, « le geste d’archiver y trouve sa temporalité propre : une projection dans le futur pour mieux contempler le présent comme passé[46] ».