Née en pleine révolution numérique, sous la plume d’Éric Méchoulan qui fut son fondateur, notre revue avait tenu à exister sous un format papier : il s’agissait par là de défendre un « dispositif matériel » davantage qu’un simple support. Dans le texte de présentation du premier numéro, Éric Méchoulan rappelait combien les idées sont « toujours prises dans des techniques, des habitudes, des institutions et des lois ». C’est dans l’interstice des champs disciplinaires et des institutions universitaires que la revue allait en effet baliser son propre terrain ; par la haute qualité de son impression, elle mettait textes et images à égalité, permettant à ces dernières d'être plus que de simples illustrations, mais aussi aux dossiers dits savants et aux dossiers dits artistes de s’accompagner au fil des pages. Sa part électronique, elle la réservait, sur son site, aux fruits de réflexions tenues en groupe, dans les ateliers ou séminaires associant des jeunes chercheurs au Centre de recherche sur l’intermédialité, rendant ainsi compte de la dynamique singulière de son travail collectif et collaboratif. Cette entrée dans le monde des revues savantes canadiennes avait un certain panache, soutenu par la conviction du renouveau qu’apportaient les approches intermédiales ainsi que par l’amour du bel objet imprimé qui témoignait de notre attachement à la tradition encyclopédique du livre ; soutenu, également, par la ligne claire et constructive de numéros thématiques, distingués par les verbes leur servant de titre, et dont l’objectif était, à chaque parution, de mieux comprendre les modalités de « l’emprise du travail immatériel » sur les sociétés historiques et contemporaines. L’avenir n’a fait que confirmer ces attentes et, à l’heure d'un premier bilan, notre revue peut faire valoir, outre la signature de nombreux contributeurs reconnus et estimés à l'échelle internationale, d’importants écrits de théorisation de l’intermédialité et une foule d’articles proposant une réflexion approfondie sur quelques-unes de ses notions fondamentales. Pourquoi alors passer aujourd’hui au numérique ? Dans le monde de l’édition savante, les raisons évoquées sont de fait rarement déterminantes. L’économie réalisée, par exemple, avec la suppression des étapes de l’impression et du coût des matériaux n’est en fait que provisoire : l’édition numérique a aussi ses exigences, et son champ de possibles appelle déjà des investissements humains et matériels importants. Par ailleurs, la numérisation menace l’économie fragile des revues académiques : l’utopie du libre accès est cernée par la réalité des communautés restreintes que touche l’édition savante et spécialisée, et que se disputent déjà portails publics et diffuseurs privés. Reste les pratiques de lecture des chercheurs et des étudiants qui s’accommodent fort bien de la disponibilité immédiate des textes sur les portails dédiés (JSTOR, Érudit ou Revues pour ne citer qu’eux), ainsi que de leur nouvelle maniabilité (recherches, archivages et annotations personnels, etc.). Pourtant, le risque est grand de perdre au passage le champ propre et l’identité des revues qui les publient et incarnent la force d’un courant de pensée, la spécificité d’une approche, la richesse d’une archive. Sans parler de la perte de sens que représente le démembrement de numéros composés de manière thématique, dans la mesure où l'on sait que les portails de diffusion en ligne référencent en premier lieu l'article individuel (et ses mots clés) et non l'ensemble auquel il peut appartenir. Les sciences humaines se trouvent ici aussi sous la pression d'un modèle qui prévaut dans les sciences de la nature, au pouvoir desquelles elles ont de la difficulté à résister. Le passage au numérique n’est cependant plus un choix pour les revues savantes, c’est une nécessité avec laquelle il a fallu, bon an, mal an, composer. Comme nous l'avons fait jusqu'à …
Traverser : du papier vers l’électronique et le numérique[Record]
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Philippe Despoix
Université de MontréalMarion Froger
Université de Montréal