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Envisagée sous l’angle de l’intermédialité, l’histoire des expositions d’art ancien soulève de nombreuses questions. À la fois produit final d’un travail de conceptualisation et dispositif de visualisation d’un récit historique, l’exposition permet de « matérialiser » une hypothèse historiographique, autrement dit, elle rend « visible » et « tangible », par le choix des objets exposés et la manière dont on les expose, une construction historique. Ainsi, elle pose d’emblée le problème des rapports entre une dimension visuelle et une autre, plus spécifiquement discursive.

L’intermédialité intrinsèque de l’exposition se manifeste, d’ailleurs, à un autre niveau. Francis Haskell a montré que la genèse des expositions d’art ancien se situe au croisement de domaines différents[1]. Elle résulte en effet de multiples transferts de savoirs, de méthodes et de techniques entre des champs divers. La question des relations entre disciplines s’avère donc essentielle, mais pour pouvoir l’éclaircir, il faut prendre en compte un niveau d’analyse ultérieur : celui des rapports entre différentes traditions nationales à l’intérieur de la discipline de l’histoire de l’art. Les origines mêmes de la pratique de l’exposition d’art ancien impliquent ce regard transnational ; relevant de l’affirmation d’une histoire de l’art professionnelle et de son institutionnalisation, l’exposition évolue en fonction des cadres nationaux et locaux et des échanges qui s’établissent entre ceux-ci.

Après quelques manifestations isolées au 19e siècle, l’exposition d’art ancien s’est affirmée, au 20e siècle, comme l’un des modes d’expression privilégiés de l’histoire de l’art. Le premier tiers du siècle correspond en effet à un moment de forte expansion de l’histoire de l’art en Europe : après des débuts plus ou moins précoces selon les pays, elle est désormais une discipline reconnue qui a sa place dans le champ des sciences historiques. Le statut de l’historien de l’art se précise et se définit dans une relation étroite avec le monde des musées. L’outillage conceptuel de la discipline s’affine, grâce, notamment, à une série de débats internationaux. Dans ce contexte, les expositions s’avèrent à la fois le reflet et le moteur du développement d’un discours sur l’art qui se produit à l’échelle européenne.

Si ces manifestations ont eu un impact considérable sur l’évolution des études, elles ont également influencé la vie artistique et culturelle de l’époque : le collectionnisme, le discours sur l’art contemporain et l’écriture de l’histoire. Songeons à Johan Huizinga, dont Le déclin du Moyen Âge a été marqué par sa « découverte » des Primitifs flamands à l’exposition de Bruges en 1902[2], ou bien à Lucien Febvre qui, dans Combats pour l’histoire, décrit l’exposition des Primitifs français au Louvre (1904) comme un événement « inoubliable »[3].

D’une part, du point de vue de leur conception, les expositions s’inscrivent ainsi dans une histoire intellectuelle dont l’histoire de l’art est partie prenante, mais non exclusivement. D’autre part, sous l’angle de leur réception et de leurs effets, elles entrent dans l’histoire des pratiques culturelles. Au croisement de la démarche historiographique et de la jouissance de l’art ancien comme pratique socialement déterminée, les expositions s’avèrent un phénomène complexe capable de nous renseigner sur de multiples aspects de la construction intellectuelle et sociale du patrimoine. Parfois déterminées par des présupposés politiques et idéologiques majeurs, elles témoignent notamment de l’emprise des nationalismes sur la culture[4] et jouent un rôle de premier plan dans la compétition entre capitales culturelles, ainsi que dans les échanges diplomatiques[5]. Aussi, elles relèvent d’une internationalisation des biens culturels qui s’est effectuée de concert avec la nationalisation des sociétés européennes.

L’exemple choisi – celui des grandes expositions de Primitifs organisées en 1902 et en 1904 à Bruges, Sienne, Paris et Düsseldorf – est emblématique de cet état des choses. Inconcevable en dehors d’un large réseau international de relations scientifiques et institutionnelles, la mise en place presque simultanée de ces quatre manifestations découle, entre autres, d’un souci d’émulation nettement affiché par leurs organisateurs.

La présente étude tentera de rendre compte de la dimension transnationale de la genèse des expositions d’art ancien, tout en reconstituant quelques-uns de ses sous-entendus idéologiques.

1902-1904 : les expositions de « primitifs » en Europe

Les quatre expositions retenues se signalent avant tout par leur ampleur. Il s’agit de manifestations de grande envergure qui mobilisèrent, autour de la présentation d’un nombre considérable d’oeuvres, différentes figures de professionnels et de représentants officiels des sphères diplomatiques, culturelles et politiques[6]. Ainsi, il est intéressant d’essayer de les penser en termes de réseaux.

L’Exposition de Primitifs flamands et d’art ancien organisée à Bruges en 1902[7] fut perçue par les contemporains comme une manifestation imposante[8]. Exposant 413 peintures (en plus des sculptures, meubles, tissus, tapisseries, ivoires, manuscrits, monnaies et pièces d’archives) pendant plus de trois mois[9] dans deux lieux différents[10], cette manifestation marqua un tournant essentiel dans les études sur l’art flamand des 14e, 15e et 16e siècles[11]. Par l’abondance, la variété et la qualité des pièces ressemblées pour la première fois, cette exposition permit une analyse globale des différentes oeuvres et des rapprochements stylistiques débouchant sur une série de nouvelles attributions, notamment pour les peintures[12]. Aussi, elle représenta par la suite un modèle pour maintes entreprises de ce genre et suscita – nous le verrons – des tentatives d’émulation soutenues par de vives rivalités nationales.

Son organisation réunit, autour du baron Henri Kervyn de Lettenhove, quelques-uns des représentants majeurs de l’histoire de l’art en Belgique, dont Georges Hulin de Loo, professeur à l’Université de Gand, et Louis Materlinck, conservateur du Musée de Gand, ainsi que le spécialiste de la peinture flamande Jeames Weale[13]. Par ailleurs, la mise en place d’une pareille manifestation reposa sur un vaste réseau de relations institutionnelles et politiques : le comité d’organisation belge, composé de personnalités scientifiques, était en effet soutenu dans ses démarches par des comités de patronage locaux (pour la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Hollande, la Grande-Bretagne), dont les membres – des historiens de l’art, mais aussi des diplomates et des hommes politiques – devaient notamment faciliter les prêts d’oeuvres auprès des institutions et des particuliers à l’étranger[14].

Une structure similaire caractérise l’organisation de l’Exposition des Primitifs français, qui ouvrit ses portes le 12 avril 1904 au Louvre (Pavillon de Marsan) et à la Bibliothèque nationale[15]. Henri Bouchot, conservateur du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale et principal promoteur de la manifestation, conçut son exposition en réaction à celle de Bruges qui, à ses yeux, avait accordé aux Flandres une place prééminente dans les origines de l’art moderne en Europe et diminué considérablement le rôle de la France[16]. Forte d’un peu plus de sept cents oeuvres, ainsi que de l’appui d’éminents spécialistes (Paul Durrieu, Paul-André Lemoisne et Paul Vitry, entre autres), l’exposition de Bouchot s’efforçait de constituer les « primitifs français » en objet d’étude autonome. Au terme d’un processus de redécouverte, commencé un siècle plus tôt[17], les « primitifs français » s’affirmèrent en 1904 comme un enjeu essentiel pour l’histoire de l’art en France.

Figure 1

Exposition des Primitifs français, Paris, 1904, couverture du catalogue.

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Dominique Thiébaut a souligné le talent stratégique qui guida, chez Bouchot, la composition de comités mélangeant, « selon un subtil dosage »[18], des personnalités liées au monde des musées et des institutions ; des collectionneurs ; des figures marquantes de la politique et de la diplomatie, telles que Georges Clemenceau, ou bien de la finance, comme les Rothschild ; des autorités ecclésiastiques et des directeurs de revues spécialisées, comme Charles Ephrussi (Gazette des Beaux-Arts), Paul Leroi (L’Art), Manzi (Les Arts), Jules Helbig (Revue de l’art chrétien, Liège) et Robert Dell (Burlington Magazine). Ce souci de garantir à l’entreprise un soutien institutionnel et politique allait de pair avec un discours qui voulait créer une rupture sur le plan historiographique. Cette manifestation, qui souleva des débats virulents parmi les spécialistes, représente un évènement fondateur pour l’histoire de l’art française.

Conçue et organisée par Paul Clemen, Provinzialkonservator de la région rhénane, l’exposition de Düsseldorf de 1904 présente des traits différents. Remarquons d’abord que, par rapport à celles de Bruges et de Paris, la Kunsthistorische Ausstellung de Düsseldorf n’affichait pas, dans son titre, l’intention de circonscrire – et, par là, de mettre de l’avant – un domaine spécifique de la production artistique. Autrement dit, elle ne fut pas pensée comme plaidoyer pour une tradition figurative dont on souhaitait célébrer la valeur et l’originalité méconnues. Comme nous le verrons, la Kunsthistorische Ausstellung de 1904 ne fit guère preuve du même caractère militant qui distingua les expositions de Bruges et de Paris.

Ce qui fait la spécificité de cette manifestation est aussi la dimension régionale, plus que nationale, de son discours. L’exposition de 1904 avait été conçue en lien avec une exposition précédente, la Kunsthistorische Ausstellung de 1902, organisée par Fritz Roeber, directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, dans le cadre d’une plus vaste exposition d’art, d’artisanat et de l’industrie. Celui-ci avait fait appel à Clemen, qui enseignait l’histoire de l’art dans la même institution et avait mené des recherches pionnières sur le patrimoine monumental de la région[19].

En 1902, Clemen avait choisi de privilégier la sculpture et l’orfèvrerie[20], des techniques-clés pour l’histoire artistique de la Rhénanie et de la Westphalie médiévales. La Kunsthistorische Ausstellung de 1904 fut conçue pour compléter ce panorama de l’art de l’Allemagne occidentale en présentant la production picturale de la région[21]. Ouverte du 1er mai au 23 octobre au Palais des expositions de Düsseldorf, elle réunissait les oeuvres des écoles de Cologne, de la Westphalie, du Bas-Rhin, ainsi que des pièces provenant de l’Allemagne méridionale et des Flandres. Les organisateurs avaient aussi profité des oeuvres étrangères conservées dans les collections des prêteurs pour définir un parcours, permettant de comparer la peinture rhénane à celle d’un contexte européen plus vaste. Ainsi, une partie de l’exposition présentait un choix d’oeuvres françaises, flamandes, italiennes, anglaises et hollandaises, allant du 15e au 18e siècle.

Le comité d’organisation comprenait des figures de premier plan du monde institutionnel et universitaire, telles que le médiéviste Georg Dehio, le conservateur du Kunstgewerbemuseum de Berlin, Otto von Falke, et quelques-uns parmi les spécialistes majeurs des primitifs allemands – Ludwig Scheibler, Alfred Lichtwark et Max J. Friedländer –, des savants étrangers comme Cornelis Ofstede de Groot et Georges Lafenestre, et enfin Eduard Firmenich Richartz, auteur d’une monographie essentielle sur les frères Boisserée et éditeur, avec Clemen, du catalogue de l’exposition.

La Mostra dell’antica arte senese, organisée au Palazzo Pubblico de Sienne par le directeur des Uffizi, Corrado Ricci, est comparable à la contemporaine Kunsthistorische Ausstellung de Düsseldorf par sa dimension avant tout régionale, et plus encore municipale. La ville de Sienne tout entière s’exposait à cette occasion : un choix d’oeuvres très nombreuses et très différentes, allant du Moyen Âge au 19e siècle, et un décor où le souci d’évoquer le glorieux passé artistique de la ville primait sur les ambitions scientifiques[22], visait à attirer un tourisme culturel en pleine expansion. Ouverte du 17 avril au 30 octobre, fortement voulue et soutenue par les autorités locales, ainsi que par les représentants du clergé[23], cette exposition fut conçue dans la perspective d’une rénovation des arts et de l’artisanat siennois[24]. Ainsi, il n’est pas surprenant que les comités d’honneur et d’organisation n’aient compris que des personnalités liées à la ville et qu’on n’ait fait appel à aucun spécialiste étranger.

Figure 2

Mostra dell’antica arte senese, Sienne, 1904, couverture du catalogue.

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La question de la présence de membres étrangers dans les comités d’organisation est révélatrice des hiérarchies et des légitimités culturelles entre traditions artistiques nationales. D’un point de vue stratégique, pour monter une grande exposition réunissant des oeuvres de provenances très diverses, il est de toute évidence important de s’assurer l’appui des représentants des institutions patrimoniales des pays où l’on veut demander des prêts. Mais faire appel à des savants étrangers, à des spécialistes reconnus d’un domaine de recherche donné, signifie aussi, d’une certaine manière, se doter d’une caution scientifique, d’autant plus estimée qu’elle vient d’un regard extérieur, donc théoriquement impartial. À ce titre, il est intéressant de remarquer que l’exposition des Primitifs français comptait un nombre très élevé de membres étrangers dans ses comités, et qu’il s’agissait de personnalités extrêmement influentes. Bouchot et ses collaborateurs avaient en effet grand besoin de s’associer à des représentants prestigieux de l’histoire de l’art européenne et d’obtenir cette caution scientifique : ils en avaient d’autant plus besoin que l’exposition des Primitifs français mettait en avant un objet d’étude récemment constitué et ce, sur un ton militant, agressif, qui vaudra à ses organisateurs de sévères critiques de la part de ces mêmes savants étrangers dont Bouchot semble avoir tant cherché le soutien.

Pour éclaircir cela, il nous faut donc aborder le problème essentiel des présupposés idéologiques de ces manifestations. Élaborées dans des contextes socioculturels très différents, les expositions de Bruges, Sienne, Paris et Düsseldorf se prêtent à la comparaison sur un point essentiel : les enjeux politiques qui les sous-tendent.

Les primitifs et la reconstitution d’un « art national »

La redécouverte des Primitifs au 19e siècle a été soutenue par de violentes passions nationalistes. Incarnant, dans chaque pays, l’expression première d’une « école nationale » de peinture, leurs oeuvres ont fait l’objet d’un investissement identitaire considérable. En 1902, l’exposition de Bruges s’efforça de restituer l’image d’une école flamande « riche » et « puissante », selon les propres mots d’Henri Kervyn de Lettenhove, son organisateur. Dans une jeune Belgique, les oeuvres des primitifs s’affirmaient ainsi comme un des éléments essentiels dans la constitution du « sentiment national », revêtant ainsi une fonction résolument politique :

L’école flamande s’y est révélée avec une puissance et une richesse presque insoupçonnées ! N’est-ce pas là une oeuvre patriotique ? Montrer la richesse et la puissance de la Flandre, dans le passé, n’est-ce pas développer le sentiment national ? […] Rarement gloires anciennes ont jeté un plus vif éclat, et le légitime orgueil que nous avons tous éprouvé par ce fait, nous a rendus plus fiers de notre qualité de Flamand, plus fiers de notre nom de Belge. Il a augmenté notre foi dans l’avenir en même temps que notre amour pour le sol qui recouvre les cendres de nos pères. Ce sont là les grands, les nobles, les beaux résultats de notre entreprise[25] !

En ce sens, nous l’avons dit, l’exposition des Primitifs français fut conçue comme une réplique à la vision du développement de la peinture moderne en Europe promue par l’exposition de Bruges. Cette manifestation marqua un véritable tournant dans le processus de construction d’un « art national » en France. Les auteurs du catalogue se réclamaient explicitement de l’enseignement de Louis Courajod[26] qui, dans ses Leçons de l’École du Louvre, avait revendiqué pour la France un rôle dominant dans l’éclosion de la Renaissance en Europe[27], et affichaient une volonté militante de construire l’objet « primitifs français » en opposition aux « primitifs italiens » et aux « primitifs flamands ». Ces deux traditions figuratives jouissaient d’une reconnaissance critique et historiographique solide et bien établie[28] ; Bouchot et ses collaborateurs s’attachèrent à dénoncer le manque de fondement d’un tel jugement :

Comme l’érudition de nos jours a pour point de départ le Livre des peintres de Karl van Mander – qui écrivait au temps où le futur royaume de Belgique se dessinait en embryon, et qui jugeait les temps anciens sous l’angle moderne –, on a admis qu’il y eut au 14e siècle un art belge, et que cet art fit l’art français. C’est le contraire que nous voulons soutenir[29].

Ce parti pris guida donc les choix de Bouchot ; il s’agissait de reconstituer une école française de peinture autonome et florissante avant le 16e siècle, et pour ce faire, le savant n’hésita pas à « franciser » différents artistes flamands[30], comme dans le cas des frères Van Eyck dont il faisait de simples imitateurs des maîtres français :

Aux 14e et 15e siècles, les Van Eyck, tout nés qu’ils fussent à Maeseyck, tout flamands qu’on les sût, et parlant le patois germano-flamand, n’en sont pas moins des Français, des succédanés des Parisiens, des produits de notre terroir. Le qualificatif Johannes Gallicus, appliqué à Jan Van Eyck par des Italiens, ne vise nullement la nationalité originaire du peintre, mais sa tendance esthétique, son genre, son métier si l’on veut […]. Qu’on le veuille ou non, Hubert et Jan Van Eyck, au cas qu’une oeuvre d’eux nous soit authentiquement fournie, ne sont nullement sous l’inspiration de maîtres néerlandais. Ce qu’on nous a produit comme faisant partie de leur bagage est essentiellement d’influence romane, d’inspiration française. Les tableaux qui leur sont donnés sur des raisons de sentiment, de vraisemblance, et sur l’affirmation d’étiquettes de cadres, dépendent formellement des arts de l’Île-de-France[31].

Le cas d’annexion le plus éclatant fut celui du Maître de Flémalle. L’origine flamande de cet artiste était chose connue, mais au Pavillon de Marsan trois de ses oeuvres avaient été exposées : la Vierge glorieuse (vers 1430) du Musée Granet d’Aix-en-Provence, la Vierge à l’écran d’osier (1430), appartenant au collectionneur anglais George Salting et qui devait ensuite être achetée par la National Gallery de Londres, et L’adoration des bergers (vers 1420) du Musée de Dijon. Ces oeuvres étaient donc présentées comme appartenant à l’école française, et plus précisément à l’une de ses sous-écoles régionales, l’école d’Artois, en raison de leur « concordance absolue » avec les travaux des frères Limbourg. Par cette manoeuvre audacieuse Bouchot enrichissait l’École française d’un maître de tout premier plan.

Ces annexions abusives de maîtres étrangers soulevèrent les protestations cinglantes de spécialistes tels que Paul Clemen[32], Aby Warburg[33] et Georges Hulin de Loo[34]. En France, le critique le plus sévère de cette manifestation et de ses sous-entendus idéologiques fut Louis Dimier[35].

Ainsi s’engagea un débat international, aux tons parfois virulents, dont les grandes revues spécialisées, telles que le Burlington Magazine ou la Gazette des Beaux-Arts, se firent le relais. Au-delà des questions spécifiques d’attribution, cette polémique est emblématique de la compétition entre les différentes traditions historiographiques nationales à un moment où l’histoire de l’art était en train de se fonder comme discipline. Ainsi, dans le texte d’une communication présentée à la Société d’Histoire et d’Archéologie de Gand, le 11 mai 1904, Georges Hulin de Loo écrivait à propos des annexions de maîtres étrangers :

Le procédé est périlleux. De proche en proche, et pour mille raisons ni meilleures ni pires, on arriverait à englober les Pays-Bas tout entiers ; et même pourquoi ne pas pousser jusqu’à la frontière du Rhin ? Justement Cologne est sur la rive gauche. Voilà du coup l’art « français » aussi riche, et de tendances plus variées que l’art italien lui-même. Dans l’intérêt de l’histoire de la peinture française je ne peux pas conseiller cette voie, alors que tant de territoires légitimement français sont encore absolument inexplorés[36].

Hulin de Loo montrait ici du doigt les lacunes et les insuffisances de l’histoire de l’art française :

Au point de vue de l’exploration des archives et de l’étude des textes, la France n’a rien à envier aux autres nations. Depuis les travaux de l’illustre marquis de Laborde, elle a produit toute une légion de chercheurs habiles et laborieux, qui ont enrichi nos connaissances d’inestimables trouvailles. MM. l’abbé Réquin, Bernard Prost, Léopold Delisle, etc. continuent à reconstituer patiemment l’histoire écrite des artistes français et de leurs oeuvres. Pour ce qui concerne l’inventaire, le classement et l’étude critique des tableaux, la France est en retard de plus d’un demi-siècle sur l’Allemagne[37].

Ce dernier point devait susciter les plus vives réactions de la part des savants français. C’est bien la constitution d’un connoisseurship rigoureux qui était en jeu – un domaine dans lequel l’histoire de l’art française semblait devoir rattraper un retard considérable par rapport à ses voisins. Non seulement chaque historiographie nationale s’engageait, en ces années, dans des enjeux historiques – la primauté du « gothique national », des primitifs, etc. –, mais, dans une histoire de l’art traversée par de violentes rivalités nationales, chaque pays était en concurrence pour l’élaboration de la discipline, de ses outils et de ses méthodes.

Si Bouchot s’était surtout attaché à diminuer les apports italiens et flamands dans la peinture française des 14e et 15e siècles, dans les textes accompagnant la Kunsthistorische Ausstellung de Düsseldorf, Paul Clemen semble adopter un point de vue non moins passionné, bien que porteur d’enjeux différents à l’échelle politique :

Au 15e siècle, la Rhénanie […] n’a pas eu d’artistes du niveau des frères van Eyck et de leurs successeurs. En revanche elle a créé un art qui, par son originalité, par son profond sentiment religieux et son naturalisme est supérieur à celui de la plupart des provinces allemandes et même de toutes par sa richesse, variété et fécondité[38].

En effet, sur le plan du discours, deux facteurs marquent l’écart entre l’exposition organisée par Clemen et celles de Paris ou Bruges. Le premier est le caractère régional de cette manifestation. Bouchot avait mis de l’avant les éléments communs aux différentes écoles locales de peinture : les spécificités régionales étaient mises en valeur, mais toujours dans le cadre englobant de la grande patrie. Clemen privilégiait en revanche une dimension locale qui devait rester centrale dans son oeuvre et dans son action de conservateur du patrimoine. Ainsi, l’art rhénan, reconnu comme étant « inférieur » à l’art flamand, était en revanche exalté comme plus original et plus riche que celui de toute autre région allemande. Le deuxième est la prise en compte des influences et des apports étrangers : l’exposition de Düsseldorf restituait une image de l’art de l’Allemagne occidentale et de ses échanges avec des traditions figuratives différentes (l’art flamand notamment), alors que Bouchot et ses collaborateurs s’efforcèrent de minimiser ces aspects en insistant sur le rôle dominant de la France en Europe.

La Mostra dell’antica arte senese se rapproche de la Kunsthistorische Ausstellung de 1904 par sa dimension locale plus que nationale. À l’instar de celle-ci, la Mostra fut conçue pour attirer l’attention sur la richesse d’un patrimoine régional pour lequel on réclamait de nouvelles mesures de conservation et de protection. Elle se distingua toutefois des trois autres expositions par son caractère « touristique » et « commercial », nettement affiché par ses organisateurs[39]. L’étude historique de l’art siennois fut au premier plan dans une autre exposition, organisée simultanément au Burlington Fine Arts Club de Londres par Robert Langton Douglas, avec la participation de l’historien de l’art italien Adolfo Venturi[40]. Ce pendant londonien de l’exposition siennoise nous conduit à aborder un dernier aspect de la mise en place d’un « système des expositions » en Europe au début du 20e siècle : une internationalisation des pratiques qui cohabita avec la nationalisation des discours.

Les expositions d’art ancien entre nationalisme et internationalisation : quelques pistes pour la recherche

Entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle, les tendances nationalistes des sociétés européennes cohabitent avec un vaste mouvement d’internationalisation de la culture : la nationalisation grandissante des discours s’est produite en lien étroit avec une internationalisation des biens culturels[41].

À cet égard, des manifestations telles les grandes expositions d’art ancien sont exemplaires. Nos quatre expositions de primitifs témoignent, nous l’avons dit, d’une volonté de prendre part activement à la compétition culturelle internationale. Si, d’un point de vue à la fois logistique et scientifique, leur mise en place aurait été inconcevable en dehors d’un large réseau international de relations personnelles et institutionnelles, elles furent pourtant l’expression d’un discours profondément nationaliste sur l’art ancien. Dans les pages précédentes, nous avons essayé de cerner les éléments essentiels de ce discours ; ici, nous tenterons de suggérer par quelques exemples les modalités concrètes selon lesquelles ce processus s’est réalisé.

La circulation d’oeuvres que ces expositions ont entraînée est un premier élément fondamental. Il serait intéressant de retracer la cartographie des prêts auxquels les expositions de Bruges, Paris, Sienne et Düsseldorf ont donné lieu, mais il l’est davantage de réfléchir aux enjeux symboliques, en termes de visibilité des collections, privées ou publiques, que ces échanges d’oeuvres comportèrent. On ne citera qu’un exemple, mais fort significatif. Max J. Friedländer, conservateur de la Gemäldegalerie de Berlin, faisait partie du comité organisateur de l’exposition de Bruges et devait bientôt s’affirmer comme l’un des spécialistes majeurs de la peinture flamande[42]. La demande de prêts fut généralement bien accueillie par les représentants des institutions allemandes, qui virent dans l’exposition de Bruges une occasion idéale de mettre en valeur la richesse de leurs collections. Friedländer insista précisément sur ce dernier point lorsqu’il publia dans le Repertorium für Kunstwissenschaft un long compte-rendu de l’exposition[43].

Par ailleurs, il serait important de se pencher sur les retombées économiques de ces quatre manifestations en étudiant les effets que la réévaluation et l’exposition médiatique, à laquelle cet art fut soumis, eurent sur les prix des Primitifs dans les différents pays. L’impact de ces événements sur le collectionnisme privé et sur l’enrichissement des collections des musées fut considérable ; il mériterait une étude approfondie[44].

Dans son dernier ouvrage, Michel Espagne applique la catégorie de « transfert culturel » à l’histoire de l’art, telle qu’elle s’est développée en Allemagne et en France au 19e siècle, dans sa globalité[45]. Cette démarche s’avère particulièrement féconde dans le cas des expositions d’art ancien, dans la mesure où les échanges entre différentes traditions historiographiques nationales ont représenté la condition première et indispensable de la genèse de ce type de manifestation et fondèrent son développement ultérieur.

L’itinéraire de l’historien de l’art Paul Clemen, organisateur de la Kunsthistorische Ausstellung de 1904, est à cet égard exemplaire. Clemen a suivi une formation à Strasbourg, où il a soutenu en 1889 une thèse sur les portraits de Charlemagne[46], sous la direction d’Hubert Janitschek[47]. Son premier voyage en France et en Belgique remonte à la même époque. En particulier, le séjour à Paris semble avoir exercé une influence profonde sur son développement : il suivit les cours d’Eugène Müntz à l’École des Beaux-Arts et d’Ernest Renan au Collège de France, étudia l’organisation du Musée de Sculpture comparée et visita l’Exposition universelle au sein de laquelle la section française présentait une exposition rétrospective de l’art français, qui constitua un précédent important pour l’exposition des Primitifs français de 1904[48].

Clemen devait retourner à Paris en 1897, entre mars et mai, chargé par la Commission pour la statistique monumentale des Provinces rhénanes d’étudier l’organisation de la protection du patrimoine en France[49]. Son enquête, publiée sous le titre de Die Denkmalpflege in Frankreich[50], faisait du système de conservation français un modèle pour le gouvernement allemand. Le développement de la législation patrimoniale était analysé non seulement dans ses aspects pratiques, mais également dans ses implications culturelles. Clemen évoquait avec admiration les combats de Victor Hugo et de Louis Courajod et s’efforçait de reconstituer les retombées sociales et politiques de la gestion du patrimoine.

Les voyages des historiens de l’art, leur formation plus ou moins internationale et les relations qu’ils ont entretenues avec leurs pairs à l’étranger s’avèrent des facteurs essentiels de l’internationalisation de la discipline. L’essor des expositions d’art ancien au seuil du 20e siècle relève de la mise en place de réseaux institutionnels et scientifiques, qui se bâtissent désormais à l’échelle européenne. Les Kunsthistorische Ausstellungen de 1902 et 1904 qui, selon les propres mots de Paul Clemen, visaient à restituer un « westdeutscher Trocadéro »[51], sont emblématiques de la pluralité de modèles et de références desquels ce savant se réclamait.

Dans une perspective historiographique, l’étude des expositions est un observatoire idéal de l’évolution de l’histoire de l’art. De plus, les expositions s’avèrent des indicateurs particulièrement sensibles du rôle tenu par le patrimoine dans une société. Celles que nous avons tenté d’aborder renvoient à une période pendant laquelle se cristallise une actualité qui est toujours la nôtre : replacer l’essor des expositions d’art ancien dans son terreau intellectuel et institutionnel nous permet de porter un regard plus aigu sur notre propre pratique. Ainsi, la bonne échelle d’observation n’est ni le musée, ni la ville, ni la nation, mais l’espace des relations entre ces différents pôles à l’intérieur d’un système transnational de production et de réception de l’exposition. Envisagée de la sorte, l’étude des expositions devient l’étude de circulations culturelles.