À la fin de son texte « Une politique du bien commun au Canada est-elle possible? », Stéphane Courtois avance la critique suivante au sujet de ma philosophie politique « patriotique » : devant les défis du pluralisme dans les sociétés contemporaines, l’affirmation d’un idéal qui suppose que les citoyens dans un pays comme le Canada puissent affirmer une conception substantielle de leur bien commun (une conception qui représenterait, entre autres, un rapprochement des différentes communautés nationales dans le pays), n’est-elle pas au bout du compte irréaliste, voire utopique? (Courtois, 2010, 281) Bien sûr, je n’ai jamais caché ma conviction selon laquelle le bien commun ne peut être développé que par le mode du dialogue extrêmement fragile qu’est la conversation, et non par celui, plutôt antagoniste, qu’est la négociation. Cela parce que même si la négociation permet de trouver des accommodements raisonnables aux conflits, seule la conversation peut mener à de véritables rapprochements. Mais qu’en est-il de la conversation en politique? Étant donné l’immense disparité de pouvoir qui existe entre les citoyens, mon manque de réalisme s’aggraverait d’une bonne dose de naïveté. En fait, ces deux critiques sur l’utopie et la naïveté tendent à venir de disciplines différentes : c’est de philosophes comme Courtois que vient la suggestion que mon approche est utopique, tandis que les politologues, comme Éric Montpetit et Alain Noël, la trouvent naïve. Ainsi, Montpetit écrit que l’approche patriotique vise à remplacer la vie politique « normale », qui relève du pouvoir, par « l’activité intellectuelle » qui se réduit à l’affirmation de « visions » dans la conversation (Montpetit, 2008, 21; traduction libre), alors que Noël classe le patriotisme parmi les approches qui, « d’une manière plutôt abstraite », mettent trop l’accent sur les principes et pas assez sur le pouvoir (Noël, 2008, 428, 432; traduction libre). Michel Seymour se joint quant à lui aux deux critiques. Il relève la naïveté, parce que le patriotisme échoue à voir que « dans la réalité concrète des rapports de domination politiques », on passe de la force à la négociation, puis à la conversation « et non l’inverse ». Il souligne aussi l’utopie liée à ma croyance en l’existence d’une « illusoire communauté politique » et à ma conception de la communauté nationale qui va à l’encontre de l’immense majorité des gens (y compris mes camarades les Canadiens anglais) – qui, je dois le présumer, souffrent d’une forme de « fausse conscience » (Seymour, 2008, 125, 123, 257). En somme, on pourrait dire que je rêve de l’impossible : de concitoyens qui feraient preuve d’une générosité jusqu’ici inconnue lorsque des conflits de fond portent sur des valeurs jugées primordiales. Voilà un idéal aimable, même touchant, mais totalement irréaliste. Il y a pourtant ici une grande ironie. J’estime en effet que c’est mon approche qui est la plus réaliste et que l’incapacité à le percevoir est elle-même le résultat de l’utopie et de la naïveté. Le réalisme du patriotisme est fondé sur l’idée qu’il est souvent dans l’intérêt des gens de converser. Non parce que la conversation suppose une doctrine smithienne de « l’intérêt personnel éclairé » selon laquelle, grâce à une main invisible, on promeut les intérêts de la société à travers l’avancement de ses propres intérêts (Smith, 1991, livre 4, chapitre 2, paragraphe 9). Le patriotisme ne suppose pas non plus une doctrine tocquevillienne de « l’intérêt bien entendu » qui suggère qu’il est, en fin de compte, dans l’intérêt personnel de chaque membre d’une communauté de faire des sacrifices limités au nom du bien de tous (Tocqueville, 1961, partie 2, chapitre 8). La réconciliation des valeurs …
Appendices
Bibliographie
- Blattberg, Charles. Et si nous dansions? Pour une politique du bien commun au Canada, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2004.
- Blattberg, Charles. « La démocratie patriotique, pas délibérative », trad. Magdelena Dembinska et Irene Salenson, Éthique publique 7.1 (printemps 2005) : 154-165.
- Blattberg, Charles. « Exiger la reconnaissance? », trad. Roseline Lemire-Cadieux. La reconnaissance dans tous ses états. Éd. Michel Seymour. Montréal : Québec Amérique, 2009, p. 69-101.
- Blattberg, Charles. « Critique de l’interprétation gadamériene de Platon », trad. Monica Émond. Les usages des anciens dans la pensée politique contemporaine. Éds. Martin Breaugh et Yves Couture. Québec : Presses de l’Université Laval, 2010, p. 237-252.
- Blattberg, Charles. « L’Esprit d’Al-Andalous et la philosophie du dialogue », Arabitudes : L’Altérité Arabe au Québec, Éd. Henda Ben Salah. Montréal : Fides, 2010, p. 63-67.
- Blattberg, Charles. “Taking Politics Seriously – but Not Too Seriously”. En ligne : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1723387.
- Buber, Martin. « Dialogue ». La vie en dialogue, trad. Jean Loewenson-Lavi. Paris : Aubier, 1959, p. 105-147.
- Courtois, Stéphane, « Une politique du bien commun au Canada est-elle possible? », Revue internationale d’études canadiennes 42 (2010) : 273-282.
- Crick, Bernard. In Defense of Politics, 4e ed. London: Weidenfeld & Nicolson, 1992.
- Dancǎ, William (Éd.). Truth and Morality: The Role of Truth in Public Life. Washington: Council for Research and Values in Philosophy, 2008.
- Derrida, Jacques. “Violence et métaphysique: Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas”, L’écriture et la différence. Paris : Seuil, 1967, p. 117-228.
- Habermas, Jürgen. Raison et légitimité : Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. Jean Lacoste. Paris : Payot, 1978.
- Hobbes, Thomas. Léviathan, ou, Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, trad. Gérard Mairet. Paris : Gallimard, 2000.
- Kingwell, Mark. A Civil Tongue: Justice, Dialogue, and the Politics of Pluralism, University Park, PN: Pennsylvannia State University Press, 1995.
- Kingwell, Mark. “The Shout Doctrine” The Walrus (avril 2010).
- Kingwell, Mark. “‘Fuck You’ and Other Salutations: Incivility as A Collective Action Problem”, Civility in Politics and Education. Éds. Deborah Mower et Wade L. Robison. New York: Routledge, 2011.
- Kymlicka, Will. La voie canadienne : repenser le multiculturalisme, trad. Antoine Robitaille. Montréal : Boréal, 2003.
- Levinas, Emmanuel. “Transcendance et hauteur”, Liberté et commandement. Paris : Fata Morgana, 1994.
- Mercier, Hugo et Dan Sperber. “Why Do Humans Reason? Arguments for an Argumentative Theory”, Behavioral and Brain Sciences 34.2 (2011) : 57-74.
- Mill, John Stuart. De la liberté, trad. Laurence Lenglet et Dupond White. Paris : Gallimard, 1990.
- Montpetit, Éric. “Easing Dissatisfaction with Canadian Federalism? The Promise of Disjointed Incrementalism”, Canadian Political Science Review 2.3 (décembre 2008) : 12-28.
- Musil, Robert. L’homme sans qualités, tome 1, trad. Philippe Jaccottet. Paris : Seuil, 1956.
- Nickerson, Raymond S. “Confirmation Bias: A Ubiquitous Phenomenon in Many Guises”, Review of General Psychology 2.2 (juin 1998) : 175–220.
- Noël, Alain. “Democratic Deliberation in a Multinational Federation”, Critical Review of International Social and Political Philosophy 9.3 (septembre 2008) : 419-444.
- Rawls, John. Libéralisme politique, trad. Catherine Audard. Paris : Presses universitaires de France, 1995.
- Rawls, John. Théorie de la justice, trad. Catherine Audard. Paris : Seuil, 1997.
- Roy, Jean-Olivier. Les nations autochtones et non-autochtones au Canada : Vers une relation postcoloniale?. Saarbrücken : Éditions universitaires européennes, 2010.
- Seymour, Michel. De la tolérance à la reconnaissance : Une théorie libérale des droits collectifs. Montréal : Boréal, 2008.
- Smith, Adam. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, trad. Germain Garnier et Adolphe Blanqui. Paris : Flammarion, 1991.
- Tocqueville (de), Alexis. De la démocratie en Amérique, tome 2. Paris : Gallimard, 1961.