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Dans son plus récent ouvrage, Herman Bennett s’éloigne géographiquement et temporellement de son Mexique colonial habituel. Le professeur de la City University of New York (CUNY), spécialiste de la diaspora africaine et de la place des Africains dans l’Amérique latine coloniale, s’intéresse plutôt dans African Kings and Black Slaves aux premiers contacts entre les populations européennes et celles de la côte Ouest de l’Afrique au XVe siècle, afin de corriger plusieurs tendances dans l’historiographie qu’il critique vertement.

L’ouvrage de Bennett s’inscrit donc à contre courant de la littérature habituelle par sa façon de lire les sources mais aussi par le double argument qu’il défend. Il étudie notamment des journaux de voyage et des chroniques décrivant la rencontre européenne avec l’Afrique afin, d’une part, de comprendre quel rôle a joué la reconnaissance de l’existence de la souveraineté en Afrique dans l’expansion européenne subséquente[1]. L’occlusion des premiers contacts des récits habituels de l’histoire du monde altantique empêche de voir, selon Bennett, l’influence qu’ont eu les relations afro-européennes sur la constitution des mentalités autour de la souveraineté en Europe. De plus, les sources que l’auteur étudie n’ont jamais été interprétées comme des sites pour théoriser la souveraineté et le pouvoir en Afrique[2]. D’autre part, Bennett questionne la téléologie, inhérente à l’historiographie, qui inclut la rencontre afro-européenne dans l’histoire de l’esclavage atlantique et qui obscure par conséquent la signification des premiers contacts dans l’établissement de la traite. Un profond engagement avec l’historiographie permet à Bennett de prouver de façon convaincante que cette agglomération fait preuve d’un manque d’historicité et de nuance[3].

Bennett considère que les rituels, les cérémonies, et l’utilisation des titres royaux que les sources décrivent sont la preuve que les questions de souveraineté étaient au coeur des premières relations entre les dirigeants et les intermédiaires ibériques et africains, et ne sont pas seulement des « anecdotes » ou des événements isolés[4]. Cette interprétation vient troubler « the existing narrative of the West and its emergence[5] ». En effet, recentrer ainsi le dominium africain et sa reconnaissance en Europe permet une analyse sans anachronisme du moment avant l’apogée de la traite transatlantique d’esclaves, moment dans lequel l’Europe n’était pas encore une entité monolithique unie et ses relations avec l’Afrique pas encore principalement économiques, mais plutôt politiques et religieuses. Bennett affirme que c’est notamment à ce moment et à travers ces contacts diplomatiques avec l’autre que l’Europe s’est constituée, ces expériences de souveraineté participant à la formation des états capitalistes modernes[6].

À travers cette nouvelle interprétation, Bennett critique les historiens de l’esclavage qui ont produit, et qui continuent de produire, des analyses de la traite qui ne prennent pas en compte les premiers contacts. Considérer l’esclave comme un objet toujours et déjà aliéné et dominé ne permet pas d’étudier le processus historique d’objectification en soi. Cette vision téléologique constitue l’esclave comme « an epistemic object of the here, now, and future[7]». En comparaison, étudier les relations diplomatiques afro-européennes laisse voir que la souveraineté des Africains membres de certains royaumes avec qui les Européens établissaient des relations était reconnue, alors que celle d’autres ne l’était pas, ceux-ci pouvant donc être soumis à l’esclavage par les dirigeants des royaumes plus puissants. Cette façon de faire assurait que la conscience des Européens reste libre, comme la loi canonique permettait la possession d’esclaves mais non la mise sous esclavage initiale[8]. Cette « lost genealogy that fused slavery, dominion, and sovereignty[9] » que Bennett met au jour, entre autres dans les travaux de penseurs espagnols, démontre que l’esclavage était justifié plutôt par un argument politique qu’idéologique ou religieux dans le premier siècle des contacts. Bennett fait donc la preuve que la conception de la traite transatlantique d’esclaves habituellement privilégiée par l’historiographie, celle où une Europe unie et omnipotente s’insère dans un réseau de relations commerciales en Afrique afin d’abuser de l’esclave-objet pour assurer son progrès au sein d’un système capitaliste moderne, doit être historicisée en s’appuyant sur les connaissances que nous avons des relations afro-européennes du XVe siècle[10]. Plutôt qu’un aboutissement du projet en soi, l’ouvrage de Bennett représente surtout un appel passionné à la communauté historienne.

Bennett produit avec African Kings and Black Slaves un ouvrage extrêmement sophistiqué, critique de l’historiographie qui présente l’esclavage atlantique comme un phénomène purement économique, séculier, et moderne. Son appel à plus de nuance et d’historicité est certain de résonner parmi les historiens qui étudient le monde atlantique, dans leurs recherches futures mais aussi dans leur analyse et leur utilisation des canons de la littérature tels que Patterson[11] et Curtin[12]. Par contre, cet accent mis sur l’historiographie relègue les sources au deuxième rang, l’analyse historiographique primant dans tous les chapitres sauf un, le chapitre 5. L’absence d’étude systématique d’un corpus défini de documents donne ainsi l’impression que les sources servent le propos de Bennett, et non l’inverse, ce qui peut être attribuable à la méthodologie discursive de l’histoire des mentalités empruntée par l’auteur. Ce déséquilibre entre les sources et l’historiographie explique l’enchevêtrement des sujets à travers les chapitres, les concepts utilisés par l’auteur s’entrecoupant et se construisant les uns sur les autres tout au long de l’ouvrage. Malgré cette structure parfois opaque, African Kings and Black Slaves positionne Bennett comme l’un des grands spécialistes de l’histoire atlantique, qui n’hésite pas à questionner les interprétations admises dans son domaine.