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Que ce soit dans les ouvrages historiques, la littérature ou les musées, les violences sexuelles perpétrées par les troupes britanniques à la fin de la Seconde Guerre mondiale et durant l’occupation restent très largement invisibilisées. Lorsque le sujet des violences sexuelles est abordé, ce sont généralement les crimes commis par les soldats soviétiques, et parfois ceux perpétrés par les troupes américaines, qui sont analysés par les historiens et les historiennes[1]. Ces cas constituent un enjeu mémoriel important en Allemagne, particulièrement concernant les crimes perpétrés par l’armée soviétique. Pendant plus de quarante ans, les sociétés allemandes ont entretenu un silence pesant sur les crimes commis à l’encontre des femmes lors de l’invasion et de l’occupation de l’Allemagne par les Alliés. En République démocratique d’Allemagne (RDA), il devient impossible pour la population d’aborder les atrocités perpétrées par le « grand frère » soviétique, incluant les violences sexuelles. La situation est semblable en République Fédérale d’Allemagne (RFA) où le sujet des crimes sexuels commis par les soldats américains, britanniques ou français est marginalisé pour ne pas nuire aux nouvelles alliances[2].

De plus, la violence sexuelle, tout comme la sexualité en général, demeure un sujet peu abordé par la population, et surtout par les femmes. Wendy Jo Gertjejanson dépeint le silence des victimes comme un phénomène « omniprésent, transhistorique et commun » à travers le monde[3]. Il s’agit ainsi d’un silence typique aux violences sexuelles qui entraîne une deuxième tragédie, celle du déni des crimes que ces femmes ont vécu[4]. Les années 1950 en RFA correspondent également à une période lors de laquelle la société tente de restaurer la famille traditionnelle patriarcale. Il devient alors insensé de mettre de l’avant un évènement qui démontre l’incapacité des hommes à protéger les femmes pendant la guerre et durant lequel le corps des femmes est devenu une propriété publique[5]. Leur souffrance est ainsi en grande partie invisibilisée. À noter, cependant, que le silence n’était pas total. Il y a des témoignages, dont ceux d’Anonyme et de Cornelius Ryan qui sont publiés et qui abordent la violence sexuelle[6]. Laurel Cohen-Pfister avance que, bien que les discussions publiques ne mentionnent pas les viols, le sujet est tout de même abordé dans les cercles privés[7]. Annette Timm, qui aborde la violence sexuelle durant la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste, soutient que les victimes ont d’abord témoigné librement de leurs expériences et qu’il y avait peu d’inhibition concernant ce qui pouvait être dit. Ce n’est qu’au début des années 1950 que les témoignages auraient cessé, notamment parce que les gens ne voulaient plus entendre parler de la souffrance. La publication de témoignages serait alors devenue plus difficile[8]Lorsque le silence est brisé dans les années 1990, les études se concentrent sur les violences sexuelles perpétrées par les soldats soviétiques, puis peu à peu sur celles commises par les soldats américains[9].

Si certains historiens et certaines historiennes parviennent à accorder quelques pages de leurs ouvrages aux crimes de nature sexuelle commis par les soldats britanniques, la mémoire collective reste silencieuse à ce propos. Pourtant, en analysant les récits de vie racontés par les vétérans britanniques, il semble évident que plusieurs d’entre eux se souviennent que ce type de crime était commis par les soldats alliés, incluant les soldats britanniques. Nous souhaitons ainsi explorer la façon dont les violences sexuelles perpétrées par les soldats britanniques à l’encontre des femmes allemandes ont été remémorés à travers le temps. Comment les vétérans britanniques perçoivent-ils le crime du viol et sa gravité ? Quelle est la place de la violence sexuelle dans les souvenirs des soldats britanniques ? Dans quelles circonstances sont-ils amenés à aborder ces crimes ? Nous démontrons que les soldats britanniques relatant leurs souvenirs des violences sexuelles perpétrées pendant la Seconde Guerre mondiale contre les femmes allemandes utilisent des processus narratifs qui leur permettent de préserver l’image et la réputation de l’armée britannique.

Afin de répondre à cette hypothèse, nous mobilisons le concept de la clean army véhiculé dans les années d’après-guerre au sujet de la Wehrmacht. Durant plusieurs décennies, la Wehrmacht a été présentée non seulement par la communauté historienne occidentale et les vétérans allemands, mais également parles politiciens comme une armée ayant été distante du régime nazi, professionnelle, disciplinée, dédiée à la nation (et non au Führer) et, surtout, comme une armée n’ayant pas participé aux crimes de guerre et de génocide. Si ce mythe est déboulonné dans les années 1960 et 1970 par les historiens et historiennes[10], il est resté plus difficile pour les vétérans d’accepter et de reconnaître la participation de la Wehrmacht dans l’Holocauste et les crimes commis sur le front de l’Est. L’historien Wolfram Wette explique que le désir des vétérans allemands de conserver la perception de la clean army est connecté directement avec l’image de soi des soldats de carrière[11]. Il explique que l’armée, plus que toute autre profession, a tendance à puiser sa légitimité dans l’histoire et que les soldats voient la nécessité de leur profession dans les évènements passés. Critiquer les actions et le comportement des soldats dans les guerres précédentes remettrait donc en question la légitimité de l’institution dans le présent[12]. Par ailleurs, Wette explique que dans un décret daté de 1982, la RFA a décidé de couper tous les liens entre la nouvelle Bundeswehr et la Wehrmacht et de cesser de baser sa tradition militaire sur la Wehrmacht. Cette décision est prise en raison des nouvelles recherches dévoilant l’ampleur de la participation de la Wehrmacht dans l’Holocauste et les crimes de guerre commis durant la Seconde Guerre mondiale sur le front de l’Est. Selon Wette, cette décision entraine la protestation des vétérans de la Wehrmacht et de la Bundeswehr qui craignent que l’image positive de leur armée s’effondre. Ils auraient alors accusé les historiens de déshonorer l’armée allemande et la réputation des soldats[13].

Si le mythe de la clean army est aujourd’hui déboulonné du côté de la Wehrmacht, nous voyons tout de même des ressemblances avec l’attitude dénotée chez les vétérans britanniques. Ce concept fait donc référence à la volonté de l’armée de démontrer que ses soldats ont gardé leurs mains propres durant la guerre. Tout comme les soldats allemands ont tenté de préserver l’image de la Wehrmacht, les vétérans britanniques veulent mettre de l’avant l’image d’une armée qui n’a pas commis de crimes de violence sexuelle contre les femmes allemandes et, ainsi, préserver sa réputation et celle de ses membres.

Dans cette optique, nous aborderons, dans un premier temps, la façon dont les crimes de violence sexuelle sont perçus par les soldats britanniques dans leurs souvenirs en s’attardant à la gravité qu’ils y associent ainsi qu’au sentiment de honte que le crime peut provoquer. Dans un deuxième temps, nous traiterons des différents rôles que se donnent les soldats britanniques dans leur récit lorsqu’ils abordent les cas de violence sexuelle et comment ces rôles permettent de préserver la réputation de l’armée. Enfin, nous analyserons le contexte dans lequel les vétérans sont amenés à parler de violence sexuelle et comment il affecte l’image de l’armée britannique à long terme. Cependant, il est important de présenter d’abord le corpus de sources utilisées pour étudier la mémoire des soldats britanniques ainsi que d’aborder l’impact des années sur les souvenirs des vétérans.

L’influence du discours public

Les archives qui abordent directement les crimes de nature sexuelle commis par les soldats britanniques sont plutôt rares. Les historiens et les historiennes ayant traité des violences sexuelles perpétrées par les Alliés en Allemagne s’entendent pour dire que les Britanniques ont laissé très peu de traces des crimes de violence sexuelle commis par leurs soldats[14]. Nos propres visites en archives démontrent que les archives judiciaires de la cour martiale britannique durant la Seconde Guerre mondiale offrent très peu d’information sur les violences sexuelles commises par ses soldats à l’extérieur de la Grande-Bretagne. Les crimes de viol et d’agression sexuelle appartiennent à la catégorie des crimes civils, ce qui fait en sorte qu’il est difficile de les retracer dans les statistiques criminelles de l’armée. En effet, celles-ci présentent une seule colonne pour tous les crimes civils confondus (incluant le meurtre, les voies de fait, le vol, etc.). Outre la documentation provenant d’un seul procès pour viol, les sources britanniques incluent de courts comptes-rendus mensuels produits par la police militaire sur la criminalité des soldats et des tableaux sur les crimes rapportés durant certaines années de l’occupation. Face à ce manque important de sources officielles conservées dans les centres d’archives au sujet des crimes commis par les soldats britanniques, le fait que des vétérans britanniques racontent des récits de guerre qui incluent des souvenirs de la violence sexuelle perpétrée en Allemagne est tout à fait remarquable. Ces récits de vie racontés a posteriori se retrouvent dans deux corpus de sources : des entrevues d’histoire orale diffusée par l’Imperial War Museum (IWM) et des récits de vie soumis au projet BBC People War History[15].

Les sources orales utilisées font partie d’une collection d’entrevues sous forme de « récit de vie »[16] menées par le IWM auprès de vétérans britanniques. Lors des entrevues, les répondants racontent les évènements tels qu’ils se les remémorent. Les entretiens sélectionnés ont été menés entre 1980 et 2010. Il ne s’agit donc pas de témoignages écrits pendant ou immédiatement après les évènements, mais plutôt de souvenirs relatés plus tard. Le deuxième corpus de sources utilisé consiste en une série de récits écrits soumis au projet BBC People’s War History. Entre 2003 et 2006, à la suite d’un appel au public, la British Broadcasting Corporation (BBC) a recruté plus de 2 000 volontaires prêts à partager leur expérience de la Seconde Guerre mondiale. Parmi ceux-ci, une douzaine abordait la violence sexuelle durant la Seconde Guerre mondiale. Ces récits, variant en forme et en longueur, présentent des expériences spécifiques et personnelles de la guerre et offrent ainsi des informations sur les mentalités, la mémoire et les situations marquantes pour les participants. Les deux types de témoignages (oraux et écrits) permettent ainsi aux vétérans britanniques de raconter leur propre expérience de la guerre.

Il faut cependant prendre en compte que ces récits sont tout de même façonnés par les représentations publiques de la guerre (films, documentaires, musées, discours publics). Les vétérans ont alors eu le temps d’être influencés par une série d’idéologies et d’évènements pouvant modifier leurs perceptions et leur façon de relater leurs souvenirs. Il est donc nécessaire de traiter brièvement de certains évènements pouvant influencer la façon dont les vétérans britanniques ont choisi de relater leur souvenir de guerre, particulièrement ceux qui abordent la violence sexuelle.

Le premier élément à prendre en compte est évidemment le contexte de la Guerre froide. Plusieurs entrevues analysées ont été enregistrées dans les années 1980 alors que l’antagonisme entre l’Union soviétiques et les Alliés de l’Ouest est encore bien présent. Les relations tendues avec l’URSS peuvent ainsi influencer la façon dont les répondants parlent des soldats soviétiques et de leur comportement durant l’occupation de l’Allemagne. De même, il faut prendre en compte que ce n’est qu’à la fin des années 1980 que les premières études sur la violence sexuelle perpétrée contre les femmes allemandes sont publiées. Celles-ci traitent surtout des crimes commis par les Soviétiques, mais, à partir des années 2000, des ouvrages sur les violences sexuelles perpétrées par les soldats américains sont également publiés[17]. Cela ne signifie pas que les soldats n’avaient jamais entendu parler de ces crimes, mais que le phénomène devient plus connu dans les années 1990 et au début des années 2000.

Il est également important de prendre en compte les changements apportés à la perception de la violence sexuelle en temps de guerre dans les années 1990 et l’impact des grands procès internationaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie. Ces grands procès mettent en lumière les crimes perpétrés contre les civils par des soldats qui visent spécifiquement les femmes. Cette nouvelle attention portée aux crimes de viol et surtout sa nouvelle association possible à des crimes contre l’humanité—des crimes violents qui affectent plus que l’honneur des victimes—pourrait avoir influencé les vétérans britanniques concernant la façon dont ils se souviennent et comprennent les crimes de violence sexuelle commis en Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En effet, ces procès permettent notamment de rendre le viol de guerre plus visible et de l’associer à un acte violent plutôt qu’à une question d’ordre privé ou domestique. Ce n’est qu’après ces deux tribunaux internationaux que le viol est inclus dans les crimes contre l’humanité et le crime de génocide. La perception de la violence sexuelle, de sa gravité et de ses impacts est donc complètement transformée non seulement au niveau du droit international, mais aussi chez les individus[18].

Bien que les contextes spécifiques durant lesquels se déroulent les entrevues peuvent influencer la façon dont les vétérans se rappellent les crimes de violence sexuelle perpétrés contre les femmes allemandes, les récits racontés ne sont pas faux pour autant et, surtout, ils démontrent le cheminement mémoriel des répondants. Il est ainsi possible que certains vétérans aient intégré des informations provenant de connaissances acquises après les évènements et que nous ne le sachions pas parce qu’ils ne le précisent pas. Si les intervieweurs et intervieweuses n’interrogent pas la provenance des informations ou ne demandent pas de précision, il n’est pas possible de s’assurer que les évènements relatés par les répondants proviennent de leur expérience personnelle. Cela n’invalide pas pour autant leur témoignage, mais il est important d’en être conscient pour pouvoir analyser correctement les processus narratifs qu’ils intègrent à leur récit[19].

Perception de la violence sexuelle

L’analyse des entrevues orales menées par le IWM permet de comprendre la façon dont les soldats britanniques percevaient les violences sexuelles commises en temps de guerre et d’expliquer comment cette vision est conservée dans le temps. Nous argumentons que les vétérans britanniques perçoivent les violences sexuelles perpétrées contre les femmes allemandes comme graves, non seulement parce qu’il s’agit d’un crime majeur, mais surtout parce que les violences constituent des crimes qui entachent la réputation de l’armée britannique[20].

Les documents officiels produits par les autorités militaires ainsi que les témoignages des soldats britanniques indiquent que le viol était perçu comme un crime grave. Le Manual of Military Law de l’armée britannique en vigueur lors de la Seconde Guerre mondiale traite le viol comme un crime grave passible du service pénal à perpétuité[21]. Aussi, les enquêteurs de la Special Investigation Branche (SIB)[22], qui écrivent les comptes-rendus mensuels sur la criminalité des soldats britanniques lors de l’avancée des troupes en Allemagne en 1945, incluent le viol dans les crimes dits majeurs ou sérieux aux côtés du meurtre et du trafic de drogue. Par exemple, le capitaine Baldwin de l’unité 81 de la SIB, stationnée à Hambourg, mentionne dans son rapport du mois de mai 1946 : « During the month the Section has been kept fully occupied investigating crimes of various kinds ranging from petty pilfering to rape and robbery with violence[23] ». Cette formulation suggère que le viol fait partie des crimes considérés comme les plus graves par les enquêteurs de la SIB.

Les entrevues menées auprès des vétérans par le IWM démontrent également que les soldats britanniques considéraient les violences sexuelles comme des crimes graves, bien que certains d’entre eux l’aient perçu comme un élément normal de la guerre. Ils y font référence avec des termes tels que « terrible[24] » ou « very serious case[25] ». La gravité du crime se discerne également par leurs réactions face aux crimes commis. Par exemple, Harold Morris-Metcalf, membre de la Royal Military Police, aborde un cas de viol sur lequel il a enquêté lorsqu’il était posté à Iserlohn en Rhénanie-du-Nord-Westphalie durant l’occupation. Il a procédé à l’arrestation de trois soldats britanniques soupçonnés d’avoir agressé sexuellement une jeune femme allemande alors qu’elle effectuait une sortie scolaire avec des enfants. Lorsque le premier suspect est amené dans son bureau pour un interrogatoire et qu’il se met à pleurer, Morris-Metcalf affirme avoir été très en colère et avoir dit à son sergent : « Harry, if the next bloke comes in crying, I will smash his bloody face in[26] ». Cette affirmation démontre la frustration et le dégoût que ressent Morris-Metcalf face aux violences sexuelles perpétrées par des soldats britanniques.

Ce dédain face aux actes de violence sexuelle commis par certains de leurs compatriotes est présent également chez John Stewart Irwin, un soldat ayant servi dans le 1st Battalion King’s Royal Rifle Corps en Grande-Bretagne et en Europe de l’Ouest de 1942 à 1945. Dans une entrevue datée de mai 1998, il raconte que, lorsqu’il était aux Pays-Bas, deux femmes hollandaises ont dit à un groupe de soldats britanniques qu’elles leur donneraient n’importe quoi s’ils ne les violaient pas. Irwin se souvient : « But there is a nasty sting in the tale of the story, because one of our band took advantage of the situation and took one of them in the other room and proceeded to do what he wanted to do. Which I was pretty disgusted about at the time[27] ». L’utilisation du terme « disgusted » suggère que les actes commis choquent ce soldat et qu’il a une aversion pour ce type de comportement contre les femmes ennemies et alliées.

Les historiens et les historiennes qui utilisent les sources orales s’entendent pour dire que les évènements retenus par la mémoire et relatés lors des entrevues sont des évènements qui ont marqué les répondants. Ceux-ci se souviennent de ce qu’ils considèrent comme important ou significatif, ce qui est unique ou chargé d’émotions[28]. Ainsi, des émotions comme le dégoût ou la colère, telles qu’expérimentées par Irwin et Morris-Metcalf, sont plus facilement retenues dans la mémoire des soldats parce que les évènements qui y sont associés ont provoqué une forte réaction chez les répondants.

La gravité associée au crime de viol se perçoit enfin dans la ferveur avec laquelle certains répondants s’opposent à la possibilité que des crimes contre les populations libérées et occupées aient pu être commis par les soldats britanniques. C’est le cas du soldat britannique John Gray de la 2nd Fife and Forward Yeomanry qui affirme en mai 2000 : « We didn’t loot, it was wrong to loot, so we didn’t loot, finish the story. We didn’t rape anybody[29] ». Il est conscient de la gravité de ces crimes et veut s’assurer que l’armée britannique n’y est pas associée. Ce sentiment de honte face aux crimes commis par les troupes britanniques en Allemagne s’explique possiblement par une crainte de l’atteinte à la réputation de l’armée ou de ses soldats. En effet, certains répondants évoquent avoir ressenti de la culpabilité face aux crimes de violence sexuelle commis, bien qu’ils abordent des cas dont ils ne sont pas les accusés. Par exemple, en 1986, James Guy Bramwell, membre du Royal Army Medical Corps en Europe du Nord à la fin de la Seconde Guerre mondiale, raconte comment il a participé à une parade d’identification pour viol. La victime se promenait entre les rangées de soldats pour tenter d’identifier son agresseur. Il affirme, à propos de son expérience dans la parade d’identification : « The terror we all went through was so dreadful, the collective guilt and horror we all went through, this dreadful moment[30] ».

Bramwell utilise le terme de « culpabilité collective » pour aborder son sentiment face aux violences sexuelles perpétrées par les soldats britanniques. Il est donc possible qu’il ressente une certaine honte concernant les crimes commis par ses confrères en raison de son sentiment d’appartenance à l’armée britannique. Certains soldats semblent ainsi ressentir un sentiment de honte lorsque des membres du groupe auquel ils s’identifient et avec lesquels ils partagent des valeurs et une expérience commune commettent des crimes de violence sexuelle. Les fautes des individus pourraient ainsi se refléter sur le groupe au complet, ce qui expliquerait pourquoi plusieurs d’entre eux refusent d’admettre que des crimes contre les civils aient pu être commis par leurs compatriotes.

Ce sentiment de honte se perçoit également dans le témoignage de Leonard Camplin, membre de la 51st Highland Division. Lors de son entrevue en 1989, ce dernier ressent le besoin d’exprimer ses regrets quant à sa passivité devant un acte de violence sexuelle dont il a été témoin. Ainsi, il raconte :

Something I have written so many times and I have thought about so many times, was these two. I don’t know if they were Scots, but they were in kilts and they were raping this girl. I should have done, I suppose, I should have done something. But I didn’t. I had enough to cope with. […] And I never forget it, they got this girl’s clothes up, she was screaming, they were at it. Today, I thought so many times, the only thing I could have done was to put a bullet in them[31].

À l’intervieweur qui lui demande s’il a été choqué par l’évènement, il répond « I did, it has been something that stayed since that day. I will always remember that[32] ». Cet extrait suggère que la perception du viol qu’avait Camplin a changé avec le temps. En effet, s’il affirme avoir été choqué par l’évènement lorsque celui-ci est survenu, il a tout de même choisi à ce moment de ne pas intervenir, et ce, même s’il se trouvait avec deux autres soldats britanniques. Tuer les agresseurs constituerait la seule façon, de l’avis de Camplin, d’empêcher le crime. Il est cependant possible qu’il utilise cette excuse pour se rassurer ou pour justifier le fait de ne pas être intervenu. C’est une fois de plus le sentiment d’appartenance au groupe qui a pu guider Camplin dans son manque d’action.

Par leurs réactions aux crimes de violence sexuelle perpétrés par les soldats alliés durant la guerre et l’occupation, nous pouvons voir que les répondants percevaient les violences sexuelles contre les femmes ennemies comme un crime sérieux. Cependant, nous avons vu qu’il s’agit surtout d’un crime avec lequel les vétérans britanniques ne veulent pas être associés. Le viol constitue un crime qui entache véritablement la réputation de l’armée britannique et c’est pour cela que certains répondants aux entrevues du IWM réagissent avec une certaine véhémence aux questions concernant le comportement des troupes.

Image véhiculée par les répondants

La production ultérieure de témoignages oraux et écrits par les vétérans suggère qu’il y avait plusieurs manières, pour les soldats britanniques, d’aborder la violence sexuelle. En effet, les vétérans qui racontent leur expérience avec la violence sexuelle durant la guerre brossent un portrait de leur rôle de trois façons. D’abord, ils peuvent mentionner leur intervention par le récit d’un héros sauvant les Allemandes des violences sexuelles commises par les autres Alliés, leur permettant ainsi de démontrer l’honneur et la bravoure des soldats britanniques tout en rejetant la faute des crimes de violence sexuelle sur les Américains et les Soviétiques. Ensuite, plusieurs répondants ont choisi, au contraire, de se présenter comme des témoins impuissants face à un crime considéré comme une fatalité de la guerre. Finalement, certains vétérans ont abordé la violence sexuelle comme un sujet anecdotique. Dans tous les cas, le récit est construit de manière à préserver la réputation des soldats impliqués dans l’anecdote et, plus largement, de l’armée britannique.

L’historienne Lynn Abrams, qui s’est intéressée à l’histoire orale et notamment aux différences genrées entre les répondants et les répondantes, suggère que les hommes qui participent à des entrevues d’histoire orale sont plus prompts à se poser comme héros de leur récit. Ils sont davantage portés à rendre compte de leurs actions directes, ce qu’ils ont personnellement fait, vu ou dit. Leur récit est donc centré sur leur expérience personnelle[33]. Abrams explique également que les hommes et les femmes adoptent des stratégies différentes pour raconter un récit. Les hommes choisissent une structure narrative linéaire, des dialogues dramatiques et se concentrent sur des évènements remarquables. Le but semble alors de divertir dans un contexte hiérarchique : l’histoire racontée est construite pour être meilleure, plus drôle et plus sensationnelle que celle des autres[34]. Les sources orales provenant de l’IWM suggèrent que les vétérans britanniques ayant participé aux entrevues orales ont effectivement adopté ces stratégies narratives. De manière générale, les répondants abordent leur expérience de la guerre de façon chronologique en se concentrant sur leurs actions individuelles et des anecdotes qu’ils jugent intéressantes.

En abordant la violence sexuelle commise à l’encontre des femmes allemandes, les vétérans interviewés adoptent principalement la position du héros ayant permis aux femmes d’échapper à ce crime. Ils parlent de violence sexuelle parce qu’ils abordent la façon dont ils ont sauvé les victimes ou contrecarré cette violence afin de bien paraître et de démontrer l’honneur et la bravoure des soldats britanniques. Par exemple, Edward Lewis Watson raconte, lors de son entrevue en octobre 1983, comment son frère et lui ont empêché un groupe de soldats américains d’agresser une femme allemande à la fin de la guerre. Ils ont sorti leurs armes et exigé que les soldats laissent la victime tranquille. Celle-ci était ensuite très reconnaissante et leur a proposé d’avoir une relation sexuelle avec eux pour les remercier, ce que Watson et son frère ont refusé[35]. Il affirme à ce propos : « I am pleased to say we didn’t have intercourse with her[36] ». L’accent mis sur la reconnaissance et la protection des victimes se retrouve également dans le témoignage de Bernard McDonough et les mémoires écrits de Jack Warrington. Dans une de ses anecdotes, ce dernier met de l’avant le fait que la présence des soldats britanniques près des femmes allemandes créait un sentiment de sécurité chez celles-ci face au comportement des troupes soviétiques[37]. Ces exemples suggèrent que les vétérans mentionnent les violences sexuelles perpétrées contre les femmes allemandes afin d’aborder les actions positives qu’ils ont posées et pour se présenter comme les héros de la situation.

D’un autre point de vue, les vétérans qui abordent leur rôle dans la police militaire rendent compte de leurs efforts pour offrir une certaine justice aux victimes, se posant également comme héros de leur récit. Dans la description qu’ils donnent des mesures mises en place pour retrouver et traduire en justice les agresseurs, les répondants démontrent une volonté de présenter l’armée britannique comme une institution qui intervient et qui ne reste pas inactive face aux crimes de violence sexuelle. C’est le cas par exemple de Kenneth Ryland, membre de la Royal Military Police en Allemagne de 1945 à 1946. Il explique comment il est venu en aide à une victime de violence sexuelle en prenant son témoignage et en organisant une parade d’identification[38]. Ainsi, la majorité des soldats britanniques interviewés qui abordent la violence sexuelle traitent de leurs actions concrètes pour mettre fin à l’agression ou pour enquêter sur le crime. En se présentant comme le héros de leur anecdote, ces vétérans utilisent un processus narratif qui leur permet de diffuser une image positive des soldats britanniques.

À l’opposé, certains vétérans britanniques se présentent comme des témoins impuissants face aux violences sexuelles subies par les femmes allemandes. Ils forment cependant une minorité parmi les répondants. Même s’ils trouvent les violences sexuelles perpétrées contre les femmes ennemies graves, les soldats britanniques les perçoivent tout de même comme une conséquence inévitable de la guerre. À quelques reprises[39], dans les sources analysées, les soldats interviewés racontent avoir choisi de ne pas intervenir face aux violences sexuelles subies par les femmes allemandes parce qu’ils les trouvaient suffisamment normales. L’interview de Ronald Petts offre un bon exemple. Sous-Officier dans le 224 Parachute Field Ambulance de la Royal Army Medical Corps en 1944 et 1945, Petts avait reçu le témoignage d’un Allemand dont la fille avait été violée par un soldat britannique. Il aurait pu venir en aide au père et à sa fille, même s’il n’était pas présent au moment de l’agression, en transmettant la plainte aux autorités militaires. Il a toutefois choisi de ne pas le faire et justifie sa décision ainsi :

I had to say: “Look I can do nothing. I am sorry […] this is war, this is part of war. I agree what happened to your daughter is terrible. This is the end of the war now; don’t forget Hitler started the war and this is part of it.” That’s all I could say. Somehow, he thought I could do something about it. That sort of thing happened[40].

Cette vision de l’impossibilité d’agir se perçoit également dans les récits diffusés par la BBC People’s War History. Par exemple, Wyn Cartwright mentionne dans son mémoire retranscritpar son neveu : « The Germans had a rough time, particularly the girls and not so young women. I was asked on several occasions to interfere when rape occurred. This was, of course, impossible. The Russians were allies[41] ». Ainsi, malgré le fait que les soldats britanniques jugent que les actes des Soviétiques contre les femmes allemandes sont choquants et répréhensibles, ils gardent tout de même une certaine loyauté envers ceux-ci. Dans certains cas, il s’agit non seulement de ne pas nuire aux soldats russes parce qu’ils sont alliés, mais également de ne pas intervenir parce qu’ils affirment comprendre pourquoi les soldats soviétiques agissent de la sorte envers les femmes allemandes. Par exemple, Napier Crookenden, officier dans le 9th Battalion Parachute Regiment affirme au sujet des violences sexuelles perpétrées par les soldats soviétiques peu après la victoire alliée :

We were staggered by the way they treated Germans. But of course, thinking about it for a second you realise that this was because of the way the Germans had treated them, not only in World War Two, but probably for a thousand years before. The great hatred between Teutons and Slavs[42].

Ainsi, que ce soit parce qu’ils croient que la violence sexuelle est un élément inévitable de la guerre ou parce qu’ils comprennent la vengeance des troupes soviétiques contre les femmes allemandes, certains répondants ont choisi d’agir en tant que témoins passifs face à la violence dont sont victimes les femmes allemandes de la part des soldats alliés. Dans les deux cas, les vétérans n’étant pas intervenus tentent de justifier leur inaction.

Enfin, certains répondants[43], bien qu’ils soient minoritaires, abordent la violence sexuelle afin de parler d’un tout autre sujet. Les violences sexuelles subies par les femmes allemandes ne deviennent alors qu’un prétexte pour aborder d’autres évènements ou pour raconter une anecdote qu’ils jugent cocasse. Par exemple, certains membres de la police militaire qui se placent comme héros de leur récit en abordant la façon dont ils ont aidé les victimes de violence sexuelle racontent parfois des évènements qu’ils ont perçus comme drôles dans le cadre de leur travail. C’est le cas de Mick Morris-Metcalf, membre de la police royale militaire durant l’occupation de l’Allemagne. Il aborde un cas de viol sur lequel il a enquêté alors qu’il était en poste à Newmarket. Il raconte en riant que la victime, en donnant sa déclaration, ne veut pas prononcer le mot « pénis » et que lui et la policière allemande trouvent la situation très drôle[44]. L’anecdote est ainsi centrée sur un aspect de l’évènement qu’il considère amusant plutôt que sur le drame du crime ou encore son rôle en tant que policier militaire. Comme mentionné précédemment, les entrevues menées par le IWM suggèrent que les vétérans considèrent le viol comme un crime grave. Cependant, cela ne les empêche pas de raconter des anecdotes qu’ils trouvent drôles ou de rire lorsqu’ils parlent de ces crimes. C’est le cas d’Andrey Kodin qui raconte en riant qu’il prétextait parfois devoir faire analyser les sous-vêtements des victimes de violence sexuelle pour se rendre pendant quelques jours à Hambourg où se situait le laboratoire[45]. Enfin, James Reginald Spittles, membre de la 1st Royal Tank Regiment de 1944 à 1946, qualifie de « rather comic » le procès d’un soldat britannique pour agression sexuelle parce que le physique de la victime ne correspondait pas à l’image qu’il se faisait d’une victime de viol[46].

Cette tendance à raconter des anecdotes jugées cocasses provient possiblement d’une volonté de plaire et de faire rire le public à qui sont destinées les entrevues d’histoire orale. Comme l’a mentionné Abrams, les récits des hommes interviewés sont souvent construits pour être plus drôles que ceux des autres. Cela transparait dans la tentative de ces vétérans d’alléger un témoignage qui pourrait autrement être difficile à écouter. Si cette tendance à tourner ces évènements graves en anecdotes amusantes diverge de notre hypothèse stipulant que les vétérans britanniques souhaitent présenter l’armée britannique comme étant disciplinée, elle suggère cependant que les répondants tentent de projeter une image positive d’eux-mêmes et de rendre leur récit intéressant et attrayant par l’humour. Raconter une anecdote drôle concernant leur rôle dans la police militaire permet donc de détourner l’attention des crimes commis par les troupes britanniques.

Contextes où la violence sexuelle est abordée

Plusieurs contextes d’entrevue mènent les répondants à aborder les violences sexuelles perpétrées par les soldats britanniques en Allemagne à la fin de la guerre et lors de l’occupation. Pour certains d’entre eux, parler de violence sexuelle s’insère naturellement dans leur récit de guerre, alors que pour d’autres, c’est par le biais de questions posées par les intervieweurs et intervieweuses qu’ils sont amenés à aborder les crimes de viol commis par les Alliés. Dans les deux cas, le contexte permet aux vétérans de présenter l’armée britannique sous son meilleur jour, notamment en discréditant les actions des autres soldats alliés face aux femmes allemandes. Le fait de comparer les crimes perpétrés par des soldats britanniques à ceux commis par les soldats américains ou soviétiques permet aux répondants d’accentuer le meilleur comportement allégué de l’armée britannique.

Il est d’abord important de distinguer les répondants qui parlent des violences sexuelles dont ils ont été personnellement témoins de ceux qui mentionnent des crimes dont ils ont seulement entendu parler. Les vétérans interviewés qui abordent les violences sexuelles perpétrées par les soldats britanniques étaient des témoins directs des crimes, soit parce qu’ils faisaient partie de la police royale militaire, parce qu’ils ont reçu la plainte des victimes ou de ses proches, parce qu’ils ont participé à une parade d’identification ou, enfin, parce qu’ils ont été témoins d’une agression. Ce dernier cas n’est présent que chez un seul répondant, Leonard Camplin. Il est d’ailleurs le seul à exprimer des regrets face à son absence d’intervention pour aider la victime allemande[47]. Les vétérans ayant été témoins de violences sexuelles contre les femmes allemandes racontent surtout avoir vu des agresseurs soviétiques ou américains.

Ces répondants abordent les évènements tels qu’ils se les rappellent par une anecdote ou un récit chronologique. Généralement, les anciens membres de la police militaire qui parlent de violence sexuelle le font parce qu’ils abordent leur rôle dans les forces de police militaire et les crimes auxquels ils faisaient face dans l’exercice de leurs fonctions. Ils parlent de ces cas parce que cela suit la trame narrative chronologique de leur récit. Mentionner les crimes de violence sexuelle se fait donc naturellement dans leur entrevue, sans l’influence des intervieweurs et intervieweuses. Lorsque le sujet est amené par l’entremise d’une question, celle-ci ne porte pas directement sur la violence sexuelle, mais plutôt sur le rôle et les fonctions des répondants en tant que membres de la police militaire. À l’exception de Kodin qui mentionne être intervenu régulièrement sur des cas de violence sexuelle, les autres répondants ayant fait partie de la police militaire parlent des crimes de viol comme de cas rares et c’est pour cela qu’ils les abordent dans leur entrevue : il s’agit de cas marquants.

Comme mentionné précédemment, les vétérans abordent souvent les crimes commis par les soldats soviétiques ou américains. Si cela peut avoir comme objectif de se présenter comme héros d’une situation, il est également possible que parler des crimes des autres Alliés servent à préserver la réputation de l’armée britannique en la présentant comme plus disciplinée. Les vétérans cherchent ainsi à se distancier des actes de violence sexuelle perpétrés par les autres armées alliées, mais également par les soldats allemands.

En 2007, Andrey Kodin, membre de la SIB, raconte l’enquête qu’il a menée concernant un cas de viol perpétré à l’encontre d’une femme allemande par un soldat britannique. Lors de cette enquête, il avait fait appel à un photographe allemand pour prendre en photo la scène de crime. Il relate l’évènement ainsi :

I heard him [le photographe] say to her [la victime], “Well what do you expect from the occupiers?”, he was letting off in that vein. I turned round to him, because I knew he was a photographer of the German army occupation in the east, Poland and then Russia. And I turned round to him, I said, “Tell me how many investigations did you go out on rapes by German soldiers of Polish, or Jewish or Russian women. Did you take many photos of that? No, you took photos of the woods where you suspected so-called partisan. Did you ever investigate an alleged rape by a German soldier? So before you shoot your mouth out…”. I gave him a real dressing down. I said, “Think a little bit and be honest with yourself”[48].

Kodin cherche ainsi à établir une distance entre le comportement des troupes britanniques et celui des soldats allemands durant la guerre. Sa réaction suggère également qu’il veut démontrer que les autorités militaires ont bien réagi aux crimes de violence sexuelle perpétrés par les soldats britanniques.

Lorsque les soldats abordent les violences sexuelles perpétrées à l’encontre des femmes allemandes, plusieurs d’entre eux parlent des crimes commis par les autres Alliés en évitant ceux perpétrés par les Britanniques. Par exemple, Jack Woods du 9th Royal Tank Regiment affirme en mars 2000 :

The thing about the British army fighting a war is, we are not murderers, we are not rapists, we are not looters. We got them, same as we got them here now. But basically on the whole the British army will treat the civilians decently. […] The British sector was the best part for the Germans. The American sector was horrible. […] They would rape the women; there is no doubt they didn’t have the control that we had. The French treated them dreadfully. And the Russians, as you know, didn’t do them any favor. Mind you they didn’t do the Russians any favor[49].

Woods tente d’établir une distance entre le comportement des troupes britanniques et des autres Alliés qu’ils jugent moins disciplinés et plus prompts à perpétrer des crimes de violence sexuelle envers les femmes allemandes.

Le comportement des autres Alliés est ainsi comparé à celui des Britanniques à plusieurs reprises, généralement pour souligner la supériorité de l’armée anglaise sur le plan de la discipline. Edward Lewis Watson, membre de la King’s Royal Rifle Corps qualifie les Américains de « bloody awful[50] ». En revanche, Paul Armstrong, membre de la 695 Army Troops Coy Royal Engineers se souvient des soldats britanniques en ces termes : « I must say that our troops make themselves popular wherever they go. They are very well behaved and they have a certain charm about them that seems to take them through any country and in any circumstances[51] ». Il y a ainsi une volonté de présenter une image positive de l’armée britannique, dans laquelle les soldats se décrivent comme bienveillants, amicaux, charmants et disciplinés[52].

Cette attitude de protection du groupe n’est pas étonnante et est même prévisible lorsque des soldats sont interviewés. En effet, les historiens et les historiennes qui utilisent des sources orales s’entendent pour dire que l’un des éléments auxquels les intervieweurs et intervieweuses doivent être attentifs est la tendance des répondants à vouloir protéger leur propre réputation et celle du groupe auquel ils appartiennent[53]. Par exemple, Bernard McDonough membre du 591 Parachute Squadron, Royal Engineers, 6th Airborne Divison raconte, en 1995, une anecdote datant de son expérience en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale. Il relate avoir empêché des soldats soviétiques de violer une femme allemande. McDonough affirme que les actions posées par ces soldats étaient immorales et qu’ils donnaient aussi une mauvaise réputation aux troupes britanniques[54]. L’atteinte à la réputation de l’armée britannique, provoquée par les actions des soldats soviétiques, constitue l’une des raisons qui poussent le répondant à s’interposer face aux violences sexuelles perpétrées par des soldats alliés.

La propension à comparer les comportements des troupes britanniques à ceux des autres Alliés est également encouragée par les questions posées par les intervieweurs et intervieweuses. En effet, nous retrouvons plusieurs instances lors desquelles ils demandent directement aux répondants de quelle façon l’attitude des Alliés divergeait d’une puissance à l’autre. Ils posent ces questions autant aux soldats qu’aux membres de la communauté allemande qui ont vécu l’occupation après la Seconde Guerre mondiale. Il y a ainsi des questions telles que : « Was there any contrast in behavior between the American and British troops?[55] », « What did you think of the British compared to the American?[56] », ou encore « Did you have the impression that the civilian would have preferred the British presence to the Russian presence?[57] ». Ces questions orientent la discussion vers une comparaison des comportements entre les différents Alliés et, dans certains cas, causent un biais négatif envers les Américains et les Soviétiques. Cela peut encourager les répondants à raconter un récit qui correspond aux attentes imaginées et aux connaissances préalables des intervieweurs et intervieweuses.

Ainsi, lorsque les vétérans abordent leur arrivée en Allemagne et leur entrée en contact avec les troupes soviétiques, les intervieweurs et intervieweuses les questionnent au sujet de leur comportement. L’exemple le plus frappant est l’entrevue, en avril 1990, de David Rudd, un objecteur de conscience, qui raconte son expérience en Allemagne et sa rencontre avec des prisonniers de guerre soviétiques, sans aborder leurs rapports avec la population allemande. Plusieurs minutes après avoir traité de ce sujet, l’intervieweuse lui demande : « Did you have any problem with women, German women and the Russians?[58] ». Même si Rudd a parlé des soldats soviétiques plus tôt, la question transforme la façon dont il parle de ceux-ci puisqu’il répond : « Well, they raped them of course, not in the hundreds but there were occasional cases of rape, which didn’t get a lot of sympathetic consideration from the British military[59] ». Les questions posées par les intervieweurs et intervieweuses n’invalident pas les réponses données par les vétérans. Elles peuvent, cependant, orienter l’entrevue.

L’historienne Florence Descamps fait remarquer que les répondants pratiquent une sélection déclarative, c’est-à-dire qu’ils choisissent ce qu’ils vont partager en fonction de ce qu’ils croient pouvoir, ou devoir, dire[60]. Des questions avec ce type de biais, auxquelles s’ajoute l’impression que les intervieweurs et intervieweuses attendent certaines informations, peuvent pousser les vétérans à donner des réponses qu’ils croient être celles voulues plutôt qu’à se concentrer sur leur propre récit. Cette propension à vouloir protéger la réputation de l’armée britannique pourrait ainsi provenir autant des répondants eux-mêmes que des intervieweurs et intervieweuses de l’IWM.

Si les répondants qui abordent les crimes commis par les Britanniques relatent des évènements qu’ils ont personnellement vus ou lors desquels ils sont intervenus, ce n’est pas toujours le cas de ceux qui parlent des violences sexuelles perpétrées par les autres Alliés. En effet, certains vétérans interviewés abordent les crimes commis par les Soviétiques et les Américains sans en avoir été directement témoins. Ils rapportent ainsi des conversations entendues lorsqu’ils étaient dans l’arméeou encore de ce qu’ils ont appris a posteriori, entre la fin de l’occupation et leur entrevue ou le projet de la BBC[61].

Certains participants au projet BBC People’s War History parlent du comportement général des soldats soviétiques et du fait qu’ils agressaient sexuellement les femmes allemandes. Plutôt que d’aborder une anecdote ou un évènement particulier, ils parlent de généralités. L’un des contributeurs, Ron Hornsey, écrit : « The Russians were all over the town and people were frightened to death of them. They would rape and murder, that’s all they were good for[62] ». Un autre qui aborde le début de l’occupation en Allemagne mentionne : « Next door lived three women, who were only too pleased to have us about for protection from the Russians, who rape the women wholesale[63] ». Dans son ouvrage sur l’histoire orale, Abrams mentionne spécifiquement le projet de la BBC People’s War History, mais ses remarques peuvent également s’appliquer aux entrevues menées par l’IWM. Elle explique que les milliers de récits partagés pour le projet fournissent des témoignages personnels de la guerre et du front domestique, mais que ceux-ci ont pu être façonnés par les représentations publiques subséquentes de la guerre, que ce soit dans les films, les musées ou les documentaires[64].

Contrairement aux anecdotes concernant des évènements précis, les affirmations telles que celles présentées par ces deux contributeurs au projet sont plus difficiles à accepter comme totalement vraies. Les répondants se souviennent-ils réellement que le comportement des soldats soviétiques était problématique ou ont-ils plutôt rapporté des informations obtenues après la guerre ? La volonté de plaire aux intervieweurs et intervieweuses les amène-t-elle à aborder des éléments de la guerre auxquels ils n’ont pas assistés ou qu’ils n’ont pas personnellement vécus ? Ces questions se posent notamment avec le témoignage oral de Jack Sidney Woods que nous avons mentionné plus tôt. Dans son entrevue en mars 2000, ce vétéran britannique affirme que la population allemande était mieux traitée dans la zone britannique que dans n’importe quelle autre zone alliée. Après avoir mentionné que la zone américaine était horrible parce que les Américains avaient tué dix mille prisonniers de guerre allemands, l’intervieweur lui demande où cela s’est passé et il répond : « I don’t know exactly, but it is written. I have a book, which said about it. They would rape the women; there is no doubt they didn’t have the control that we had[65] ». La mention d’un livre suggère que l’information qu’il donne ne vient pas de son expérience personnelle durant la guerre, mais plutôt des connaissances qu’il a acquises par après.

Bien que la grande majorité des répondants qui abordent les violences sexuelles perpétrées à l’encontre des femmes allemandes racontent leur expérience personnelle et des anecdotes qu’ils ont eux-mêmes vécues, il reste tout de même pertinent de s’interroger sur l’impact des connaissances qu’ils ont pu acquérir après l’occupation, surtout en ce qui concerne le comportement des soldats soviétiques. Les entrevues sélectionnées ont été menées entre 1980 et 2010. Or, à partir des années 1990, certaines informations concernant les crimes commis par les soldats soviétiques à la fin de la guerre et durant l’occupation commencent à circuler, notamment avec la publication, en 1995, de l’ouvrage de Norman Naimark, The Russians in Germany[66]. Il est également possible que la seconde publication en 2003 du témoignage Une femme à Berlin[67] contribue à la diffusion de ces connaissances chez les vétérans participant aux entrevues orales ou au projet de la BBC People’s War History, ce dernier débutant justement en 2003. Du côté des Américains, c’est au début des années 2000 que certaines informations sur leurs crimes sexuels commis en Europe durant la Seconde Guerre mondiale commencent à circuler[68]. Nous retrouvons cependant certains répondants qui abordent les crimes des soldats américains avant la sortie de monographies consacrées spécifiquement à leurs crimes sexuels[69].

Il est peu probable que les répondants aient consulté ces différentes recherches universitaires sur les crimes des autres Alliés. Cependant, le témoignage de Woods suggère que les crimes commis par les Soviétiques et les Américains sont connus par certains d’entre eux. Cette évolution des connaissances a également pu influencer les intervieweurs et intervieweuses et ce qu’ils demandent aux participants. En effet, plusieurs posent des questions très directes au sujet du comportement des Alliés : « Did you have any problems with women, German women and the Russians?[70] », « Did the Russians misbehave toward the Germans?[71] », « How were the Russian troops behaving?[72] », « What was the relation like between Germans and Russians?[73] ». Ces questions mènent souvent les répondants à aborder des anecdotes précises concernant les violences sexuelles perpétrées par les soldats soviétiques ou américains dont ils ont été témoins. Cependant, elles entraînent parfois des commentaires plus généralisés sur leur comportement sans qu’ils en aient été personnellement témoins. Certains intervieweurs et intervieweuses ont des interrogations semblables au sujet des troupes britanniques bien que cela soit moins fréquent. Les vétérans interviewés répondront généralement que le comportement des soldats britanniques était excellent ou meilleur que celui des autres Alliés.

Les questions posées par les intervieweurs et intervieweuses suggèrent non seulement que les répondants tentent de véhiculer une image positive de l’armée britannique par leur récit, mais également que certains intervieweurs et intervieweuses auraient le même objectif. Tout comme les vétérans, ils abordent plus facilement les crimes commis par les autres Alliés, ce qui leur permet de les présenter comme étant indisciplinés en comparaison avec l’armée britannique. L’accent sur les crimes des autres armées permet de détourner l’attention des comportements des soldats britanniques et de préserver une image positive de l’armée anglaise.

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L’analyse des processus narratifs présents dans les récits de guerre des vétérans britanniques suggère que la violence sexuelle est souvent évoquée dans leurs récits afin de bien paraître de manière individuelle ou au sein de l’armée. Cette volonté de préserver une image positive de sa personne et du groupe auquel on appartient est normale et prévisible lorsqu’il est question de l’analyse de souvenirs. Cet objectif de bien paraître se perçoit d’abord par la propension à aborder les crimes commis par les autres Alliés plutôt que ceux perpétrés par les soldats britanniques. De cette façon, les répondants ne nient pas la gravité des crimes de violence sexuelle commis contre les femmes allemandes, mais en rejettent la responsabilité en se présentant comme plus disciplinés. La préservation de sa réputation joue ainsi un rôle important dans la capacité d’un répondant à partager ses expériences. Le fait qu’ils parlent plus facilement des crimes commis par les autres Alliés ne rend pas leurs propos moins crédibles, mais il est possible qu’ils choisissent, consciemment ou non, de dissimuler les crimes perpétrés par les soldats britanniques. Même s’ils n’ont pas commis les crimes eux-mêmes, le sentiment d’appartenance envers l’armée britannique peut avoir poussé les vétérans à aborder plus facilement des cas qui ne concernent pas les Britanniques.

La réputation est également un aspect important chez les répondants qui abordent la violence sexuelle dans un contexte où ils sont le héros de leur anecdote. En racontant des récits dans lesquels ils sauvent les femmes allemandes de la violence des autres Alliés, ils se présentent eux-mêmes, ainsi que l’armée britannique, comme plus disciplinés que les autres. C’est pour parler de leur héroïsme que ces répondants abordent les violences sexuelles perpétrées à l’encontre des femmes allemandes. En contrepartie, certains répondants parlent de ce sujet parce que les intervieweurs et intervieweuses leur posent des questions qui orientent leur récit.

Les souvenirs des soldats britanniques concernant les violences sexuelles perpétrées à l’encontre des femmes allemandes sont ainsi orientés de sorte que l’auditoire qui a accès aux enregistrements conserve une opinion favorable des répondants. Sans surprise, ces répondants ne parlent pas des crimes qu’ils pourraient avoir eux-mêmes commis, tout comme ils abordent rarement ceux perpétrés par les autres soldats britanniques. Malgré un accès aux témoignages récoltés par la BBC et le IWM, le portait de la mémoire liée aux violences sexuelles perpétrées par les soldats britanniques demeure incomplet. Des sources provenant des victimes elles-mêmes sont primordiales pour pleinement comprendre l’enjeu mémoriel derrière ces crimes. Malheureusement, les femmes allemandes ont peu écrit au sujet de leurs agresseurs à la fin de la guerre et durant l’occupation. Celles qui ont abordé ces souvenirs mentionnent principalement les crimes commis par les soldats soviétiques et, dans une bien moindre mesure, les soldats américains[74]. Si certaines entrevues d’histoire orale ont été faites auprès des femmes allemandes avec le projet du Imperial War Museum, aucune d’entre elles n’aborde les violences sexuelles qu’elles ont pu subir par les Alliés. La majorité des entrevues ayant été réalisées dans les années 1980–1990, les discussions ouvertes sur la violence sexuelle ne sont pas encore fréquentes et les musées n’accordaient pas encore de place à ce sujet controversé. Cela commence peu à peu à changer. Le 21 juin 2021, The Documentation Centre for Displacement, Expulsion, Reconciliation a ouvert ses portes à Berlin. Le centre de document propose une exposition sur les migrations forcées présentes et passées et se concentre particulièrement sur les expulsions causées par l’avancée soviétiques dans les territoires d’Europe de l’Est et centrale. Pour une rare fois, un musée allemand aborde les conséquences et les injustices vécues par une partie de la population allemande, incluant les cas de violence sexuelle[75]. Si encore une fois, ce sont principalement les soldats soviétiques qui sont mis de l’avant comme agresseurs, il s’agit tout de même d’un acquis pour la reconnaissance des violences sexuelles ayant lieu en temps de guerre.