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Dernière étape d’une fructueuse carrière académique, le récent ouvrage de Bruce M.S. Campbell, professeur émérite à la Queen’s University of Belfast, se veut véritablement être une « grande transition », une étude interdisciplinaire au confluent de l’histoire économique et environnementale de l’Occident médiéval tardif. En effet, il s’agit clairement d’une étude économique, supportée par des données aussi nombreuses que précises, auxquelles l’auteur intègre sans heurt un imposant corpus de facteurs climatiques et biophysiques. Près de 50 ans après la publication de L’histoire du climat depuis l’an mil d’Emmanuel Le Roy Ladurie, l’un des monuments fondateurs de l’histoire environnementale, le livre de Campbell symbolise ainsi parfaitement l’entrelacement harmonieux de ces nouveaux facteurs dans l’historiographie du Moyen Âge. Ce faisant, l’auteur témoigne d’une excellente maîtrise des données scientifiques et d’un remarquable esprit de synthèse. C’est autant l’une des forces que l’une des rares faiblesses de l’ouvrage, Campbell supportant ses arguments avec des données nombreuses et détaillées, mais qui ne s’avèrent que rarement interprétées ou analysées en détail.
Le livre est divisé en cinq parties, la première, plus courte, servant d’introduction à la relation entre nature et société au Moyen Âge (Interactions Between Nature and Society in the Late-Medieval World), alors que les suivantes démontrent chronologiquement l’évolution de ces interactions aussi complexes que nombreuses. Campbell y traite, en un premier temps, de l’épanouissement économique de l’Occident chrétien entre les ixe et xie siècles (Efflorescence: the Enabling Environment and the Rise of Latin Christendom), encouragé par les conditions de l’optimum climatique médiéval, par le progrès agricole ainsi que par un renouveau commercial et urbain. Il démontre ensuite la précarité de cet équilibre économique nouvellement retrouvé (A Precarious Balance: Mounting Economic Vulnerability in an Era of Increasing Climatic Instability and Re-Emergent Pathogens) qui, dès la fin du xiiie siècle, est menacé par un ensemble de facteurs humains (politiques, économiques et militaires, autant en orient qu’en occident) et de facteurs climatiques et écologiques, caractérisés par un climat instable et inconstant. Pour Campbell, les effets directs et collatéraux des troubles politico-militaires, combinés avec cette instabilité climatique et une pression démographique grandissante sur les ressources, menèrent invariablement à ce qu’il appelle le « tipping point »[1], sur lequel il élabore plus considérablement dans la pénultième section du livre (Tipping Point: War, Climate Change and Plague Shift the Balance). Les facteurs biophysiques comme le climat et Yersinia Pestis, la bactérie responsable la Peste Noire au xive siècle, sont omniprésents dans ces deux chapitres centraux, depuis les conditions climatiques qui ont favorisé le développement de la bactérie en Chine occidentale jusqu’à l’entrée de cette dernière en Europe, via les navires marchands génois actifs dans la région de la mer Noire depuis la fin du xiiie siècle. C’est probablement l’un des points forts de l’ouvrage de Campbell, qui illustre clairement le rôle des facteurs environnementaux et humains dans la dynamique de propagation de la bactérie.
C’est peu avant la moitié du xive siècle, après des décennies d’instabilité économique, climatique et politique, qu’éclate enfin la « tempête parfaite », pour reprendre le terme que Campbell utilise en fin de chapitre. Au même moment ou presque, l’Europe est frappée par la guerre de Cent Ans, la Peste Noire et par un déclin économique et démographique marqué. Pour l’auteur, « The perfect storm this generated possessed truly transformative force. Europe’s already floundering socio-ecological regime was terminally undermined and a long downturn initiated upon whose course war, climate change and disease continued to exercise a powerful influence »[2].
En cinquième partie, l’auteur aborde enfin la récession qui fit suite à ces changements irrémédiables (Recession: The Inhibiting Environment and Latin Christendom’s Late-Medieval Demographic and Economic Contraction). C’est la fin de la grande transition, qui s’exprime par un marasme économique, un déclin démographique continu ainsi qu’une résurgence d’agents pathogènes, le tout renforcé par le climat plus froid caractérisant le Minimum de Spörer (1450-1550). Cette grande transition dont parle Campbell est donc essentiellement un portrait de la naissance, du déclin et de la mort de l’économie tardo-médiévale, précédant la « grande divergence » de Kenneth Pommeranz, soit l’émergence d’une économie plus forte au début du xvie siècle.
L’auteur parvient ainsi à offrir un portrait clair et très bien documenté de ces changements profonds, intercalant des données scientifiques et économiques afin de produire un rapport convaincant de l’évolution de l’économie européenne au cours des derniers siècles du Moyen Âge.