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Avec Livres pillés, lectures surveillées, Martine Poulain, conservatrice générale des Bibliothèques en France, présente un ouvrage qui jette les bases de l’histoire des spoliations des bibliothèques françaises pendant la Seconde Guerre mondiale, un aspect auparavant occulté par l’historiographie. L’auteure offre à la fois une explication générale de l’entreprise de l’occupant et de Vichy à l’égard des bibliothèques, ainsi qu’une étude du processus de spoliation et de destruction de plusieurs millions de documents sur l’ensemble du territoire français. La sensibilité particulière de Poulain à l’égard du métier de bibliothécaire guidera elle aussi une partie de l’ouvrage.
Poulain amorce son livre avec une étude des différents mécanismes de saisies mis en place par l’occupant. Les intentions qui dictaient chacun des pillages étaient, entre autres, des considérations guerrières, nationalistes [1], et, bien sûr, racistes et antisémites. Avant même le déclenchement de la guerre, d’innombrables bibliothécaires, soucieux de la protection des collections à leur charge, ont procédé à l’évacuation des documents contenus dans leurs établissements. Certains, tels que Jean Laran nouvellement nommé au poste d’administrateur de la Bibliothèque nationale en juin 1940 [2], ont joué un rôle primordial dans tout ce qui concerne la protection des collections nationales.
Or, Laran a été remplacé par le régime dès le mois d’août 1940. Le nouvel administrateur, Bernard Faÿ, ouvertement pétainiste, réactionnaire monarchiste et farouchement anti-maçon, s’est rapidement affirmé comme un important collaborateur. Dès sa nomination, Vichy l’a mandaté pour dissoudre les sociétés secrètes ». Son accès privilégié aux archives nationales lui permettait de pourchasser efficacement les francs-maçons partout sur le territoire français, tout en leur spoliant d’innombrables documents et archives. En outre, Poulain traite du collaborationnisme de la Bibliothèque nationale de manière plus générale, celle-ci s’étant avérée un outil privilégié dans l’entreprise de contrôle des lectures et des bibliothèques. L’auteure souligne notamment que l’institution était au coeur du « Bureau de protection des bibliothèques », un comité tout allemand qui visait principalement à inventorier les documents pouvant intéresser l’Allemagne à son projet de grand Reich, une mission facilitée, sans surprise, par Bernard Faÿ.
La situation exceptionnelle qu’imposait l’occupation a grandement affecté le métier de bibliothécaire en rendant chaque décision beaucoup plus complexe et difficile : budgets limités, voire inexistants, édition ardue en raison de la censure et de la pénurie de papier, impossibilité d’importer des ouvrages anglo-américains, sans compter que la ségrégation puis l’exclusion complète des juifs commandée par l’occupant et Vichy rendaient ce métier ingrat pour plusieurs.
La tâche fondamentale de protection des collections relevait elle aussi de l’exploit dans un contexte où les bibliothécaires devaient gérer celles qui avaient été évacuées de leurs établissements et qui s’étaient retrouvées « sur la route » (par souci de protection), en plus de devoir simultanément faire face aux autorités allemandes qui en exigeaient le retour pour les contrôler et en détruire certaines parties.
Poulain consacre ensuite une section à la lecture sous l’occupation. En résulte une analyse pertinente à partir de données quantitatives et de réflexions judicieuses sur l’expérience des contemporains. La censure des ouvrages, le contrôle des librairies et l’édition largement interrompue ont fait des bibliothèques un lieu de prédilection pour les citoyens, les soldats et les prisonniers de guerre cherchant à s’évader du sombre quotidien à travers la lecture. Le contexte affligeant de l’occupation a conséquemment mené au maintien, voire à l’augmentation de l’affluence des bibliothèques.
À l’heure de la Libération, avec le rétablissement de Jean Laran au poste d’administrateur général suite à l’arrestation de Bernard Faÿ, s’est entamé le processus de réintégration des employés congédiés sur des bases xénophobes pendant la guerre, tout comme la redéfinition de la mission de la Bibliothèque nationale qui revenait essentiellement à ses mandats d’avant-guerre. En cette période de reconstruction s’amorçait également la considérable entreprise de collecte de plus de trois millions d’ouvrages spoliés, ainsi que la restitution à leurs propriétaires qui s’est effectuée sur une période de plusieurs années après la fin de la guerre.
Correspondances, mémorandums, rapports des nombreuses organisations impliquées, entretiens avec des acteurs de l’époque, sont autant d’éléments qui composent l’imposant corpus de sources de Livres pillés, lectures surveillées. Avec cet ouvrage, davantage descriptif qu’argumentatif, Poulain nous apporte un éclairage nécessaire sur la situation particulière des bibliothèques et des bibliothécaires français sous l’occupation, contribuant par le fait même à la préservation d’une mémoire qui lui est chère.