Confusion des rôles ? L’artiste et le spectateur dans la Manoeuvre[Record]

  • Anne-Sophie Blanchet

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  • Anne-Sophie Blanchet
    Candidate à la maîtrise, histoire, Université Laval

Cette citation de Marcel Duchamp fait réfléchir. Si c’est le spectateur qui fait le tableau, l’artiste – lui – que fait-il ? Ce que cette phrase met en relief, c’est la remise en question du statut de l’artiste comme unique créateur de l’oeuvre. Elle souligne également le rôle actif du spectateur, puisque c’est à travers son regard (son interprétation) que l’oeuvre d’art trouve sa résonnance dans le monde. L’artiste et le spectateur sont ainsi liés à l’intérieur d’un système de médiation unissant le créateur, l’objet d’art et le regardeur. Si on a beaucoup questionné l’art et le statut de l’artiste depuis les explorations dada au début du xxe siècle, c’est cependant plus particulièrement à partir de la fin des années 1960 qu’on s’est véritablement attardé à la figure du spectateur et sur le rôle qu’il peut jouer dans le processus de création. À cette époque, on assiste à l’émergence de nombreuses productions artistiques se caractérisant notamment par la volonté de réinsérer l’art dans le quotidien de manière à brouiller les statuts traditionnels de l’artiste et du spectateur, mais également de manière à repenser notre rapport à la création. La réinsertion de l’art dans le quotidien apparaissait alors – et apparaît encore à bien des égards – comme un moyen de renouveler le questionnement concernant la place de l’art et la relation qui unit l’artiste à son public. Parmi ces productions artistiques, une retient particulièrement notre attention : la Manoeuvre. Développée à Québec au début des années 1990 par le collectif Inter/Le Lieu, la Manoeuvre est une conception de l’art performatif (performance) reposant sur l’élaboration de stratégies de détournements afin de bouleverser les habitudes des gens face à l’art, mais surtout afin d’envisager de nouvelles modalités d’interventions artistiques dans la sphère publique. Les oeuvres issues de la Manoeuvre débordent donc rapidement dans le social en suscitant une participation relevant à la fois de la création collective et de l’engagement individuel. En somme, il s’agit ici de démontrer que l’approche participative développée à l’intérieur du concept de Manoeuvre permet de redéfinir les rôles normalement attribués à l’artiste et au spectateur, allant peut-être même jusqu’à les confondre. Sans être uniques au Québec, plusieurs études en sociologie et en sociologie de l’art relèvent néanmoins une certaine tendance de l’art québécois à s’immiscer dans le social, soit en abordant poétiquement des enjeux sociaux, soit en s’alliant carrément aux luttes et aux revendications qui animent la société. Autrement dit, l’art québécois – de manière générale du moins – n’aurait jamais véritablement versé dans une conception « puriste » de l’art pour l’art, mais davantage dans une compréhension hybride entre l’intervention artistique et l’action sociale. La pratique de la performance au Québec n’échappe pas à cette tendance. On pourrait penser que l’effondrement critériologique à la base de la performance mène forcément à la mise en place d’une pratique élitiste, voire hermétique. Il est vrai que le caractère mouvant et profondément instable de la performance peut parfois laisser un public de non-experts (et même d’experts) plutôt perplexe. Cependant – et c’est ce que tendent à démontrer les performances issues de la Manoeuvre –, ce même caractère peut également ouvrir sur un « potentiel participatif » qui ne trouverait sans doute pas son équivalence dans un contexte plus près des conventions de type « beaux-arts » ; c’est-à-dire où il serait plus aisé de « décoder » l’oeuvre et d’en évaluer les qualités esthétiques. La tendance « socialisante » de l’art québécois aurait ainsi permis d’exploiter plus directement le « potentiel participatif » de la performance afin de faciliter la médiation culturelle de l’oeuvre, mais également …

Appendices