Comptes rendus

Grenier, Benoît. Persistances seigneuriales. Histoire et mémoire de la seigneurie au Québec depuis son abolition (Québec, Septentrion, 2023), 264 p.[Record]

  • Allan Greer

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  • Allan Greer
    Université McGill

« Histoire », « mémoire », et on pourrait ajouter patrimoine matériel et généalogie : voici un livre qui part dans plusieurs directions. Deux chapitres sont basés sur des recherches originales dans les archives et, avec leur appareil de notes et leurs citations, se lisent comme une monographie scientifique : voilà pour l’histoire. Le reste du livre tourne autour d’une série de 34 entrevues réalisées avec des descendants de familles seigneuriales et d’acheteurs de maisons jadis occupées par des seigneurs : c’est la mémoire. Cette deuxième partie de l’ouvrage, bourrée d’anecdotes et de détails personnels sur quelques sites et sur une poignée de familles, semble s’adresser au grand public. D’où peut-être la profusion d’illustrations en couleur, ce qui donne au livre l’allure, par endroits, d’un guide touristique ; ici la promotion d’une certaine mémoire seigneuriale semble prévaloir parfois sur l’analyse de la mémoire historique. La combinaison du format monographie, du format « beau livre » et, avec ces encadrés consacrés aux définitions de termes techniques, du format manuel scolaire rend l’ouvrage difficile à classer. Certains vont dire que cette diversité d’approches et la coexistence de multiples formats n’est pas un défaut dans notre époque postmoderne où l’hybridité et le mélange de genres foisonnent, tandis que d’autres y verront un manque de cohérence. Personnellement, j’aurais aimé un développement plus poussé de la première partie de Persistances seigneuriales, là où Benoît Grenier nous livre les fruits de ses recherches dans les archives du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales, organisme formé en 1935 pour éteindre les rentes constituées qui pesaient sur les ex-censitaires à la suite de l’abolition de la féodalité de 1854. On y apprend l’histoire d’une lutte qui a mené à l’extinction (à quelques exceptions près) de ces rentes par la loi de 1940, lutte où des politiciens municipaux, tel T.-D. Bouchard de Saint-Hyacinthe, ont joué un rôle de premier plan. Cet élément du présent ouvrage enrichit le dossier de publications que Benoît Grenier a déjà consacrées à l’histoire de l’abolition et ses suites. Enfin, l’auteur rejette le terme abolition, mettant l’accent sur la continuité dans les relations de propriété avant et après 1854. Effectivement, les ex-censitaires continuaient à faire des paiements annuels aux ex-seigneurs et ces derniers, dans beaucoup de cas, restaient de puissants personnages sur la scène locale. En ce sens, au Québec comme en Europe, l’ancien régime a survécu aux bouleversements déclenchés par la Révolution française. Cependant, les années 1850 marquent une césure réelle. D’un régime où les droits de propriété sont multiples et limités, on passe à un système de propriété intégrale où chaque terre appartient pleinement à un individu ou une corporation. Ce n’est pas un changement mineur. Et si les seigneurs et leurs alliés, dotés d’une puissance politique certaine, ont obtenu des dédommagements pour les redevances et monopoles féodaux perdus, cette compensation prendrait la forme de rentes constituées et rachetables. Cela signifiait que l’exploitation se situerait désormais dans la sphère financière plutôt que dans la structure même de la propriété terrienne. (Un autre aspect de cette transformation que l’auteur souligne avec raison : les seigneurs acquièrent la pleine propriété des terres non concédées, jusqu’alors invendables.) Somme toute, on instaure un nouveau régime de propriété bien adapté au capitalisme, et la classe laborieuse des agriculteurs continue d’en faire les frais. J’espère que Benoît Grenier et d’autres historiens, qu’ils acceptent ou non le terme abolition, continueront leurs recherches sur la période de transition autour des années 1850 et qu’ils élargiront leur vision du sujet. La conversion de la tenure terrienne s’est faite dans le contexte d’une série de changements convergents dans …