Depuis la fin des années 1980, les Franco-Américains ont fait l’objet d’un nombre croissant d’études qui ont mis en évidence l’importance d’un mouvement migratoire qui, entre 1840 et 1930, conduisit plus de 925 000 Québécois à franchir la frontière américaine. Depuis les études fondatrices d’Yves Frenette, de Bruno Ramirez et de François Weil, une série de travaux se sont concentrés sur les déplacements et la vie de ces migrants, mais un peu moins sur la manière dont ils ont cultivé leur identité après 1930 en maintenant des liens culturels avec leur province d’origine. La grande originalité de l’ouvrage de Pierre Lavoie, version remaniée de sa thèse de doctorat, est d’examiner un nouvel aspect de ces migrations : la circulation des artistes entre le Québec et la Nouvelle-Angleterre à partir des années 1930, en s’intéressant à leurs parcours (qui les conduisit au rang de « célébrités ») mais aussi à l’impact de leurs tournées sur la construction de l’identité culturelle des Franco-Américains. Le sujet est d’autant plus intéressant que si la grande Crise entraîne l’arrêt des mouvements migratoires, les artistes, eux, se déplacent de plus en plus, physiquement mais aussi en profitant des développements du disque, de la radio, du cinéma parlant puis de la télévision, qui portent leur voix et leur image un peu partout en Amérique du Nord et renforcent ainsi leur notoriété. Pour analyser ces phénomènes, Pierre Lavoie convoque trois personnalités qui ont marqué la scène culturelle de cette époque : Mary Travers dite « La Bolduc », Rudy Vallée et Jean Grimaldi. L’étude croisée de leurs parcours puis de la « patrimonialisation » de ces trois artistes qui adoptèrent des positionnements différents par rapport à l’identité canadienne-française est passionnante. Elle permet de comprendre les ressorts de leur célébrité et notamment l’impact de leur succès aux États-Unis sur la notoriété qu’ils acquirent au Québec. Mary Travers est aujourd’hui, de loin, la plus connue des trois. Première autrice-compositrice-interprète du Québec, ses va-et-vient de part et d’autre de la frontière américano-canadienne jouent un rôle essentiel dans son succès. Elle fit partie de la dernière grande vague de migrations québécoises vers les États-Unis avant de revenir s’établir à Montréal et d’y entamer sa carrière d’artiste professionnelle. Très populaire au Québec, elle le fut sans doute encore davantage chez les francophones de Nouvelle-Angleterre auxquels elle doit une grande partie de sa notoriété dans sa province natale. Mary Travers, dont le succès fut donc centré principalement sur la francophonie nord-américaine, est passée du statut de « célébrité » au moment de ses tournées à celui de « gloire » célébrée dans la mémoire collective québécoise au point d’avoir fait l’objet de plusieurs films récents et même d’un timbre à son effigie. Rudy Vallée suivit un parcours différent. Descendant d’émigrants canadien-français aux États-Unis, il y fit une carrière exceptionnelle comme chanteur de charme mais en restant pour sa part très discret sur ses origines ethniques. À la différence des deux autres artistes, il développa ses activités sur l’ensemble du territoire des États-Unis, bien loin des institutions francophones d’Amérique du Nord. Il resta toujours un chanteur « américain » même si lors de son passage à Montréal en 1936 on rappela ses origines canadienne-françaises. Très préoccupé par son image, il réussit à combiner intelligemment la notoriété que lui offrirent différents médias : magazines, radios, cinémas. Lors de son décès en 1986, tant le président Ronald Reagan que Richard Nixon, qu’il avait soutenu, lui rendirent hommage, illustration de son immense célébrité. Celle-ci contraste pourtant avec le fait que cet artiste d’ascendance canadienne-française ne profitera pas d’une « patrimonialisation » de son oeuvre. Il est aujourd’hui totalement …
Lavoie, Pierre. Mille après mille. Célébrité et migrations dans le Nord-Est américain (Montréal, Boréal, 2022), 336 p.
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Serge Jaumain
Université libre de Bruxelles
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