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Ce livre d’envergure étudie le rôle que jouent l’ethnobotanique et l’ethnoécologie dans les revendications du droit au territoire chez les peuples autochtones. Dirigé par une ethnobotaniste et ethnoécologiste de renommée internationale, il montre avec succès comment les ethno et écosciences pratiquées selon des contextes émiques ou étiques sont utilisées pour justifier l’appartenance et le droit à un territoire et à ses ressources vivantes. Malgré l’aspect fugace des traces laissées sur le territoire par des peuples de chasseurs-cueilleurs et donc l’intangibilité de l’utilisation, du droit et de l’appartenance à un territoire qui en découle devant la loi, l’application d’approches scientifiques démontre admirablement ses effets sur les revendications du droit au territoire chez les peuples autochtones. J’ai analysé cet ouvrage avec les yeux d’un archéologue car, lorsque nous sommes appelés à documenter l’utilisation d’un territoire avec les outils que nous maîtrisons en archéologie, souvent on ne réussit pas à trouver les traces nécessaires à une justification convaincante. J’apprends que la connaissance et l’usage d’un territoire et la gestion traditionnelle des plantes sauvages selon des perspectives scientifiques et autochtones constituent des preuves solides devant la loi en ce qui concerne le droit à la terre. J’ajouterais à titre d’archéologue que cette étape pourrait être la partie conceptuelle originelle dans la démonstration des droits ancestraux à un territoire.
La directrice de cette publication a oeuvré pendant un demi-siècle chez les populations autochtones du nord-ouest de l’Amérique du Nord et a eu un impact majeur sur le développement d’une approche alliant l’écologie, la botanique et l’enquête orale, aboutissant à un partenariat énergique entre Premières Nations et monde universitaire. Cet ouvrage collectif qui comprend 24 chapitres préparés par 41 auteurs et autrices et se divise en cinq sections thématiques émane d’un symposium tenu en mai 2017 à l’Université de Victoria. En plus de l’approche méthodologique originale qui le caractérise, il présente des points de vue partagés entre chercheurs et chercheuses universitaires établis et de la relève et l’univers des connaissances empiriques issues de peuples autochtones ayant été soumis à des politiques coloniales. La majorité des chapitres traite de cas se situant dans le nord-ouest du Canada et des États-Unis ; on y trouve également des exemples provenant de cas vécus en Suède, à Hawaï, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Les thèmes traités sont 1) le rapport des peuples autochtones aux plantes et au territoire au Canada ; 2) les perspectives historiques sur les relations entre plantes et humains au Canada ; 3) l’ethnoécologie et le droit dans l’arène internationale ; 4) l’ethnoécologie, le droit et la politique dans le contexte actuel ; et 5) puiser la force et l’inspiration des peuples, des plantes et du territoire grâce à la justice, l’équité, l’éducation et le partenariat. Ce livre retrace donc avec aplomb l’histoire des relations entre peuples autochtones et nouveaux arrivants et les conflits que les contacts ont engendrés à l’égard de l’utilisation traditionnelle des plantes et de l’accès au territoire par les Autochtones. Le message d’espoir qu’il véhicule est que de nombreux peuples autochtones du Canada et d’ailleurs commencent à gagner du terrain dans la reconnaissance de leurs droits aux territoires ancestraux et de l’accès aux plantes que ces territoires offrent, et ce, en utilisant l’ethnobotanique, l’ethnoécologie et la tradition orale devant les cours de justice. De ce dialogue entre universitaires et Autochtones émerge une nouvelle conception de la recherche engagée qui fait une place aux premiers acteurs concernés par les résultats de telles recherches.
Le lectorat peut tirer des leçons de chacune des sections de cet ouvrage ; je vais m’efforcer ici de mettre en évidence celles qui me paraissent les plus significatives. Dans la première section, mentionnons que ce que les Autochtones demandent est de participer à la cogestion du territoire et de ses ressources floristiques en faisant reconnaître leur connaissance traditionnelle ancestrale du territoire. Le principe fondamental à la base de cette demande est la souveraineté qu’ils revendiquent sur la nourriture car elle conduit pour eux à la sécurité alimentaire. La conception autochtone de souveraineté alimentaire fait référence à la protection, au soin et à la régénération des ressources alimentaires alors que la sécurité s’exprime par la connaissance intime des ressources alimentaires selon la saisonnalité, le milieu et l’environnement qui varient selon l’altitude où croissent les ressources. On peut aussi tirer une leçon intéressante de ce que les peuples autochtones entendent par soutenabilité environnementale (sustainability) ; ce n’est pas d’avoir les connaissances et les moyens nécessaires pour imposer un principe de « gestion » de l’environnement, mais plutôt être capable de se réconcilier avec ce que la terre a à offrir dans une perspective durable.
La section 2 s’ouvre sur un examen critique de la considération que les chercheurs ont envers l’utilisation des plantes par les Premières Nations ; l’analyse de cette position est traitée par trois archéologues et un spécialiste en enquête orale. La question fondamentale qu’ils soulèvent porte sur la nécessité de reconfigurer l’approche de nos études de l’histoire coloniale. Spécifiquement, les archéologues devraient se demander si les lois qui régissent l’archéologie servent réellement les communautés qui descendent de leur sujet d’étude. À titre d’exemple, la détermination d’un site archéologique s’appuie habituellement sur la découverte d’objets dans un vaste territoire ; or, plusieurs contributions dans cet ouvrage gravitent justement autour du caractère intangible du territoire. Aux yeux de la loi, la découverte d’objets archéologiques est une preuve acceptable de ce qui constitue l’utilisation du territoire, alors que ces traces sont souvent victimes des aléas de la nature ou du développement industriel. Il existe donc un besoin urgent de repenser les concepts que nous utilisons pour documenter et préserver les connaissances sur l’interaction entre les gens et les plantes dans le passé. Revitaliser le passé ferait oeuvre plus utile que les actions et les lois actuelles qui semblent davantage portées sur l’inventaire et l’accumulation d’objets qui remplissent nos réserves archéologiques sans faire l’objet de recherches programmées et approfondies. Dans cette section on constate également la réticence de la classe médicale à l’endroit du savoir médical non occidental qui prend ses racines dans les plantes. La demande d’accès à la santé par la médecine traditionnelle démontre encore une fois l’importance du savoir ancestral sur la pharmacopée locale.
En lisant sur l’ethnoécologie et la loi dans l’arène internationale (section 3), on ne peut pas dire qu’il y ait matière à se consoler lorsque l’on voit ce qui se passe ailleurs dans le monde. Les auteurs dénoncent des situations similaires de destruction des ressources alimentaires et des plantes médicinales ; de ces bouleversements découlent les problèmes de santé reliés à la pollution causée par la spoliation effrénée des ressources alimentaires. Il est donc question ici de justice sociale et de justice environnementale. Malgré les désastres environnementaux qu’ils dénoncent, les chercheurs postulent que l’on peut tout de même être des observateurs objectifs et des chercheurs responsables tout en étant alliés des communautés avec lesquelles on travaille. Pour les représentants de ce secteur, l’heure est donc venue de se manifester lorsque l’on met les pieds dans un musée et que la culture et le mode de vie des Autochtones sont communiqués au passé composé. Cette troisième section est aussi un appel à la mobilisation face à l’habitude qu’ont prise les chercheurs (surtout universitaires) qui n’osent prendre la parole en public de peur de perdre leurs crédits de recherche. On y critique également assez sévèrement la gestion actuelle des parcs nationaux, souvent régis par une réglementation qui n’a jamais été mise à jour depuis leur création, avec leurs prétentions quant au caractère immuable de la nature dans toute sa pureté. Ou encore plus dommageable dans le cas d’Hawaï : l’imposition d’un mode de gestion des pêcheries lors du renversement du pouvoir en 1893, sans égard pour les coutumes ancestrales qui considéraient que les humains faisaient partie intégrante de l’environnement.
Dans la section sur l’ethnoécologie, consacrée au droit et à la politique dans le contexte actuel, il est souvent question de la sauvegarde d’un mode de vie et du partage des connaissances en adoptant l’approche d’un sage de la nation mi’kmaq qui préconise d’étudier un problème avec « deux yeux », soit celui de l’Autochtone avec sa compréhension intime du territoire et celui du chercheur et sa méthodologie, afin de multiplier les perspectives d’observation d’un problème. On pourrait envisager que les perceptions multiples d’un problème donnent naissance à un nouveau système juridique au Canada qui tiendrait compte de perspectives diversifiées. On peut d’ailleurs constater, jusqu’à un certain point, que l’idée d’analyser un problème avec les connaissances autochtones jumelées à la méthodologie de collecte et d’analyse en ethnoécologie et ethnobotanique a réussi dans le cas de la nation tsilhqot’inen en Colombie-Britannique, qui s’est vu accorder un titre foncier sur un territoire de 2 000 km2 à la suite de démonstrations convaincantes devant la Cour.
Comment pourrons-nous en arriver à un mode de vie plus équitable, plus éthique, et à rendre meilleur un vivre-ensemble entre peuples d’origines très diverses ? La réponse pourrait se trouver dans la force et l’inspiration des peuples qui ont revendiqué systématiquement l’accès aux plantes et au territoire au nom de la justice, de l’équité, de l’éducation et du partenariat. Des actions concrètes sont en cours de réalisation grâce aux recherches qui ont favorisé un début de cohésion et de solidarité entre un certain nombre de nations. À titre d’exemple, des communautés pieds-noirs (Blackfoot) de part et d’autre de la frontière entre l’Alberta et le Montana ont conclu un traité dont l’objectif est de favoriser la réinsertion du bison dans le nord-ouest des Grandes Plaines. Le bison, espèce essentielle à la santé de cet écosytème, contribuera à la régénération d’un environnement dégradé par l’agriculture. D’autres projets ayant des objectifs similaires ont également vu le jour, notamment pour la réinsertion et la protection de plantes médicinales.
En guise de conclusion à cet ouvrage qui est un jalon majeur sur la route de la réconciliation entre les peuples autochtones et les populations issues des différentes vagues d’immigration anciennes ou récentes, Nancy Turner fait appel aux réflexions de deux participants davantage concernés par la deuxième partie du titre, soit le droit au territoire et à ses ressources alimentaires pour les peuples autochtones. Ainsi, dans leurs commentaires, E. Richard Atleo, chef héréditaire de la Première Nation Ahousaht en Colombie-Britannique, et John Ralston Saul, philosophe politique dont l’oeuvre porte sur le concept de citoyenneté et le bien du public, ont identifié deux messages significatifs de ce symposium : 1) l’évolution du droit en regard de ce qui est maintenant accepté comme preuve devant la Cour ; ainsi, on ne croit plus maintenant que les anciennes preuves écrites sont les seules preuves valides ; la tradition orale est dorénavant acceptée comme jouant un rôle dans le fardeau de la preuve ; 2) une décision de la Cour suprême du Canada a reconnu en 2014 les relations qui existent entre les plantes et les personnes comme étant des éléments clés dans la reconnaissance des droits au territoire et à la gestion des ressources. Ces deux éléments mis ensemble peuvent nous permettre de penser que nous atteindrons un jour un sentier qui, même parsemé d’embûches, mènera vers une véritable réconciliation.
Ma recommandation de ce livre est inconditionnelle. Cette contribution unique en son genre et diversifiée par la provenance de ses auteurs et autrices devrait être lecture obligatoire pour toutes les personnes intéressées de près ou loin par le rôle que peuvent jouer les recherches en ethnoécologie et en ethnobotanique et prêtes à examiner le point de vue de l’autre quant au partage du territoire. Qu’il soit anthropologue, historien, juriste, médecin, activiste, le lectorat trouvera dans ce livre une source limpide d’inspiration pour s’écologiser l’esprit.