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Dans cet essai qui s’abreuve exclusivement à la pensée nationaliste, l’auteur poursuit deux projets, l’un plutôt savant : faire la genèse du mythe politique de la vulnérabilité québécoise, l’autre plutôt partisan : fouetter les Québécois pour qu’ils se rappellent leur fragilité d’être, retrouvent leur combativité légendaire et larguent l’illusion de normalité qui les travaille régulièrement, y compris maintenant.

Un fil conducteur traverse l’ouvrage : la crainte de disparaître est, au Québec, profitable à la perpétuation du groupe et favorable à son émancipation. Et Tétreault de faire l’historique de ce ressenti transformé en référence, mutation opportune pour lui, car générant du désir politique nécessaire à la pérennité nationale et à l’accomplissement collectif. En aucun temps l’auteur ne cherche à déconstruire le mythe du pauvre-petit-Québécois-aliéné-et-opprimé. Il n’entend pas non plus en identifier les déficiences par rapport à la condition réelle des Québécois, bien plus complexe que ce à quoi le récit nationaliste la réduit. Tétreault, qui dans cet essai se donne le rôle de gardien de la Nation, à l’instar d’un Miron qu’il adule, mais à l’encontre des intellectuels dénationalisés qu’il trouve nuls, s’interdit de dégonfler une certaine représentation du Nous-Autres les Québécois. Il veut plutôt la dilater en montrant sa permanence et sa pertinence dans le temps. C’est que, pour lui, les mythes sont fondateurs et fondamentaux. Au-delà des faits qui gâchent les bonnes histoires et tuent l’essentiel, ils révèlent l’anima des groupes. Surtout, ils les ravitaillent en raison d’être. Or, dans le cas du Québec, la chose est cruciale. Pour Tétreault, la nation québécoise ne peut avoir d’avenir que si elle se souvient de ses détournements et de ses empêchements. Au pays du Québec, la hantise de périr est mère de l’envie de saillir. « Les renouveaux nationalistes, écrit le sociologue (p. 46), ont toujours [eu] comme déclencheur un événement qui rend cristalline la fragilité de la nation. » Voilà qui instruit. Remobiliser les siens autour de cette vérité, pour les sortir du symptôme périodique de leur indolence caractérisée – ou du syndrome fatidique de leur aliénation consommée, comme le dirait Séguin, maestro pour l’auteur –, tel est l’objectif de Tétreault, doué dans son propos autant qu’engagé dans son topo.

L’ouvrage est intéressant. Il montre la puissance de la pensée nationaliste lorsque, inquiète de ce qui survient dans l’enceinte à protéger, elle entreprend de rappeler aux Québécois la force fédérative de leur invariant ontologique – « Être une nation qui ne va pas de soi » – et la puissance cohésive de leur enseigne idéologique – « On s’est fait avoir et rebelotte si rien n’est changé » – afin de les amener à finalement devenir sur le plan politique.

Je ne peux, dans l’espace imparti, retracer le parcours argumentatif de Tétreault, tissé serré et mené pressé. Je m’en tiendrai à la trame de son dire.

La mythologie de la vulnérabilité, écrit l’auteur (p. 85), est la manière privilégiée par les politiciens et les intellectuels québécois pour appréhender le groupe comme sujet historique et politique. C’est ainsi que, de François-Xavier Garneau à Camille Laurin en passant par Honoré Mercier, Lionel Groulx et Maurice Séguin, se sont succédé au Québec une kyrielle de penseurs, timoniers ou canonniers de leur nation, en tout cas amoureux d’elle, qui l’ont énergisée en lui rappelant qu’elle était de la race des petits peuples, des espèces tragiques ou des menacés de disparaître, toutes conditions commandant l’action, qu’elle prenne la forme du refus, de la lutte, de la résistance, ou plus.

Logiciel formatant la conscience historique des Québécois, le mythe de la fragilité d’être et de la difficulté à devenir a été porté au rang d’axiomatique collective. Il n’a cessé d’alimenter un récit conséquent, sorte d’historial et de mémoriel de la nation, dont on connaît les topiques : la dépossession, la domination, la minorisation, la limitation, l’« esprit Durham », l’oppression, l’annexion, la provincialisation et tutti quanti.

Certes, des interprétants se sont exilés de cette matrice intemporelle et de ses prêts-à-penser usuels. L’Université Laval apparaît comme le foyer principal de ceux que Tétreault, suivant Groulx, présente quasiment comme des « déracinés dédaigneux » des leurs. Au nombre des impies figurent Thomas Chapais, « chanoine de l’École de Québec », mais le père Lévesque aussi et ses héritiers directs – les Falardeau, Ouellet, Trudel, Dion et même Bouchard –, pour ne rien dire des artisans de Cité libre, avec en tête Gérard Pelletier et Pierre Elliott Trudeau, qui n’ont jamais cessé de disqualifier le mythe de la vulnérabilité canadienne-française pour le remplacer par des mythologies alternatives rivées à l’idée de modernité, d’individualité ou d’universalité.

Heureusement, au début des années 1960, des esprits éclairés renouent avec l’idée de précarité constitutive du Québec. Ces retrouvailles leur font lier construction de l’État et reconstruction de la Nation dans une entreprise générale de conjuration du sort forcé et anormal de minorité dans lequel les Québécois avaient été placés. Les (néo)nationalistes allaient-ils enfin conduire les leurs au bout de leur humeur, c’est-à-dire les amener à s’élever par l’indépendance au rang de Sujet politique majoritaire, raccordant ainsi leur destin à leur dessein ? On pouvait le croire.

Paradoxalement, la Révolution tranquille, par son succès, y compris, en aval, sur le plan de la nationalisation de la langue française par la loi 101 de 1977 (consécration du français comme milieu de vie) et sur celui de la nationalisation des identités particulières par la politique de la convergence culturelle, a progressivement substitué, dans l’esprit des Québécois, le mythe de la majorité normalisée à celui de la minorité vulnérabilisée. Or, pour Tétreault, il s’agit là d’un désastre. La transformation de l’Agir pour soi (enraciné dans le spectre de la disparition pour le contrer) en Condition qui va de soi (ancrée dans la certitude de durer au risque de sombrer) relève en effet de l’illusion primaire. Au dire de l’auteur, cette métamorphose déplorable ne peut qu’entraîner le malheur collectif, qu’il faut toutefois envisager comme un bonheur en potentiel, puisque, si tant est que le mirage en cause soit dénoncé dans sa parure par des interprétants de juste parlure, évidemment soucieux de la « vérité effective des choses » (p. 247), il permettra au Sujet collectif de redécouvrir sa condition précaire, source de sa conscience séculaire, elle-même carburant d’un dépassement à venir qui cette fois pourrait ne pas être temporaire.

Que penser de l’essai de Tétreault ? Né à Saint-Jean-sur-Richelieu, patrie des patriotes, celui-ci entre avec brio dans le cercle de la relève intellectuelle nationaliste. Rhétoricien assuré, il séduit par son propos. Sa thèse convainc : il a raison de dire que le mythe de la vulnérabilité nourrit depuis longtemps l’imaginaire québécois et que le projet indépendantiste s’en abreuve goulûment. Sa posture politique l’empêche toutefois de voir que les Québécois, de tout temps, ont agi en deçà, au-delà et à côté de cette seule représentation d’eux-mêmes, ce qui explique qu’ils n’ont jamais opté majoritairement pour la « séparation », se contentant d’être de discrets vainqueurs, et que le moment actuel de leur parcours historique coïncide peut-être avec l’épuisement décisif de la référence tant convoquée, sauf chez les interprétants qui n’osent penser en dehors d’une certaine tradition intellectuelle, honorant ainsi une espérance, mais préjudiciant la clairvoyance. Ceux-là devraient savoir que l’indépendance, projet légitime, ne peut être justifiée par la restauration éternelle d’une commode doléance liée au mythistoire de la survivance.