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Cette contribution majeure de Colleen Skidmore au domaine de l’histoire de la photographie au Canada se lit comme un portrait complet de la recherche qui a été menée et publiée au cours des quatre dernières décennies. Depuis les années 1990, Skidmore, maintenant professeure émérite de l’Université de l’Alberta, a elle-même signé plusieurs monographies portant sur des femmes photographes actives dans diverses régions du Canada. Certaines de ses constatations antérieures refont surface dans ce livre, mais actualisées et entremêlées au vaste éventail d’études qui composent la bibliographie interdisciplinaire et idiosyncrasique sur les débuts de la photographie au Canada.

Ces données diversifiées incluent les « listes » régionales de photographes professionnels du 19e siècle résultant de l’étude méticuleuse d’annonces dans les journaux, d’annuaires municipaux et d’estampilles de studios (la plus importante au Québec étant Les photographes québécois, 1839-1950. La première liste officielle, de Jean-Luc Allard et Jacques Poitras, publiée en 2006). Elles comprennent également les biographies populaires consacrées à des photographes exceptionnels, de même que les études plus critiques qui abordent les ramifications sociales, politiques et culturelles des images photographiques.

Skidmore a manifestement travaillé assidûment pour passer au peigne fin ces études, mais aussi pour revisiter les sources afin de trouver des traces de la présence et de la contribution des femmes dans l’histoire. Son objectif ne se limite pas à réinscrire les femmes dans le récit historique préexistant et biaisé par rapport au genre, mais vise plutôt à mesurer leur influence sur la façon dont l’histoire est racontée. Comme elle l’écrit dans l’introduction : « Only when women’s practices and photographs are recognized as integral to the concept of a history or histories of photography and critically examined for their social, technical, and aesthetic roles and merit can we begin properly to comprehend and assess photography’s extraordinary value and impact in history » (p. 2). Autrement dit, les histoires de la photographie qui ont occulté la participation des femmes ont empêché une pleine compréhension de la photographie elle-même.

Ce livre abondamment illustré raconte les cent premières années de la pratique photographique au Canada à travers huit chapitres organisés selon un ordre chronologique et thématique assez libre. Le premier porte sur les débuts du médium et sur l’évaluation forcément incomplète que l’on peut faire du travail des femmes daguerréotypistes, dont la présence dans les archives reste, comme celle de plusieurs de leurs confrères masculins, extrêmement difficile à retracer. Les quatre chapitres suivants sont consacrés à la popularisation rapide de la photographie et présentent des études de cas de praticiennes qui ont déjà fait l’objet de quelques écrits – Élise Livernois à Québec, le personnel du studio de William Notman à Montréal, Hannah Maynard à Victoria, et Geraldine Moodie dans les prairies de l’Ouest et dans l’Arctique de l’Est.

Les trois derniers chapitres explorent trois types de photographie pratiqués simultanément durant les cent premières années d’existence du médium : photographie de voyage, photographie commerciale en studio et photographie amateur. Ces chapitres traitent de nombreuses femmes photographes, dont plusieurs n’ont reçu que peu d’attention – voire aucune – de la part des historiens ou qui ne sont connues que des communautés où elles ont travaillé. En réunissant ces femmes dans une étude qui vise à couvrir les différentes régions du pays, l’auteure est en mesure de comparer et de mettre en contraste des photographes à travers un large spectre géographique, culturel et économique, favorisant ainsi une compréhension plus vaste du travail qu’elles ont accompli.

Dans certains des cas les plus connus, les conclusions que Skidmore tire des données historiques diffèrent de celles de ses prédécesseurs. Son étude du cas d’Élise Livernois, épouse de Jules-Isaïe Benoît Livernois, est importante pour l’histoire de la photographie au Québec puisqu’elle remet en question la position largement acceptée de l’historien Michel Lessard selon qui le studio Livernois a suivi une lignée largement patrilinéaire. D’après Skidmore, Lessard n’a pas entièrement pris en compte le fait qu’Élise Livernois avait cofondé le studio en 1854 et géré l’entreprise pendant une vingtaine d’années, même après la mort de son mari en 1865. Compte tenu de la place importante accordée au studio Livernois dans l’imaginaire de la photographie ancienne au Québec, il convient de se demander comment une meilleure compréhension de l’apport d’Élise Livernois aurait pu modifier la forme prise par l’histoire de la photographie au cours des dernières décennies.

Le chapitre de Skidmore sur le studio de William Notman est également éclairant, puisqu’il appelle à jeter un regard neuf sur la participation des femmes dans le commerce de la photographie en général. Ses recherches sur le personnel féminin qui travaillait dans les coulisses du studio montréalais ont été publiées pour la première fois en 1996, dans l’important numéro spécial de la revue History of Photography sur la photographie canadienne sous la direction invitée de Joan M. Schwartz. Les archives du studio Notman, conservées au Musée McCord Stewart, sont d’une exhaustivité exceptionnelle (elles incluent même les registres des employés) et permettent de dresser un vaste portrait de la profession. Recadrée dans ce livre, la recherche de Skidmore sur le studio Notman confirme encore que l’occultation du travail des femmes par les historiens a empêché une compréhension complète de l’industrie de la photographie au 19e siècle.

Grâce à la richesse de la matière étudiée et au style limpide de l’auteure, qui a su traduire en une forme narrative vivante ce qui a souvent dû être au départ un ensemble de données historiques arides, Rare Merit sera un ouvrage de référence essentiel pour les années à venir. Chercheurs et étudiants, hommes et femmes, pourront s’appuyer sur ce travail de recherche et seront peut-être encouragés à discuter des contributions des femmes à l’histoire de la photographie au Canada à travers ses divisions régionales. Plutôt que le dernier mot sur le sujet, le livre peut être vu comme un appel à l’action : continuer à remettre en question le statu quo que l’on nous a légué.