Les auteurs de cet excellent ouvrage ont le grand mérite de nous faire grâce de longs développements sur l’accès à la modernité, la Grande Noirceur et les méchants baby-boomers. Dans la perspective de la sociologie historique, Martin Pâquet et Stéphane Savard lient l’élaboration théorique à l’analyse et à l’exposé des faits. Ils ont ainsi produit l’une des plus éclairantes histoires des années 1960 et 1970. Pâquet et Savard se donnent pour objectif de faire ressortir la particularité du Québec dans cet espace commun que forment les démocraties libérales depuis l’époque du New Deal jusqu’au début des années 1980. Placée dans ce contexte élargi, loin de réaliser l’accès à la modernité, la Révolution tranquille marque le passage de l’État libéral à l’État-providence. De plus, la notion de Révolution tranquille ne se limite pas à la courte période de 1960 à 1966 comme on l’admet le plus souvent. Elle englobe plutôt l’histoire entière du « providentialisme » québécois. Dans toute son extension, l’événement se déroulerait ainsi de 1959 à 1983, c’est-à-dire de la mort de Maurice Duplessis à l’adoption de la loi 111 (loi spéciale mettant fin à une grève des enseignants et enseignantes) durant le deuxième mandat du Parti québécois. Commençons par cette sorte de préhistoire lancée par le New Deal aux États-Unis durant les années 1930 et lors des conférences de la reconstruction convoquées par le gouvernement fédéral au milieu des années 1940. Alors s’amorcent le passage à l’État-providence au Canada et la déconstruction de la société démocratique consociationnelle qui s’était reproduite dans le cadre de l’État libéral de 1840 à 1960. On aura compris que pour Pâquet et Savard, loin d’être une sorte de Moyen Âge, le duplessisme relève des cadres sociétaux qui ont caractérisé le Canada durant la période. La société consociationnelle fut construite en fonction de la dualité nationale et de deux complexes institutionnels séparés. Elle constitua le terreau du libéralisme au Canada. Ainsi s’affirmèrent dans les provinces plusieurs pouvoirs régionaux dont le duplessisme ne représenta que l’une des figures honteuses qui, à l’ombre de l’État libéral, s’opposèrent à la montée du keynésianisme durant les années 1940 et 1950. La déconstruction ne s’en déroule pas moins dans l’après-guerre sous l’effet des politiques fédérales et de la transformation des rapports de classe. De nouvelles classes moyennes émergent progressivement et forment le vivier de nouvelles élites définitrices masculines favorables à la transformation de la régulation politique et à l’inversion des relations entre le public et le privé. S’ensuivra un formidable travail de reconstruction voué à l’édification d’un complexe institutionnel interventionniste. Les auteurs analysent ce vaste chantier d’ingénierie sociale en distinguant les concepts de vouloir-vivre, de devoir-vivre et de comment-vivre collectifs, ce qui leur permettra de saisir la particularité de la culture politique québécoise. Le vouloir-vivre cible le sentiment d’appartenance et le partage de références communes, le devoir-vivre réfère aux normes sociales et aux règles étatiques, alors que le comment-vivre renvoie aux rapports de force entre les protagonistes. À l’évidence, il m’est impossible de rendre compte de manière exhaustive de l’écriture de l’histoire que rend possible une telle approche. Je m’en tiendrai en conséquence à certaines des dimensions de la culture politique en émergence. Notons d’abord cette transformation significative de la conception du temps. Une temporalité linéaire dorénavant tournée vers l’avenir s’impose qui nie la représentation cyclique et traditionaliste qui avait caractérisé le duplessisme. Le renversement des rapports entre les sphères publique et privée ouvre par ailleurs une période de politisation extensive des rapports de pouvoir liée à l’éclosion d’un imaginaire d’émancipation. Cette valeur cardinale de l’idéologie de l’État-providence appelle une révision des figures de la communauté et de l’espace …
Pâquet, Martin et Stéphane Savard. Brève histoire de la Révolution tranquille. Montréal, Boréal, 2021, 288 p.[Record]
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Gilles Bourque
Université du Québec à Montréal