Comptes rendus

Luneau, Marie-Pier et Jean-Philippe Warren. L’amour comme un roman. Le roman sentimental au Québec d’hier à aujourd’hui. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2022, 362 p.[Record]

  • David Bélanger

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  • David Bélanger
    Université du Québec à Trois-Rivières

L’ambition de cet ouvrage important est pour le moins impressionnante : sans concession, il s’agit de suivre le « roman sentimental » des origines de la littérature québécoise jusqu’à nos jours. Le trajet, bien sûr, n’est pas sans cahots. Ici (à partir des années 1960), le genre sentimental québécois perd en vigueur, au profit des publications étrangères et de la télévision ; là (à partir des années 2000), le nombre des publications est si grand qu’il paraît difficile d’en faire une synthèse représentative ; alors qu’en général (avant 1945), le genre peine à s’épanouir, tant le conservatisme corsète les sentiments, sublimés par la « grandeur de la race ». Or, ces cahots font véritablement le sel de cette recherche, tant Luneau et Warren savent partir des limites (de corpus, de méthode, de définition) pour dynamiser leur analyse. L’ambition se retrouve également dans la composition de ce duo, à cheval entre les études littéraires (Luneau) et la sociologie (Warren). Pas étonnant, à cet égard, que cette lecture systématique du roman d’amour québécois donne accès, comme l’indiquent les auteurs en fin de parcours, à la « codification des sentiments » (p. 309). L’ouvrage est divisé en six chapitres correspondant chacun à une période. L’amour refoulé (1830-1860) s’intéresse à quelques titres permettant une place (limitée) aux pulsions amoureuses. Les fiancés de 1812 (1844) de Joseph Doutre est l’occasion de présenter l’avènement d’une morale individualiste, qui consiste à voir dans chaque sujet amoureux un être unique. Ces oeuvres sont traversées par des tensions, liées à la morale de l’époque, entre le « droit canon » chrétien convenant que « l’amour ne puisse être imposé de l’extérieur » (p. 40) et la pratique sociale qui tend à contrôler les relations afin d’éviter les déchéances de classe. Les oeuvres de cette période (Charles Guérin [1853] de Chauveau, La tour de Trafalgar [1835] de Georges Boucher de Boucherville) permettent de noter la « lente, quoique laborieuse, progression de l’expression de la passion amoureuse dans la littérature canadienne-française » (p. 59). La deuxième période correspond à l’amour sublimé (1860-1920). Ce chapitre s’intéresse d’abord à Rosanna Leprohon, la « Jane Austen montréalaise » qui, comme l’épithète l’indique, écrit en anglais. L’influence de l’écrivaine sur la production francophone québécoise permettra un transfert culturel certain, dans la mesure où « le libre choix du conjoint et la valorisation de l’amour conjugal se sont actualisés plus tôt dans la culture anglaise et protestante par rapport à la culture française et catholique » (p. 65). Ce libre choix doit évidemment être contrecarré par la société (ou la morale et le destin) pour assurer au roman sentimental sa tension idoine. Les romans de Laure Conan participent à ce mouvement de même que, plus étonnant, Les Ribaud (1898) d’Ernest Choquette, permettant un léger triomphe de l’amour – entre les « races » ennemies, qui plus est ! Ce triomphe est d’autant plus étonnant que, notent les auteurs, l’endogamie constitue la force structurante des romances : rester dans sa classe, dans son village, dans sa religion, dans sa « race », autant d’impératifs au coeur du discours social. Cette lente naissance du roman sentimental apparaît ainsi dans ses limites et ses possibles ; la conclusion de l’ouvrage soulignera à propos de ces premières années analysées que « De Charles Guérin (1853) à Maria Chapdelaine (1913), on ne compte plus les histoires d’amour étouffées au profit de grands renoncements » (p. 311). Ces renoncements se modifieront quelque peu, au gré d’une sorte de libéralisme, ou plutôt d’un individualisme moins tabou, où le succès individuel passe par les jeux de l’amour. La période suivante, toutefois, n’est pas …