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En 1880, Marie-Zoé-Aimée Renaud intente une action en justice contre François-Xavier-Anselme Trudel, son mari depuis seize ans, afin d’obtenir une séparation de corps et de biens. Elle échoue. Le titre de ce livre d’Yvan Lamonde porte à croire que le sujet principal en est le combat judiciaire de cette femme ou l’histoire de son mariage. Ce n’est pas le cas. Ou si peu. Lamonde a apporté des contributions majeures à l’histoire des idées et des institutions culturelles au Québec. Il a écrit sur bon nombre des hommes qui ont façonné la pensée libérale des patriotes, sur l’éducation, les bibliothèques et l’échange des idées dans la sphère publique. Pendant des années, cette affaire judiciaire est restée en latence dans ses cartons de recherche. Lorsqu’il a décidé d’écrire sur le sujet, il a choisi les cadres qu’il connaissait le mieux, ceux de l’histoire intellectuelle et culturelle, d’où un livre qui porte moins sur Marie-Zoé-Aimée Renaud que sur les deux hommes clés du procès et les conflits idéologiques de leur époque. Les deux avocats – son mari, le conservateur ultramontain François-Xavier-Anselme Trudel, et le rival politique de celui-ci, le libéral, rouge et républicain Joseph Doutre – avaient croisé le fer au tribunal en 1870. À l’époque, Doutre faisait partie des avocats qui représentaient la veuve de Joseph Guibord, Henriette Brown, tandis que Trudel travaillait pour les défendeurs. Dix ans plus tard, Marie-Zoé-Aimée Renaud choisit Doutre, l’ennemi politique juré de son mari, pour plaider sa cause en séparation.

Pendant la plus grande partie du livre, Renaud reste à l’arrière-plan. L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre consacré à l’histoire de l’Institut canadien et à la lutte pour « les choses de l’esprit » entre ses membres et le clergé catholique, de plus en plus ultramontain, et ses partisans (p. 1). Le deuxième chapitre porte sur la bataille judiciaire au sujet de l’enterrement de Guibord en 1870 et le troisième expose les grands conflits culturels qui ont précédé et suivi 1870, ce qui comprend la participation de Trudel à l’élaboration du « Programme catholique » politique. Dans le quatrième chapitre, Lamonde parle enfin de Marie-Zoé-Aimée Renaud, de son mariage et du procès qu’elle intente à son mari. Même le titre du chapitre, « Doutre et Trudel : retour en Cour, cette fois avec Zoé-Aimée Renaud », la met au second plan par rapport à ces deux hommes. Les riches documents produits au cours de l’affaire permettent de connaître les plaintes des époux l’un contre l’autre et les témoignages des témoins appelés par leurs avocats respectifs. Lamonde présente ensuite un chapitre intitulé « Zoé-Aimée dans l’histoire des femmes au Québec avant 1880 ». L’histoire de Renaud s’insère mal dans cette esquisse décousue de l’évolution des modèles d’éducation, de sociabilité, de participation aux salons et aux engagements caritatifs des bourgeoises québécoises depuis les années 1830, car, comme Lamonde le dit lui-même, la femme « n’est pas de cette mouvance intellectuelle, artistique, littéraire » (p. 89). Le sixième et dernier chapitre développe davantage l’argument de l’auteur selon lequel « son affirmation, sa résistance sont d’un autre ordre » (p. 89).

Lamonde soutient que Renaud n’est pas folle, comme bon nombre de contemporains l’ont laissé entendre, mais qu’elle résiste à l’ultramontanisme conjugal particulièrement répressif que son mari cherche à imposer. Ce n’est pas une victime, mais un agent luttant contre le patriarcat ultramontain. Cette proposition a beaucoup de sens. La pièce maîtresse du quatrième chapitre, et en fait de l’argumentation de Lamonde, est une remarquable liste de 43 griefs et prescriptions que Trudel a dressée à la hâte lorsque des amis ont cherché à aider le couple à se réconcilier. Cette liste est reproduite intégralement. Tout comme Doutre, Lamonde l’appelle le « syllabus conjugal » (p. 43). La première prescription exige que Renaud accomplisse « ses devoirs religieux » et qu’elle reçoive régulièrement les sacrements. De nombreuses autres lui demandent de ne pas critiquer les pratiques et les opinions religieuses de son mari et de reconnaître que se soumettre à lui, c’est suivre la règle de Dieu voulant que les femmes se soumettent à leur mari comme eux-mêmes et l’Église se soumettent au Christ. Une autre exigence est qu’elle accepte la « statue du Sacré-Coeur » de cinq pieds qu’il a installée dans la maison et qu’elle prie à ses pieds avec le reste de la famille. D’autres articles mélangent la religion et la frustration du mari devant les atteintes à son pouvoir patriarcal. D’autres encore font état de tensions dans le couple qui ne sont pas directement liées à la religion. Trudel affirme que sa femme le critique sans cesse devant les enfants et ses collègues, qu’elle l’interrompt dans son travail et qu’elle n’accepte pas qu’un homme politique doive lire pour se tenir au courant des nouvelles. Il critique son extravagance en matière d’argent, sa prétention, la façon dont elle habille les enfants, surchauffe la maison, se querelle avec sa famille et la sienne, ragote vulgairement en public, et surtout son refus qu’ils vivent comme mari et femme. Des témoins ont déclaré qu’elle avait mis en pièces les vêtements de son mari (p. 63), brûlé ses livres et dit aux gens qu’elle priait Dieu pour que son mari meure (p. 53, 54).

Marie-Zoé-Aimée Renaud résiste manifestement à l’ultramontanisme intransigeant de son mari. Le choix de Doutre pour la représenter en est la preuve. Sur le plan idéologique, Lamonde éprouve sans doute de l’empathie pour ce choix. Néanmoins, comme il le note, l’argent et le sexe, ainsi que les divergences sur la religion et la façon d’élever leurs fils, sont au coeur de cette bataille conjugale. Il en va sûrement de même des différences de classe, d’éducation et de caractère. L’histoire de cette famille est tragique. Le couple s’est marié en 1864. Le père de la jeune femme, Louis Renaud, qui avait commencé sa vie professionnelle comme charretier, est devenu un commerçant millionnaire. En 1856, il a battu Doutre, son adversaire rouge, à l’élection au Conseil législatif. Marie-Zoé-Aimée et ses quatre frères survivants ont été élevés dans l’opulence, mais probablement sans l’éducation classique et religieuse qu’a reçue son mari ; la plupart d’entre eux semblent avoir dépensé sans compter une fois arrivés à l’âge adulte.

Lors de son mariage en 1864, Marie-Zoé-Aimée dispose d’un patrimoine financier plus important que celui de son époux. Leur contrat de mariage précise qu’ils demeureront en séparation de biens. Trudel accepte de souscrire une assurance-vie de 8 000 dollars à son nom au cas où il décéderait avant elle. La 40e demande du syllabus conjugal de Trudel est qu’elle cesse de prétendre qu’elle est riche et qu’il est pauvre. Sa principale exigence est qu’elle remplisse son « devoir conjugal ». Les premières années de leur mariage, Marie-Zoé-Aimée l’a fait ; elle a donné naissance à sept enfants et a peut-être subi deux fausses couches. Quatre garçons, nés entre 1865 et 1873, ont survécu. Le mariage se détériore. Les choses se gâtent lorsque Trudel est élu à l’Assemblée législative du Québec en 1871, avant d’accéder au Sénat à Ottawa. Elle lui en veut d’être absent lors de la naissance d’un fils en novembre 1874. Celui-ci meurt quatre mois plus tard. Sans doute le chagrin, les grossesses répétées, les fausses couches, la dépression post-partum et le désir d’éviter d’autres grossesses ont-ils tous contribué à son instabilité mentale ou à sa décision, vers 1875, de constituer son propre foyer indépendant. Lamonde soutient que c’est son désir d’échapper aux rôles stéréotypés des épouses et de parvenir à l’autonomie personnelle et financière qui a conduit les autres à la considérer comme folle.

Je suis sensible au fait de prêter une agentivité à Marie-Zoé-Aimée. Pourtant, elle a un caractère difficile et complexe. Le juge Papineau la décrit comme une femme gâtée étant enfant, habituée d’agir à sa guise et incapable de surmonter les difficultés auxquelles elle et son mari ont été confrontés, ce qui semble tout à fait vrai. En outre, sa tentative de brûler les documents de travail de son mari, le fait de jeter des cadeaux au feu et de déchirer ses vêtements, ses propos abusifs à son égard, ses soupçons quant à son infidélité avec les bonnes ou lors de ses déplacements professionnels, ainsi que sa fixation sur l’argent font penser au type d’obsessions qui accompagnent certaines maladies mentales. Si tel était le cas, le tragique de l’histoire réside en partie dans le fait que le tribunal n’a pas pu offrir d’aide. L’épouse n’a pas pu obtenir une séparation de corps et de biens parce que les critères sexistes étaient rigides. Si elle avait prouvé que Trudel était infidèle, il aurait fallu que ce dernier héberge sa maîtresse sous le toit familial pour qu’elle puisse se séparer. Alors, pourquoi a-t-elle tenté cette poursuite, et pourquoi, comme le demande à juste titre Lamonde, sans apporter de réponse, Doutre a-t-il accepté de se charger d’un dossier qui ne pouvait qu’échouer ? Inquiet de l’état mental de sa cliente dès le début, Doutre a tenté de se retirer de l’affaire. Les témoins qu’elle avait choisis l’ont accablée par leur déposition. Le juge Papineau s’est prononcé contre elle. Elle a dû payer les frais et retourner vivre avec Trudel. Elle a été libérée du mariage dix ans plus tard, à la mort de Trudel. J’aurais aimé savoir comment elle a vécu ces dix dernières années en tant qu’épouse, et ensuite en tant que veuve.

Il est difficile d’écrire sur des femmes qui ont laissé peu de documents encore accessibles. C’est cependant possible. Je pense que le livre aurait été plus fort si Lamonde avait placé Marie-Zoé-Aimée au centre de son exposé. Il aurait peut-être trouvé une gamme d’explications pour interpréter cette querelle conjugale particulièrement vilaine s’il avait regardé au-delà de l’histoire intellectuelle et culturelle et cherché l’inspiration dans l’abondante production des chercheurs et chercheuses qui écrivent des biographies de femmes, des histoires de famille ou des études sur la folie, les interdictions, les conflits conjugaux et le traitement des émotions devant les tribunaux.