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Tant dans l’historiographie que dans la mémoire populaire, notre compréhension de l’expérience des Franco-Américains du nord-est des États-Unis continue d’être balisée par le métarécit de la survivance et de l’assimilation, vision qui insiste sur l’insularité culturelle des Petits Canadas et la marginalisation socioéconomique des immigrés canadiens-français et de leurs descendants, du moins jusqu’aux années 1960. Cet ouvrage de Patrick Lacroix apporte un démenti magistral à un certain nombre d’idées reçues en explorant l’implication des Franco-Américains dans la vie politique de leur pays d’adoption. L’auteur, qui dirige les Archives acadiennes de l’Université du Maine à Fort Kent, a récemment fait paraître un autre livre sur l’intersection de la religion et de la politique à l’époque du président Kennedy (John F. Kennedy and the Politics of Faith, 2021), en plus de nombreux articles scientifiques. À l’instar de plusieurs de ses travaux antérieurs, Tout nous serait possible cherche à défaire les schémas faciles, en l’occurrence la prétendue opposition entre intégration politique et allégeance ethnoculturelle. Sa thèse est que les contributions franco-américaines dans la sphère politique, dont l’ampleur est démontrée avec force, auraient assuré la visibilité et l’influence du groupe, qui n’avait pourtant rien d’un monolithe partisan.

Ce faisant, l’étude éclaire des questions majeures comme les rapports entre les partis politiques et les communautés issues de l’immigration, la solidarité de classe par-delà les frontières ethniques ainsi que le rôle des femmes. Son titre est repris d’une lettre ouverte de F.-X. Belleau de Lewiston qui, en 1924, s’insurge contre la campagne de rapatriement des Canadiens français et plaide pour leur participation politique accrue aux États-Unis :

Cent mille votants de plus dans ces États de la Nouvelle Angleterre nous mettraient bien davantage sur la mappe de nos différents arrondissements. Telles devraient être nos ambitions. Le temps ne serait pas éloigné où nous aurions de l’influence bien en dehors de notre entourage. Tout nous serait possible.

p. 149

En suivant les pistes suggérées par cette déclaration, Lacroix privilégie les études de cas d’acteurs politiques à divers niveaux, de la scène municipale jusqu’aux couloirs de Washington. En plus de la Nouvelle-Angleterre, l’ouvrage accorde une place importante à l’État de New York, surtout à la ville de Plattsburgh sur le lac Champlain. Le corpus documentaire, d’une portée impressionnante, est constitué en grande partie à même l’abondante presse franco-américaine, sans négliger d’autres sources comme des rapports gouvernementaux.

Après une courte introduction justifiant le sujet de l’étude du point de vue historiographique, l’ouvrage se décline en trois chapitres. Le premier, qui couvre la période de 1874 à 1908, traite de l’émergence chez les Franco-Américains d’une conscience politique proprement états-unienne. La première date correspond à l’élection de Charles « Lafountain » à la Chambre des représentants du Vermont, la seconde à l’accession d’Aram Pothier au poste de gouverneur du Rhode Island. Alors qu’une perspective transnationale prévaut chez les immigrés, la question de la naturalisation se fait de plus en plus pressante afin de contrer les préjugés et de représenter les intérêts de la diaspora canadienne-française. Cette tension est examinée à travers deux figures de l’époque des gouvernements de Grover Cleveland (1885-1889, 1893-1897), à savoir Edmond Mallet, vétéran de la guerre de Sécession et haut fonctionnaire, et Benjamin Lenthier, homme de presse et militant du parti démocrate. Leurs sorts respectifs illustrent les enjeux de l’affiliation partisane en même temps que les dynamiques de la reconnaissance ethnique.

Le deuxième chapitre examine les progrès de la reconnaissance du groupe franco-américain « dans le maelström partisan », de la fin du 19e siècle jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale. (C’est-à-dire que ce volet chevauche une partie de la période traitée dans le précédent chapitre.) Après le scandale provoqué en 1881 par la caractérisation des Franco-Américains comme des « Chinois de l’Est » dans un rapport du gouvernement du Massachusetts, la communauté d’origine canadienne-française commence à faire sentir son poids dans la sphère politique, sans toutefois tomber définitivement dans le giron de l’un ou de l’autre des deux grands partis. Pour rendre compte des complexités de ces développements, Lacroix se penche tour à tour sur des régions et sous-régions spécifiques. Si le courant xénophobe au Maine joue contre l’inclusion des francophones au niveau de l’État, cet obstacle idéologique n’empêche pas l’édification de quelques « forteresses » comme Lewiston et Biddeford. La situation est bien différente dans les zones du « sud » – c’est-à-dire, le sud du Nord-Est. À Cohoes, au nord d’Albany, et à Fall River, au Massachusetts, les contours de la participation politique, qui évolue au rythme de l’industrialisation, tendent à montrer que, malgré leur appartenance majoritaire à la classe ouvrière, les Franco-Américains « représentaient tout de même un groupe immense et varié dont les intérêts se confondaient aisément à ceux des Anglo-Saxons », comme le note la presse new-yorkaise (p. 95). Autant affirmer, du coup, que l’impératif de la survivance ne prime pas d’autres questions, notamment les enjeux locaux. À cet égard, le cas d’Aram Pothier, gouverneur du Rhode Island et républicain convaincu, que Lacroix étudie à la suite de Martin Pâquet, sert à illustrer les dissensions que les clivages partisans pouvaient semer parmi les Franco-Américains.

Dans le troisième et dernier chapitre, Lacroix s’efforce de cerner les facteurs ayant mené, d’une guerre mondiale à l’autre, à une « convergence » en faveur du Parti démocrate, même si celui-ci ne régnera pas sans partage. Une section consacrée à l’avènement du suffrage féminin, qui suscite l’ambivalence de l’élite (masculine) franco-américaine, permet de lever le voile sur la participation politique des femmes. Lorsqu’éclate la Grande Guerre en Europe, la question du patriotisme des Franco-Américains entre en ligne de compte. Alors que la presse s’intéresse à la controverse sur la conscription au nord de la frontière, les milieux francos se félicitent de l’enrôlement des leurs après l’entrée en guerre des États-Unis. Une recrudescence de la xénophobie dans les années 1920, dont les agissements anticatholiques du Ku Klux Klan ne représentent que l’expression la plus brutale, ne font que raffermir la volonté de mieux s’intégrer à la vie politique et d’accéder aux coulisses du pouvoir. Au niveau populaire, le mouvement ouvrier, jusqu’alors dominé par les Irlandais, parvient à engendrer une conscience de classe qui se reflète davantage dans le Parti démocrate. Pendant la Grande Dépression, cette tendance-là s’accentue tout en étant renforcée par l’appui aux minorités ethniques de la part de l’administration Roosevelt. Comme dans les chapitres précédents, les sous-parties consacrées aux différentes régions du Nord-Est s’accompagnent d’études de cas fort éclairantes.

Tout compte fait, cette étude met à mal le récit bien ancré de la prétendue invisibilité de l’élément franco-américain parmi les minorités ethnoculturelles des États-Unis. Ce faisant, Lacroix ouvre des pistes qui pourront faire l’objet d’explorations futures : par exemple, sur l’implication politique des femmes ou sur la participation des gens ordinaires à l’échelon local. Parmi les quelques reproches que l’on peut formuler au sujet de l’ouvrage, j’en retiendrai deux. Primo, un index onomastique manque cruellement. Secundo, le choix de diviser le livre en trois longs chapitres – dont deux très longs – ne sert pas toujours le déploiement de l’argumentation. Il aurait été possible d’envisager trois grandes sections composées de deux à quatre chapitres bien plus digestes, aux problématiques mieux délimitées. C’est néanmoins tout à l’honneur de Lacroix d’avoir signé un ouvrage désormais incontournable pour comprendre l’évolution de la francophonie nord-américaine.