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Deux ans avant son décès, le géohistorien Cole Harris proposait ce volume rassemblant une quinzaine de textes parus sous sa plume entre 1971 et 2015. L’ensemble est organisé en cinq parties. Les deux premières isolent deux phases dans le processus de colonisation : la rencontre, qui installe les conditions du déploiement subséquent du colonialisme, puis l’expérience de colonisation proprement dite, au cours de laquelle des colons soumettent la terre à des pratiques d’exploitation importées d’Europe. La troisième partie du livre offre une analyse structurale du colonialisme d’occupation, décrit notamment comme une opération de simplification des configurations sociales européennes. Les quatrième et cinquième parties évoquent le cas de la Colombie-Britannique, province qui vit naître l’auteur et où il travaillait. Elles présentent la dépossession comme l’aboutissement de l’action de divers niveaux et catégories de pouvoirs sur un contexte géographique humain et physique.

Les textes n’étant pas agencés selon leur ordre de parution originale, mais selon la trame du processus de colonisation, le volume pose un défi à l’examen historiographique. Difficulté accrue par l’égo-histoire proposée en introduction, qui valorise l’unité de l’oeuvre. Le lecteur pourra malgré tout distinguer le passage d’une histoire sociale matérialiste à une approche plus attentive aux faits de culture, en passant par l’influence poststructuraliste et postcoloniale (utilisée à titre de repoussoir) et jusqu’à la prise en considération de propositions développées par des universitaires et intellectuels autochtones. Le paradigme de la classe sociale fait progressivement place aux questions de violence et de pouvoir, puis de cultures et de races. Il est tout à fait normal que seuls les travaux les plus récents s’inscrivent dans le courant des settler colonial studies. Cependant, le sous-titre de l’ouvrage force l’inscription rétrospective de textes publiés avant l’affirmation de ce champ. Cette opération éditoriale artificielle est maladroite, car elle a pour effet de souligner la désuétude des publications les plus anciennes.

Harris maîtrise l’art de la synthèse et offre, dans une postface inédite en forme de légère autocritique, l’articulation des outils théoriques mobilisés au fil des années dans une dénonciation de l’exploitation capitaliste. La boucle est alors bouclée puisque l’auteur, dans ses premières recherches, concentrait son attention sur la difficile condition des « pionniers » européens déplacés en Amérique par le capitalisme, pour ensuite focaliser son regard sur la dépossession qui fut, pour les peuples autochtones, la conséquence de ce déplacement. L’histoire du Canada peut être comprise comme celle d’une série de déterritorialisations et de reterritorialisations humaines commandées par une logique de prédation.

La curiosité et les aléas de la carrière ont conduit Harris à voyager dans l’espace et le temps, depuis les « explorations » jusqu’aux enjeux relevant de la résurgence autochtone. On parcourt aussi le Canada de l’Atlantique au Pacifique : les premiers établissements acadiens, l’expansionnisme canadien-français vers le Bouclier canadien et le colonialisme d’occupation britannique en Ontario, la création des réserves en Colombie-Britannique. Les Prairies et le Nord sont peu traités, ce qui teinte les propositions de l’auteur lorsqu’il trace des axes interprétatifs censés rendre compte de l’histoire générale du Canada. Mais cette juxtaposition de contextes favorise l’exemplification d’une idée maîtresse : le colonialisme ne peut être compris que sur la longue durée, car il est le produit de la destruction progressive du cadre féodal en Europe. L’expropriation qui découle de cette érosion est le moteur du phénomène migratoire vers des lots à bas prix mis à disposition en Amérique par la spoliation. Ainsi les divers épisodes de l’invasion de ce qui est aujourd’hui le Canada peuvent-ils être considérés comme autant de rejeux de la dépossession, manifestation démographique du système d’exploitation capitaliste. Les lectrices et lecteurs de la synthèse publiée par Harris en 2008, The Reluctant Land (Le pays revêche, traduit par Laurier Saint-Yves sous les auspices du Centre interuniversitaire d’études québécoises), se rappelleront ce cadre.

Certains textes pourront conduire à vouloir aller plus loin en découvrant le livre essentiel que le géohistorien a consacré à l’histoire spatiale de la dépossession en Colombie-Britannique (Making Native Space). Parmi les pistes stimulantes développées, on citera le maniement des concepts foucaldiens appliqués à la forme particulière de l’emprise coloniale exercée par les coloniaux (par opposition à la domination impériale). Selon Harris, le Canada s’illustre par le déploiement d’une « géopolitique du pouvoir disciplinaire » (p. 192), car le système bureaucratique de gestion de l’espace, notamment par l’usage de la cartographie, est la matrice de tous les autres dispositifs d’asservissement des peuples autochtones.

Une autre des propositions prépondérantes de Harris, qui donne son titre au recueil, est que le Canada offre certes un exemple typique du colonialisme d’occupation, mais qu’il est en même temps important de le comprendre dans sa spécificité. Installé à la limite septentrionale des terres cultivables, le territoire est impropre à l’agriculture sur la majeure partie de sa superficie. De ce fait, la société des colons n’a pu se concrétiser que de manière fragmentaire, sous la forme d’un archipel. Ce constat autorise Harris à avancer l’idée que l’essentiel de l’espace politique de ce qui est devenu le Canada a toujours été occupé par les peuples autochtones plutôt que par les peuples de colons. Voilà qui permet certes de singulariser le cas canadien par rapport au cas états-unien, mais qui expose à une lecture binaire (le Nord autochtone et le Sud colonial) relativement insensible aux complexités locales. Peut-être cette réduction découle-t-elle de ce que Harris fut avant tout un spécialiste de l’époque préconfédérale ? Ses analyses ont tendance à projeter une compréhension lockienne du colonialisme, construite autour de l’agriculture, sur la période postconfédérale. Seulement, lorsque le contrôle du sol passe sous la coupe de gouvernements dominés par les colons, le colonialisme connaît d’importantes mutations. Le partage entre un Nord autochtone et un Sud occupé, outre qu’il tend à invisibiliser la présence autochtone au coeur des espaces colonisés, risque de masquer le fait que les seconds ont exploité et continuent d’exploiter le territoire des premiers de bien d’autres manières qu’avec des charrues.

Le lecteur notera l’absence de véritable dialogue avec l’historiographie québécoise et franco-canadienne. Malgré deux textes, parmi les plus datés, concernant les colons francophones et quelques considérations sur les Métis, la question de l’éventuelle spécificité de la participation des Canadiens français au colonialisme canadien reste en suspens ; tout comme du reste la place qu’il conviendrait de réserver à l’ensemble des personnes qui ne sont pas d’origine britannique ou autochtone.

Au total, cette publication permet d’attirer l’attention sur les intuitions puissantes d’un intellectuel créatif doublé d’un empiriste convaincu. Par son oeuvre, Cole Harris aura offert un cadre global de compréhension de l’histoire canadienne. Il s’agit d’une pensée certes élaborée par un auteur nourri par l’imaginaire du colonialisme anglo-canadien, mais qui aura fourni l’immense effort de chercher à en comprendre les fondements et eu la générosité de partager ses hypothèses dans un style vivant.