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Micheline Dumont prend ici la plume pour raconter l’histoire de son émancipation et celle des femmes du Québec dans un récit très personnel. À travers ce voyage dans le temps, l’historienne ouvre sa boîte aux souvenirs et explore les racines de son destin de femme et de son engagement féministe (p. 267).

Dotée d’une mémoire fabuleuse, Dumont décrit, à la façon d’une toile impressionniste, par petites touches, le contexte de sa venue au monde, les premières années de vie, son éducation familiale et son parcours scolaire, puis les combats qu’elle ne cessera de livrer pour accéder au savoir par le biais de l’éducation supérieure, sa carrière sentimentale, la maternité et l’obtention d’un poste au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke. Cette façon de raconter l’histoire, à la fois intime et politique, illustre bien comment les matériaux d’une vie peuvent être utilisés comme révélateurs des grands enjeux sociopolitiques du moment.

Issue d’une famille installée à Dorion, à l’ouest de Montréal, l’historienne décrit l’univers de son enfance comme un monde calme, réglé et chaleureux. Cet univers est celui d’une certaine élite canadienne-française éduquée. Douée pour apprendre et passionnée de lecture, Dumont aime étudier. À l’école, la classe est décorée de tableaux historiques en aquarelle qui racontent l’histoire du Canada et qui l’incitent à rêver. De là provient sans doute son goût de l’histoire, écrit-elle. Elle fait alors une découverte importante : l’histoire est un répertoire inépuisable de récits captivants qui ont la particularité d’être vrais (p. 37).

Le climat religieux de l’époque des années 1940 et 1950 déteint sur toute la vie collective, et la foi ne saurait être remise en question. Celle de Dumont n’est pas inébranlable et cette dernière saisit bien la fonction de contrôle social qui s’exerce à travers la pratique religieuse tout comme le caractère superficiel des convictions religieuses (p. 117). Les filles de cette époque sont laissées dans l’ignorance la plus totale sur le sexe mais également sur le corps, les menstruations, la naissance : « Qu’est-ce qu’une relation sexuelle ? Ma foi, aucune idée ! Je ne sais pas davantage ce qu’est le désir ou le plaisir : je ne l’ai jamais expérimenté. J’ignore absolument que j’ai un clitoris » (p. 84).

Après le primaire, le pensionnat est le chemin tout tracé pour cette jeune fille studieuse. Les cours d’histoire du Canada qui y sont dispensés reprennent les enseignements du Farley-Lamarche (l’Histoire du Canada des Clercs de Saint-Viateur) : « on nous présente une version de l’histoire axée sur la survivance miraculeuse des Canadiens français » (p. 69). La future historienne complète un parcours singulier à l’université, soit une série de certificats, dont un en histoire qui sera significatif sur le plan intellectuel. Nous sommes en 1957, et ses professeurs sont Guy Frégault, Maurice Séguin et Michel Brunet. Dumont se retrouve au coeur de la pensée de l’École historique de Montréal (p. 136). Si elle considère aujourd’hui cette formation singulièrement lacunaire, elle reste marquée par le cours de méthodologie de l’histoire, donné par Guy Frégault, qu’elle qualifie de lieu de réflexion théorique sur l’histoire et de véritable révélation : « Je découvre que l’histoire se construit avec des documents, que toute explication historique est une interprétation, que l’interprétation de l’histoire canadienne donne lieu à des divergences notoires, que la tradition historique a été abusivement politique et que l’histoire doit avant tout être sociale, globale » (p. 137).

Dumont commence à enseigner à l’École normale en 1959, après quoi elle entreprend un doctorat en histoire à l’Université Laval. Dans sa thèse, elle démontre que la politique française en Acadie exigeait la collaboration militaire des différents peuples autochtones, que cette collaboration était en partie assurée par les missionnaires et que la religion était le principal moyen qui permettait de négocier des alliances militaires avec les Autochtones (p. 177).

Les recherches historiques de Dumont suscitent de l’intérêt. Elle est sollicitée par la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (mise sur pied en 1967) pour rédiger une histoire de la situation de la femme au Québec, ce qui l’amène à prendre conscience de l’état des connaissances sur les femmes : « Par où commencer ? Je me demande encore comment j’ai fait : il n’y avait RIEN. Dans quelles collections d’archives pourrait-on trouver des informations sur les femmes ? » (p. 219). Cette recherche a marqué un tournant dans la vie de l’historienne qui mettra au moins trois décennies pour en appréhender toute la signification. Avec l’obtention de son poste de professeure, Dumont entreprend une démarche qui la conduit à créer un nouveau cours sur l’histoire des femmes au Québec (p. 262).

Le féminisme vient à Dumont à travers les ouvrages de Beauvoir, Friedan et Greer, le plus déterminant étant Ainsi soit-elle, de Benoîte Groult, une lecture qu’elle fait à la suite d’un grave accident qui apporte son lot de remises en question : « je ferme le livre et ça y est : je suis devenue féministe, mes yeux se sont ouverts, je suis descendue de mon nuage » (p. 260). Elle revisite son histoire personnelle à travers le prisme de cette analyse féministe nouvellement entrée dans sa vie : « J’entends l’écho du discours paternel qui interdit. Oui, vraiment, je suis devenue consciemment féministe en deux heures, car quatre décennies d’altérité, pour reprendre le concept beauvoirien, avaient préparé le terrain » (p. 260).

Le plus récent opus de Micheline Dumont permet d’enrichir l’histoire des femmes avec le Québec du 20e siècle comme toile de fond. Utilisant le récit autobiographique pour raconter l’histoire d’une historienne, l’ouvrage fourmille d’anecdotes personnelles souvent savoureuses et toujours pertinentes qui viennent illustrer les questions sociales et politiques de l’époque. Ce qu’écrit Dumont a une résonance très large, puisqu’il s’agit de révéler les mécanismes de l’émancipation des femmes et plus précisément les leviers que constituent l’éducation et le féminisme. Voilà une lecture absolument passionnante, accessible à un très large lectorat et qui constitue un prolongement original des travaux de cette historienne.