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Si l’ouvrage d’Annette Boudreau n’est pas la première monographie consacrée à la situation sociolinguistique de l’Acadie du Nouveau-Brunswick – rappelons l’excellent À l’ombre de la langue légitime. L’Acadie dans la francophonie de la même auteure en 2016 –, ce nouveau livre est riche et original, à la croisée d’une perspective rigoureusement scientifique et du point de vue personnel, celui d’une Acadienne ayant elle-même expérimenté les sentiments de honte et d’insécurité qu’elle décrit. Pour explorer les processus de (dé)légitimation médiés par les discours dominants sur le français parlé en Acadie qui ont contribué à la construction de catégories de francophones aux prises avec des langues – l’anglais, le français du Québec et le français de Paris – et des populations dominantes, Annette Boudreau s’appuie sur près de 6 000 articles parus dans la presse acadienne durant plus d’un siècle, entre 1867 et les années 1970. La variété des voix qui s’y expriment met en lumière l’importance d’un regard interdisciplinaire, à la fois sociolinguistique critique, sociologique et historique, pour comprendre les mécanismes de pouvoir médiés par la question linguistique.

L’introduction, destinée à éclairer la situation des populations minoritaires et souvent minorisées, pose les bases théoriques d’une entrée historique et sociale par les discours et débats sur la langue. Les réflexions sur l’insécurité linguistique en général et sur l’(auto)assignation au silence s’avèrent utiles à toutes les situations langagières susceptibles de renforcer la précarisation, et c’est sans doute ce qui rend l’ouvrage d’Annette Boudreau si important pour la recherche en sociolinguistique, bien au-delà de la situation acadienne. Les questionnements quant au sens qu’une communauté dominée donne à son parler et à sa langue illustrent en effet l’incorporation et la reproduction, par la population dominée, des mécanismes de pouvoir à l’oeuvre dans la société. Ils illustrent également le rôle que joue la langue en regard des mouvements sociohistoriques que connaît une société donnée.

Par le biais d’une réflexion sur ce que peut signifier le concept, en général et à travers les discours de presse, le premier chapitre de cet ouvrage chronologique (« De 1867 à 1910 : une première prise de parole publique. Le début ou la fin du silence ? ») décrit la naissance de l’idée de « peuple » acadien, en lien avec les idéologies nationalistes de la fin du 19e siècle. L’idée « une nation, une langue » est mise en perspective au gré d’un historique du français tel qu’il se décline en Europe et en Acadie depuis la colonisation française, par identification ou opposition avec d’autres francophonies canadiennes. Les spécificités identitaires et linguistiques de l’Acadie telles qu’elles se construisent dans les discours de la fin du 19e siècle soulignent le rôle du français dans le renforcement identitaire de la francophonie canadienne, de l’Église catholique, et également dans la légitimité du peuple acadien vis-à-vis de la population anglophone dominante du Nouveau-Brunswick. Annette Boudreau souligne ainsi un mécanisme de revendication identitaire présent dans des contextes sociolinguistiquement très différents, mais où la langue est un enjeu similaire de légitimation économique et sociale.

Le chapitre 2 (« De 1910 à 1950 : une double honte ») retrace la stigmatisation des parlers ruraux au profit d’un français standard normé considéré comme plus adéquat face aux besoins et idéologies puristes de l’époque. Le double mouvement de la lutte contre l’anglicisme et de la légitimation du français canadien par sa proximité avec le français du 17e siècle renforce le mythe d’une langue acadienne « authentique » qu’il faut pourtant moderniser et corriger. De là l’ambivalence de la honte de parler à la fois mal et bien, selon les contextes, les classes sociales ou les milieux (urbains ou ruraux). On retrouve ainsi dans ce chapitre des réflexions linguistiques et identitaires fréquemment menées sur les langues de la migration quant à la possibilité de conserver ou de perdre l’identité du pays d’origine à travers la langue pratiquée, mais aussi quant au sentiment constant de manquer de maîtrise et d’adéquation dans toutes les langues pratiquées.

Le chapitre 3 porte sur les années 1950 et le début des années 1960 et sur la « difficile conciliation » entre « francisation et bilinguisme », entre purisme du français et volonté de participation sociale, économique et politique, et donc de rapprochement avec l’anglais. En lien avec le boom économique et démographique de l’après-guerre, l’espace public commence à se franciser, notamment à Moncton, d’où également une certaine standardisation de la langue acadienne, pour déboucher en 1969 sur la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick qui en fait la seule province officiellement bilingue du Canada.

Après cette période modernisatrice où l’Acadie se repositionne politiquement, le chapitre 4 décrit « La fin des années 1960 » comme une période de « ruptures et remises en question ». La problématique du français dans l’espace public sert la lutte contre les inégalités et le refus d’une assimilation à l’anglais pensée comme un danger pour l’existence du français acadien. Comme ailleurs dans le monde, cette période de contestation de l’ordre établi s’attaque à la domination (anglophone) et au conservatisme des élites, pour aller vers l’émergence d’une nouvelle élite intellectuelle qui rejette le bilinguisme.

« Après les années 1970 », Annette Boudreau traverse l’ère contemporaine par le prisme de sa propre expérience de confrontation avec l’altérité de la France et de son français. Cette expérience de honte a structuré sa carrière de chercheuse en la poussant à explorer l’insécurité linguistique et la honte de soi puis, dans cet ouvrage, les conditionnements historiques et sociaux qui ont façonné son habitus comme celui des Acadiens et Acadiennes de sa génération, pour aboutir à différentes formes de revendications du français acadien liées aux enjeux socio-politico-économiques actuels.

L’ouvrage d’Annette Boudreau se lit ainsi comme un roman aux voix multiples dont les préoccupations et engagements sont représentatifs de tous les lieux où des populations sont (dé)légitimées au prétexte de la langue. Dire le silence est donc certes un livre acadien, mais il est aussi une réflexion engagée, utile à qui souhaite mieux comprendre les dynamiques voilées et complexes qui portent atteinte à la justice sociale jusqu’au coeur même des individus.