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En établissant des traités d’alliance avec les peuples autochtones de l’Amérique du Nord-Est aux 17e et 18e siècles, les empires français et britannique reconnaissent que ceux-ci possèdent une forme de personnalité juridique internationale[1]. Sous le Régime français, leur statut est, selon Gilles Havard, « celui d’allié placé sous la protection du roi, avec lequel on négocie selon un modèle qui doit aux pratiques contractuelles du royaume et à la diplomatie internationale[2] ». Ainsi, par exemple, malgré les tentatives des autorités coloniales, les Autochtones, qui n’ont pas renoncé à leur souveraineté, refusent d’être soumis aux lois criminelles françaises et parviennent à s’y soustraire[3]. Après la Conquête, les Britanniques continuent la pratique française du pluralisme légal, ce qui se traduit, selon Donald Fyson, par un « traitement légal distinct pour les colons européens et les Autochtones, même dans le cas de ceux établis dans la zone européenne de peuplement[4] ». L’ordre juridique du Canada français puis britannique s’adapte ainsi aux traditions juridiques autochtones[5].

La fin des guerres coloniales (1815) minore toutefois la logique d’alliance sur laquelle reposait cette adaptation[6]. D’alliés militaires qu’il faut ménager en raison de leur importance stratégique, les Autochtones sont de plus en plus considérés comme étant en situation de dépendance. Exposés aux déprédations des colons, ces « enfants » auraient besoin de la protection de l’État[7]. Pour acquérir les mêmes droits que les autres sujets britanniques (et mettre fin à leur présumée dépendance[8]), ils doivent être « élevés » au niveau de la « civilisation[9] ». Visant l’assimilation des Autochtones, cette « mission civilisatrice » devient la politique officielle du gouvernement impérial britannique en 1830[10].

Durant la première moitié du 19e siècle, les relations avec les Premières Nations se transforment, « glissant progressivement », selon Mathieu Arsenault, « d’un rapport de nation à nation vers un modèle paternaliste de mise sous tutelle[11] ». De « corps indépendants[12] », les nations autochtones en viennent à être considérées comme des corps internes et subordonnés au sujet desquels l’État colonial canadien peut légiférer. Dans ce contexte où s’impose, dans les mots de Michel Morin, la « négation de la souveraineté autochtone[13] », les juristes du Bas-Canada adoptent une nouvelle attitude à l’égard de la capacité juridique des communautés autochtones, notamment leur capacité de posséder collectivement des biens et d’ester en justice dans le cadre juridique colonial. Cet article entend mettre en lumière les mutations de la nature de la capacité juridique des corps autochtones dans l’ordre juridique colonial entre la fin du 18e siècle (moment où ces collectivités commencent à recourir aux tribunaux coloniaux) et la promulgation des premières lois canadiennes concernant les Premières Nations, à partir de 1850.

Notre réflexion s’inscrit également dans le contexte de la transformation des rapports entre l’État et les corps intermédiaires de la société durant le 19e siècle. Sous l’Ancien Régime, la corporation est un concept légal et politique, qui se manifeste dans une variété de formes et de tailles, telles que les villes, les organisations religieuses, scolaires, charitables et professionnelles, ainsi que les compagnies de commerce et de colonisation. Ces corps sont des institutions coutumières ou des institutions à chartes octroyées par le roi[14]. La première moitié du 19e siècle est marquée par le développement d’une multitude de formes associatives qui suscite la défiance de l’État face à la puissance potentielle de corps disposant de pouvoirs légaux, ce qui se manifeste par l’octroi parcimonieux de la personnalité corporative. À partir du milieu du siècle, l’État octroie plus libéralement la personnalité corporative, en procédant, par des lois générales, à l’encadrement juridique des associations selon leurs différents types[15]. L’incorporation des organisations religieuses et la création des corporations municipales, en particulier, influencent la manière dont les juristes conceptualisent la capacité juridique des collectivités autochtones. Ce mouvement d’encadrement juridique des associations mènera au rejet de leur capacité juridique, ce qui entravera de façon importante la défense de leurs terres ainsi que l’exercice de leur gouvernance.

L’article repose sur une étude de cas, celui de la communauté d’Odanak. Après la guerre du roi Philip (1675-1676)[16], des Abénakis et des Sokokis se sont établis près de la rivière Saint-François (Alsig8ntekw)[17]. En 1700 et 1701, les seigneurs laïques de Saint-François et de Pierreville leur concèdent des portions de leurs fiefs, situés l’un derrière l’autre à l’embouchure de la rivière sur le Saint-Laurent. Réunies, ces concessions permettent aux Abénakis de disposer d’un espace, selon Joseph-Anselme Maurault, « de trois milles [4,8 km] de profondeur sur environ six milles [9,7 km] de front[18] ». Ces propriétés enjambent la rivière Saint-François et comprennent plusieurs îles, dont l’île Ronde qui s’ajoute en 1709[19]. Ces terres « seigneuriales[20] », sur lesquelles sera établie la mission de Saint-François-de-Sales, sont en fait situées dans la partie nord du territoire ancestral des Abénakis[21].

Rédigés par des notaires en présence des autorités coloniales et d’un missionnaire jésuite, les actes de concession de 1700 et 1701 ont pour objectif d’inciter ces alliés autonomes à se fixer à proximité des établissements français, car leur présence est cruciale pour assurer la sécurité de la colonie[22]. Depuis le début du 17e siècle, les Français s’approprient la vallée du Saint-Laurent par l’implantation de colons et par la culture du sol à la manière européenne[23]. L’augmentation du peuplement au 18e siècle accentue la pression sur les terres, notamment celles qui ont été concédées aux Premières Nations au sein de l’espace seigneurial. À partir de la fin du 18e siècle, devant l’inaction du gouverneur britannique (représentant de la Couronne) face aux empiétements des « Blancs » sur leurs terres, les Abénakis d’Odanak se tournent, à l’instar d’autres Premières Nations, vers les tribunaux coloniaux[24]. C’est à titre de seigneurs de portions des fiefs de Saint-François et de Pierreville qu’ils entendent protéger leurs terres et les droits qui y sont associés. En effet, depuis le début du 19e siècle, les Abénakis d’Odanak se sont affirmés collectivement comme seigneurs en concédant des censives à des Canadiens et en percevant auprès d’eux des redevances seigneuriales[25]. Agissant d’abord sans interférence des autorités coloniales, cette communauté a acquis de facto une capacité juridique dans l’ordre colonial[26], capacité qui ne sera véritablement remise en question qu’à partir des années 1840.

La consultation des archives de la Cour du banc du roi, tribunal civil de première instance, et des greffes de notaires permet de démontrer que la capacité de la communauté abénakise d’ester en justice et de posséder des biens prend différentes formes dans la première moitié du 19e siècle[27]. Dans le contexte de la tendance croissante « de considérer que le statut de corporation découle uniquement d’une charte royale ou d’une loi, et non du droit de prescription, de la pratique ou de la reconnaissance d’autres ordres juridiques[28] », la capacité juridique de cette collectivité est d’abord assimilée à celle d’un corps religieux, celui de la mission. Toutefois, à partir des années 1840, la communauté d’Odanak est associée à un corps de nature politique, qui est en carence du statut de corporation.

Notre analyse de la transformation de la nature de la capacité juridique des corps autochtones dans l’ordre juridique colonial de la première moitié du 19e siècle entend démontrer que l’incorporation, dont le développement, selon Jean-Marie Fecteau, « demeure sous le contrôle étroit de l’État[29] », a constitué un instrument de dépossession des Premières Nations[30]. Le mouvement d’incorporation, comme « véhicule majeur d’attribution aux collectifs de pouvoirs spécifiques[31] », ainsi que son corollaire, soit l’incapacité juridique des corps n’ayant pas été incorporés par l’État, ont constitué un moyen pour le régime colonial d’établir et de maintenir son emprise sur les Premières Nations et sur leurs terres.

Premières présences collectives devant les tribunaux

Au début du 18e siècle, lorsque les seigneurs de Saint-François et de Pierreville ont concédé des portions de leurs fiefs pour favoriser l’établissement des Abénakis, ces seigneuries sont encore peu peuplées[32]. Après une lente progression jusqu’à la Conquête, la population de la paroisse de Saint-François-du-Lac, qui recouvre les deux fiefs, double entre 1765 et 1790, passant de 417 à 840 personnes. Cet accroissement crée un besoin grandissant de terres, besoin qui ne fera que s’accentuer avec le peuplement intensif de la région à partir du 19e siècle[33].

Dans ce contexte, les Abénakis d’Odanak font face à des tentatives d’empiétement sur leurs terres dès les années 1760. À cette époque, Joseph Crevier, seigneur de Saint-François, fait arpenter une portion des terres qui ont été concédées aux Abénakis par ses ancêtres[34]. Cet arpentage témoigne de son intention de concéder ces terres à de nouveaux censitaires et d’accroître la rentabilité de son fief. Son ambition est toutefois contrecarrée par l’intervention du gouverneur. En 1769, Guy Carleton invalide les terres en censive concédées par le seigneur[35] et interdit, sous peine d’amende, leur prise de possession par les censitaires[36]. Cette intervention s’inscrit dans la logique de la politique de protection des terres des Autochtones[37].

À partir de la fin du 18e siècle, la défense des terres des Abénakis d’Odanak se déplace dans les tribunaux coloniaux. En mars 1795, John Antill, avocat de Trois-Rivières, intente (et gagne) un procès pour dette contre François Lemaître Duhaime père et fils[38]. Pour le remboursement de son dû, le fils est condamné à vendre le fief de Pierreville[39]. Ayant pris connaissance de la perspective de cette vente par adjudication dans un avis paru dans la Gazette de Québec, les « nations des Abénakis et Sokokis » déposent une opposition le 24 septembre 1796[40]. Les Abénakis veulent que la portion du fief qui leur a été concédée en 1701 soit exclue de la vente et « déclarée être leur vrai[e] et légale propriété[41] ». Dans cette affaire, les Abénakis et les Sokokis sont représentés par Pierre Bédard, « avocat et procureur desdites nations[42] ». La même année, les Mohawks de Kahnawake (Kahnawákeró :non), qui se sont affirmés comme seigneurs du Sault-Saint-Louis depuis la Conquête[43], recourent aussi à un avocat et procureur dans leur action pour bornage contre les Jésuites, propriétaires du fief de La Prairie[44].

En réponse à l’opposition des Abénakis, John Antill met en doute la validité de leur démarche, car selon lui « lesdits Indiens sont incapables d’acquérir et de détenir des biens immobiliers selon les lois de cette province[45] ». Les juges évitent toutefois de se prononcer sur la question de la capacité juridique de la nation abénakise. Le plaignant accepte plutôt de retirer sa réponse aux moyens d’opposition des Abénakis et des Sokokis, « sous condition que l’opposant soit condamné aux frais[46] ». Dans son jugement du 30 mars 1797, la Cour soutient l’opposition des Premières Nations et ordonne que leur propriété soit soustraite à la vente du fief de Pierreville[47]. Il est possible que les juges aient éludé la question, qui touche également les seigneurs ecclésiastiques. En effet, la situation des Sulpiciens de Montréal n’a pas été régularisée au moment de leur détachement de la maison mère de Paris après la Conquête. Les seigneuries de l’île de Montréal, du Lac-des-Deux-Montagnes et de Saint-Sulpice ont été concédées au Séminaire de Saint-Sulpice de Paris. Le transfert de la propriété de ces fiefs en 1764 soulève toutefois d’épineuses questions quant au statut légal du Séminaire de Saint-Sulpice de Montréal. Comme l’a démontré Brian Young, cette communauté de prêtres séculiers évite en l’occurrence de recourir aux tribunaux pour garantir ses droits de propriété et ses prérogatives seigneuriales avant son incorporation de 1840[48].

En septembre 1816, un conflit de bornage oppose Josias Wurtele, seigneur de Rivière-David (aussi appelé Deguire), à Louis Proulx, nouveau seigneur de Saint-François. Après avoir été portée en appel, cette cause se conclut, le 30 juillet 1819, par la réduction du territoire de la seigneurie de Saint-François. La portion touchée, située au sud du fief de Saint-François, est, en vertu de la concession de 1700, en possession des Abénakis[49]. En septembre 1826, ces derniers adressent une pétition au surintendant des Affaires indiennes (John Johnson) pour se plaindre de ce qu’ils n’ont pas été constitués partie dans cette cause[50]. En effet, malgré l’exception dilatoire déposée dès 1816 par le défendeur (Proulx) demandant l’intervention des Abénakis en vertu de leur titre sur une partie du fief de Saint-François, ces derniers n’ont pas été appelés pour défendre leurs droits[51]. Dans les années 1840, les Abénakis renouvelleront leurs plaintes contre le seigneur de Rivière-David, lorsque Jonathan Wurtele, le fils de Josias et détenteur du fief, commencera à concéder des censives sur les terres qu’ils considèrent avoir perdues dans cette cause[52].

Dans les années 1820, la question du statut juridique des corps autochtones est aussi soulevée dans le cadre des revendications des Hurons- Wendat sur la seigneurie de Sillery. Président du comité formé pour enquêter sur la pétition déposée par les chefs à la Chambre d’assemblée en 1819, Andrew Stuart, avocat et député de la Basse-Ville de Québec, fait remarquer que « la question de savoir s’ils étoient propriétaires de Sylleri [Sillery] ne pouvoit pas venir devant la cour, sans plaider la question préalable de leur existence légale comme corps incorporé[53] ». En octobre 1835, une nouvelle pétition concernant la seigneurie de Sillery est accompagnée d’une requête adressée au gouverneur Gosford pour que « leur Grand Chef, les Chefs de Conseil et les Chefs des guerriers nommés ou élus suivant leurs anciens usages soient incorporés à l’effet de maintenir dans les Cours de justice les droits, les privilèges et les immunités qu’ils possèdent[54] ». Cette requête ne recevra aucune réponse des autorités coloniales[55].

Un syndic pour représenter la mission

Dans les années 1830, la fréquence des comparutions des Abénakis d’Odanak comme collectivité devant la Cour du banc du roi augmente considérablement. Ils recourent donc à un syndic pour représenter leur nation. Le 12 décembre 1832, les chefs assemblés en conseil procèdent à la nomination de Louis Gill, qui assume également la charge de procureur seigneurial depuis le 9 juillet[56]. Dans les années suivantes, Louis Gill intente, à titre de syndic, plusieurs procédures judiciaires au nom des Abénakis, procédures sur lesquelles nous revenons dans la partie suivante.

La nomination d’un syndic pour les représenter fait suite à une démarche similaire entreprise l’année précédente par les Abénakis de Wôlinak, une communauté située à une quarantaine de kilomètres de distance, à l’embouchure de la rivière Bécancour (W8linaktegw). Un an plus tôt, le 3 novembre 1831, ces derniers ont adressé une requête à Joseph-Rémi Vallières de Saint-Réal, juge résidant de la Cour du banc du roi de Trois-Rivières[57]. Soulignant les difficultés liées aux empiétements sur les terres et les îles que leur nation possède dans la seigneurie de Bécancour depuis 1708[58], ils demandent l’autorisation de nommer un syndic pour défendre leur nation dans toutes les affaires relatives à leurs terres. La permission de s’assembler leur est accordée le même jour. Louis Landry, capitaine de milice de Bécancour, procède à la lecture et publication de la requête des Abénakis et de la décision du juge à la porte de l’église paroissiale à l’issue de la messe du dimanche. Quatre jours plus tard (10 novembre), Noël Saint-Aubain, « petit capitaine » de la communauté, est unanimement nommé syndic de la nation abénakise de Bécancour (Wôlinak)[59].

L’année suivante, le 31 octobre 1832, les Abénakis d’Odanak présentent également une requête au juge Vallières de Saint-Réal. Comme « propriétaires & possesseurs d’une partie de la seigneurie St. François et de partie du fief Pierreville », ils entreprennent cette démarche pour récolter les arrérages de cens et rentes qui leur sont dus et pour empêcher les empiétements sur leurs terres. Selon leur requête, la nomination d’un syndic leur permettra d’assurer la gestion de leurs biens fonciers et d’intenter « toutes poursuites nécessaires concernant iceux[60] ». Deux jours après avoir reçu l’autorisation du juge, les Abénakis procèdent à la nomination de leur syndic (Louis Gill), en présence de François Despins, capitaine de milice du comté de Yamaska[61]. La rédaction d’un acte notarié est en outre requise par le juge. Cette nomination est ensuite dûment homologuée par ce juge le 22 janvier 1833[62].

Sous l’Ancien Régime, le syndic est « l’officier élu par les membres d’un corps ou d’une communauté pour veiller aux affaires communes[63] ». Dans le contexte bas-canadien, l’appellation de syndic désigne un individu élu par les propriétaires d’une paroisse pour superviser la réalisation d’un projet commun particulier, tel que la construction ou la réparation d’une église ou d’un presbytère. Le syndic paroissial est ainsi le représentant de la communauté des habitants de la paroisse. Héritée du Régime français, l’institution des syndics paroissiaux est sanctionnée par le gouverneur Dorchester en avril 1791[64]. Élu à la majorité des voix par les paroissiens qui ont obtenu l’autorisation de s’assembler, le syndic a le pouvoir d’intenter des poursuites s’ils rencontrent des difficultés dans la perception des sommes nécessaires pour la réalisation des travaux. La représentation que le syndic exerce pour le corps paroissial (la communauté des habitants) est cependant éphémère, car il ne détient pas de titre légal[65].

Rédigés par des notaires à la demande des autorités coloniales et religieuses, les actes de concession pour les terres octroyées aux Abénakis dans les seigneuries de Saint-François (1700), de Pierreville (1701) et de Bécancour (1708) accordent une place importante à la présence de missions religieuses. Ces terres ont été accordées aux Abénakis « avec des missionnaires Jésuites pour l’exercice de la religion[66] ». Des jésuites sont en effet venus s’établir dans les villages abénakis formés à la fin du 17e siècle[67]. Appelées Saint-François-de-Sales (Odanak) et Saint-François-Xavier (Wôlinak), ces missions visent la conversion des Abénakis à la religion catholique. Les terres sont attribuées « tant que la mission subsistera[68] » (Wôlinak) ou « pendant tout le temps que la mission que les pères jésuites y vont établir pour lesd[its] Sauvages y subsistera[69] » (Odanak). Ces formulations ont amené plusieurs individus, dont le seigneur de Saint-François au milieu du 18e siècle, à associer l’absence de missionnaire jésuite à la fin de la mission et, corollairement, à justifier leurs empiétements sur les terres accordées aux Abénakis. L’existence et la pérennité de ces missions ne dépendent toutefois pas de la présence d’un missionnaire (les jésuites sont remplacés par des prêtres séculiers après la disparition de leur ordre), mais de celle des fidèles, soit la communauté des Abénakis. Cette importance de la mission religieuse se perçoit également dans le fait que les terres des Abénakis d’Odanak, soit les portions des fiefs de Saint-François et Pierreville, sont couramment désignées comme la « seigneurie de la mission[70] » ou la « seigneurie nommé[e] la mission de St. François de Sales[71] ». À titre de procureur seigneurial, Louis Gill assure « la gestion & administration des revenus de la Seigneurie de la Mission des Sauvages abénakis[72] ».

Les syndics élus par les communautés d’Odanak et de Wôlinak représentent « le corps des dits sauvages & [peuvent] agir pour le dits corps[73] ». Dans le cadre juridique colonial, ce corps correspond à celui des missions. L’ordre du juge Vallières de Saint-Réal de novembre 1831 accorde ainsi la permission de s’assembler et d’élire un syndic aux « Abénakis de la mission de Saint-François-Xavier ». Dans les causes qu’il intente au nom des Abénakis d’Odanak, Louis Gill se présente comme le « sindic des sauvages abenakis de la mission des sauvages de St. François de la paroisse St. François dans le comté d’Yamaska[74] ». Dans les actes notariés où il agit à titre de syndic des Abénakis d’Odanak, il est également identifié comme le « syndic représentant le corps des Abénakis de St. François » ou « comme représentan[t]s le corps des dits sauvages Abénakis[75] ». Les « corps » que représentent ces deux syndics sont donc ceux des habitants des missions de Saint-François-Xavier (Wôlinak) et de Saint-François-de-Sales (Odanak). En vertu du Règlement pour déterminer l’étendue des paroisses de la Nouvelle-France (20 septembre 1721), qui est confirmé par un arrêt du Conseil d’État du 3 mars 1722, ces missions sont distinctes des paroisses de Saint-François-du-Lac et de la Nativité-de-Notre-Dame-de-Bécancour[76]. Entre le départ du dernier missionnaire jésuite à la fin du 18e siècle et l’ouverture d’un registre pour la mission en 1848, la chapelle d’Odanak est néanmoins desservie par le curé de Saint-François-du-Lac[77].

La nomination de syndics suivant les procédures établies par la Cour du banc du roi reconnaît ainsi l’existence de corps ayant la possibilité d’intenter des actions judiciaires. À l’instar des paroisses (qui se distinguent des missions par leur érection canonique), ces corps de missions sont constitués des fidèles catholiques. Ces communautés de fidèles coïncident avec les habitants des communautés d’Odanak et de Wôlinak qui fréquentent les chapelles de ces missions[78]. Ces corps de nature politique, qui procèdent à la nomination de chefs sans l’intervention des autorités coloniales, n’ont toutefois pas d’existence propre dans l’ordre juridique colonial.

Les démarches judiciaires du syndic des Abénakis d’Odanak

Malgré la nomination d’un syndic par les Abénakis de Wôlinak, aucune procédure judiciaire ne semble avoir été menée pour défendre leurs droits sur les terres de Bécancour[79]. En revanche, les Abénakis d’Odanak recourent à plusieurs reprises à leur syndic pour les représenter collectivement devant la Cour du banc du roi dans les années 1830. Ces procédures judiciaires leur permettent de défendre leurs titres de propriété sur leurs portions des fiefs de Saint-François et de Pierreville et les droits qui y sont rattachés.

En septembre 1834, Louis Gill intente une action pour droits seigneuriaux au nom des Abénakis d’Odanak, qui se présentent comme les « seigneurs en possession par divis d’une partie de la Seigneurie de St. François et d’une partie du Fief et seigneurie de Pierreville[80] ». Quelques mois plus tôt, Louis Boisvert, un cultivateur de la paroisse de Saint-François, a refusé d’exhiber les titres en vertu desquels il serait entré en possession de la terre qu’il occupe dans la portion du fief de Pierreville détenue par les Abénakis[81]. En raison de ce refus, les seigneurs abénakis recourent au tribunal colonial pour l’obliger à exhiber ses titres et, par la suite, à payer les droits seigneuriaux (cens et rentes, lods et ventes) et les arrérages qui pourraient leur être dus[82]. Par le dépôt d’un bail à rente daté de juillet 1833, le défendeur (Louis Boisvert) démontre qu’il est en possession de la terre qu’il occupe[83] et il est condamné à payer les dépens de cette action[84].

Par le biais de leur syndic, les Abénakis d’Odanak intentent aussi collectivement des poursuites contre des membres de leur communauté. En octobre 1832, Louis Gill adresse une sommation à Charles Annance (chef), à son fils (Jacques Joseph Annance) ainsi qu’à son gendre (Jean Pakikan), dans laquelle il leur défend de couper du bois sur le domaine seigneurial des Abénakis[85]. Quelques mois plus tôt, Charles Annance s’était notamment engagé à fournir et à livrer deux cents cordes de bois d’épinette rouge à la St. Lawrence Steamboat Company[86]. Deux ans plus tard, le syndic intente une poursuite contre Jean Pakikan, qu’il accuse de s’être emparé d’un terrain faisant partie des terres non concédées de la seigneurie des Abénakis. En août 1834, la Cour du banc du roi condamne Pakikan à payer la somme de 10 livres sterling au demandeur et, s’il abandonne la terre dont il s’est emparé, à payer 5 schillings de dommages[87].

À titre de « sindic des sauvages abénakis de la mission des sauvages de St. François », Louis Gill intente encore une action contre Pierre-Paul Osunkhirhine en septembre 1837. Converti au protestantisme lors de ses études aux États-Unis, ce dernier obtient, après son retour dans sa communauté, le poste d’instituteur en 1829, qui lui sera retiré en 1835 en raison de l’opposition des missionnaires catholiques[88]. Deux ans plus tard, ce ministre méthodiste est accusé d’avoir construit une chapelle contre la volonté des chefs. Pour la construction de cet édifice religieux, Osunkhirhine se serait emparé d’un terrain situé dans le village et aurait illégalement coupé une grande quantité de bois[89].

Outre le respect de l’autorité des chefs, cette cause illustre de nouveau l’association faite entre la mission, comme collectivité de fidèles, et les titres de propriété de la mission. Dans sa déposition, Pierre Vézina, l’avocat du demandeur, invoque la nature catholique, apostolique et romaine de la mission établie par les Jésuites[90]. Dans son argumentaire, la conversion à la secte méthodiste porterait atteinte aux droits de propriété des Abénakis, puisque cela serait « en contravention aux titres de propriété de la mission[91] ». L’introduction d’une confession chrétienne concurrente est ainsi perçue comme une menace pour l’intégrité du corps de la mission Saint-François-de-Sales, corps sur lequel repose alors la représentation collective des Abénakis d’Odanak devant les tribunaux coloniaux.

En janvier 1839, l’action intentée contre Pierre-Paul Osunkhirhine est déboutée par les juges de la Cour du banc du roi[92]. L’absence de motivation accompagnant ce jugement ne permet pas de connaître la raison précise du déboutement[93]. Il est toutefois probable que les juges se soient rangés aux arguments de la défense (Osunkhirhine), soit le fait que le demandeur (Abénakis) n’ait pas énoncé ou établi de cause d’action. Remettant en question la cohérence et la suffisance des arguments présentés par le plaignant, Adolphus-Mordecai Hart, l’avocat d’Osunkhirhine, invoque que les documents présentés ne démontrent pas qu’un protestant est exclu des terres réservées pour les Abénakis ni que la conversion d’un membre de la communauté occasionne la perte de leurs droits sur ces terres. Il soutient en outre qu’un sujet britannique ne peut être privé de ses droits à cause de la religion qu’il professe[94]. Ce déboutement pourrait encore s’expliquer à la lumière de l’incorporation obligatoire des sociétés religieuses à partir de 1839 et de l’effet de cette nouvelle mesure sur la capacité juridique des collectivités autochtones.

Incorporation des sociétés religieuses et capacité de nommer un syndic

Dans les années 1830, la nomination d’un syndic dûment élu par la Cour a permis aux Abénakis d’Odanak de défendre leurs propriétés, leurs droits seigneuriaux ainsi que leurs ressources collectives, telles que le bois, devant les tribunaux coloniaux. Toutefois, leur capacité d’ester en justice par le biais d’un syndic est remise en question dans la décennie suivante.

En décembre 1843, Louis Gill intente une action pour voie de fait et dommages contre Édouard Gill, son cousin germain. Cette poursuite fait suite à un protêt adressé par les chefs au début de l’année sommant ce dernier de cesser de couper du bois sur les terres des Abénakis[95]. Édouard Gill est en effet accusé d’avoir coupé illégalement diverses espèces de bois dans les terres de la mission « sans être même un des sauvages de ladite mission[96] ». Ce procès soulève des questions concernant les critères d’appartenance à la communauté et le droit d’usage des ressources. Toutefois, cette poursuite judiciaire débouche sur un autre enjeu, celui du pouvoir des Abénakis de nommer un syndic. En juin 1845, la Cour du banc du roi rend un jugement interlocutoire : le procureur général devra d’abord déterminer si les Abénakis ont le droit d’élire un syndic et de prétendre être une corporation[97]. Ce jugement démontre l’association qui est désormais faite par les juristes entre le statut de corporation et la capacité d’élire un syndic.

La nomination de syndics par les Abénakis de Wôlinak et d’Odanak pour représenter leurs communautés respectives était survenue dans le contexte de la reconnaissance civile formelle des sociétés religieuses par l’État colonial. En 1830, la loi sur les congrégations religieuses avait reconnu l’existence légale des sociétés religieuses de toutes les dénominations chrétiennes. À l’instar des congrégations religieuses, les paroisses et les missions font partie de ces sociétés religieuses. L’objectif de la loi était de garantir les titres de propriété nécessaires à des fins ecclésiastiques, bien que ces sociétés religieuses n’aient pas la capacité juridique d’une corporation[98].

À partir de 1839, les paroisses doivent toutefois obtenir leur érection civile pour pouvoir former une corporation et posséder des biens immeubles[99]. Incorporées, les paroisses deviennent ainsi, selon Jean Roy, « des entités juridiques, des entreprises, capables d’acquérir, d’aliéner ou d’hypothéquer leurs biens[100] ».

À partir des années 1840, les juristes, dont Antoine Polette, ne considèrent plus que la nomination d’un syndic « d’après la forme à peu près, des nominations de syndics faites par les communautés d’habitan[t]s des paroisses de campagnes en France[101] » est suffisante pour que les Abénakis s’engagent collectivement dans un procès. Le jugement interlocutoire de juin 1845 semble donc rendre compte de la cristallisation de l’opinion des juges de la Cour du banc du roi concernant la capacité d’ester en justice des collectivités autochtones dans le contexte de la transformation des structures de pouvoir local dans les campagnes bas-canadiennes[102].

Municipalisation de la gouvernance locale

Depuis le 17e siècle, la paroisse, unité de base de l’administration religieuse et politique, constitue le principal cadre de la vie communautaire dans les campagnes de la vallée du Saint-Laurent. Après la Conquête, la paroisse catholique continue de jouer un rôle central dans l’administration étatique. En l’absence de structure municipale, l’administration locale est centrée sur les paroisses rurales. Au milieu des années 1830, la paroisse regroupe, selon Donald Fyson, « une gamme d’agents étatiques », tels que les officiers de milice et les inspecteurs de voirie. Ces structures étatiques locales servent « de modèle pour la mise en place des administrations municipales rurales à partir des années 1840[103] ». Les paroisses servent aussi de territoire de base pour les premières municipalités[104].

C’est le modèle corporatif qui est choisi pour la mise en place de ces nouvelles structures de pouvoir visant à gouverner les campagnes bas-canadiennes[105]. Les corporations municipales sont des entités juridiques et politiques subordonnées à l’État. Une collectivité locale municipale se définit, selon Jacques L’Heureux, « comme un corps politique formé par les habitants d’un territoire déterminé, auxquels l’État a reconnu le pouvoir de s’administrer eux-mêmes, conformément aux pouvoirs de nature locale qu’il leur a délégués[106] ». L’État définit ainsi soigneusement les pouvoirs qu’il confie aux municipalités[107]. Contrairement aux compagnies, les municipalités sont considérées comme des corporations de nature publique[108].

En 1846, l’année suivant le jugement interlocutoire rendu dans l’action intentée contre Édouard Gill, Duncan C. Napier, secrétaire des Affaires indiennes du Bas-Canada, consulte des avocats de Trois-Rivières concernant la défense des Abénakis d’Odanak et de Wôlinak. Quoique ces avocats aient déjà représenté les Abénakis, individuellement ou collectivement, Pierre Vézina et Adolphus-Mordecai Hart se déclarent maintenant incapables de les défendre devant les tribunaux. Selon eux, pour être autorisés à nommer un syndic pour les représenter comme collectivité, les Abénakis doivent disposer de la personnalité juridique. Ce statut ne peut toutefois être conféré que par une loi de la législature provinciale[109].

Cette discussion autour de la capacité du syndic des Abénakis survient dans le contexte où les Abénakis veulent défendre leurs terres dans une nouvelle cause. À la demande du syndic des Abénakis (Louis Gill), Antoine Polette, avocat de Trois-Rivières, consulte Louis-Hippolyte La Fontaine, le procureur général, concernant un conflit foncier avec Jonathan Wurtele, qui a intenté une poursuite contre trois des censitaires des Abénakis[110]. Remettant en cause la capacité d’un syndic paroissial de s’engager dans ce procès au nom des Abénakis, Antoine Polette souligne :

Ce syndic auroit-il pu s’engager dans un tel procès pour les sauvages ? J’en doutois assez que je n’aurois pas risqué un procédé si important en son nom. J’aurois préféré intervenir au nom de la Couronne comme protectrice des sauvages en ce pays, et comme ayant stipulé pour eux aux contrats qui leur donnent leur seigneurie.

Si vous jugez à propos de soutenir les droits des sauvages, vous voudrez bien considérer s’il ne seroit pas avantageux, même nécessaire, de faire incorporer nos tribus sauvages par un acte de la législature, et ensuite faire poursuivre Mr. Wurtele, au nom de quelqu’un qui puisse légalement représenter les Abénakis et Sokokis[111].

Dans le contexte où l’incorporation est en train de devenir la manière de concevoir le collectif et où le statut corporatif constitue la base de la capacité d’agir des collectivités, les Abénakis ne pourraient ainsi plus intenter de poursuite au nom de leur communauté, à moins d’obtenir une loi d’incorporation leur permettant de nommer un syndic.

Pour remédier à l’incapacité juridique à laquelle les Abénakis se heurtent désormais dans le cadre juridique colonial, la solution envisagée par les juristes est de procéder à l’incorporation des communautés autochtones. Leur constitution en corporation leur permettrait de posséder des biens, d’adopter des règlements et de poursuivre (et d’être poursuivies)[112]. Le 21 juillet 1847, un « Bill pour incorporer les diverses Tribus Sauvages du Bas-Canada » est présenté devant la Chambre d’assemblée. Ce projet de loi est préparé par Adolphus-Mordecai Hart, l’avocat ayant représenté Pierre-Paul Osunkhirhine dans son conflit avec les chefs abénakis. Approuvé par la Chambre d’assemblée, il n’est toutefois pas entériné par le Conseil législatif[113].

Le contenu de ce projet de loi suscite par ailleurs la réprobation des principaux concernés. Après le jugement interlocutoire de juin 1845, les Abénakis d’Odanak avaient résolu de s’« adresser aux trois branches de la Législature, pour obtenir la passation d’une loi qui confirmerait la nomination d’un Syndic dans notre village afin de pouvoir ensuite recouvrir nos droits dans les cours de justice[114] ». Les démarches ayant mené au dépôt du projet de loi de 1847 ont toutefois été entreprises de manière indépendante par Pierre-Paul Osunkhirhine et par le chef Simon Obomsawin, son beau-fils[115]. Les autres chefs s’opposent « fortement à ce que cette requête soit présentée à la Législature sans que nous l’ayons vue auparavant[116] ». Après la présentation du bill, ils le dénoncent comme étant extrêmement préjudiciable à leurs intérêts et à ceux des autres communautés autochtones du Bas-Canada auxquelles l’application de la loi serait étendue. Les chefs des Abénakis d’Odanak demandent que le gouverneur intervienne pour protéger leurs terres et qu’il leur procure les moyens de poursuivre en justice ceux qui empiètent sur leurs terres[117]. À titre de grand conseil des Sept-Nations du Bas-Canada[118], les chefs des Mohawks de Kahnawake (Kahnawákeró:non) adressent également une pétition au secrétaire des Affaires indiennes pour appuyer la désapprobation de leurs « frères » abénakis[119].

À partir de 1869, l’État canadien prévoit l’instauration de conseils de bande, soit l’imposition d’un gouvernement électif aux communautés autochtones qui seront considérées aptes à utiliser ce système[120]. Le remplacement des systèmes politiques des Premières Nations vise à « civiliser » leur mode de gouvernance, dans le but, selon Ladner et Orsini, que ce gouvernement (conseil de bande) puisse « obtenir le statut de municipalité dès que les Premières Nations seront suffisamment avancées pour s’assimiler à la vie politique canadienne[121] ». Par le type de pouvoirs qui leur sont dévolus par l’État, tels que la voirie, la salubrité publique, la construction et l’entretien des chemins et des édifices publics, on peut constater que les conseils de bande sont basés sur le modèle des municipalités. Les conseils de bande sont conçus pour familiariser les Premières Nations avec cette institution politique de niveau local. Par le biais de l’imposition des conseils de bande, l’État colonial entend donc municipaliser la gouvernance des Premières Nations et en faire des institutions locales sous son contrôle. Cette transformation des conseils de bande en administrations municipales transparaît clairement dans l’Acte pour l’avancement des sauvages de 1884, qui vise à « prendre des mesures au moyen desquelles les sauvages établis sur des réserves, dans les différentes parties du Canada, puissent être préparés à l’exercice futur des privilèges et pouvoirs municipaux[122] ». Anticipant cette transformation, cette loi accorde au gouverneur le pouvoir d’appliquer par arrêtés ses dispositions aux bandes méritantes[123]. Cette municipalisation des bandes ne se concrétisera toutefois pas[124].

Conclusion

Dans les années 1830, les Abénakis d’Odanak disposent de la capacité juridique de défendre leurs droits sur les terres seigneuriales qu’ils possèdent collectivement. Leur corps est alors assimilé à celui de la mission catholique de Saint-François-de-Sales. C’est cette société religieuse qui peut ester en justice, plutôt que le corps politique des Abénakis d’Odanak, existant en vertu de leur propre ordre juridique. Toutefois, à partir de la décennie suivante, après la création des municipalités et lorsque le statut corporatif devient la base de la capacité d’agir des collectivités, les communautés autochtones du Bas-Canada ne sont plus assimilées à des missions, mais plutôt à des corps politiques de nature locale tels que les municipalités. Ce sont ces « tribus », et non plus les missions, qu’un projet de loi de juillet 1847 entend incorporer.

Après le rejet de ce projet de loi, les Abénakis ne peuvent plus assurer eux-mêmes la défense de leurs droits sur leurs terres. En 1850, l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada crée le poste de « commissaire des terres des sauvages ». Nommé par le gouverneur, son titulaire est investi de la capacité de citer et d’ester en justice pour défendre les terres des Autochtones[125]. C’est donc au nom de la Couronne que ces poursuites seront intentées dans les années 1850, ce qui répond à l’inclination des juristes, exprimée par Antoine Polette, qui préfèrent « intervenir au nom de la Couronne comme protectrice des sauvages en ce pays[126] ». Alors que le titre légal des terres des Premières Nations est attribué à la Couronne, les Affaires indiennes se redéfinissent comme les gardiens légaux des Premières Nations.

À l’instar des concepts européens de propriété, la capacité juridique des groupes, érigée comme un pouvoir dévolu par l’État par le biais de l’incorporation[127], apparaît donc comme un instrument juridique ayant servi à la dépossession des Autochtones. À partir du milieu des années 1850, l’argument de l’absence de personnalité juridique des corps autochtones, qui avait jusqu’alors été soulevé isolément, s’étend à l’ensemble des Premières Nations, de leurs chefs et de leurs terres. L’affirmation de cet instrument juridique, niant que le statut corporatif puisse découler d’autres ordres juridiques, participe ainsi au colonialisme d’implantation, structure visant à établir les droits de propriété des colons sur les terres et les ressources[128].

Par la Loi sur les Indiens (1876), l’État canadien constitue les « bandes » pour définir les corps (politiques) que forment les Premières Nations, les intégrant ainsi dans le cadre juridique canadien[129]. Dans sa version actuelle, la Loi sur les Indiens (1985) demeure « silencieuse » au sujet de la personnalité morale des conseils de bande[130]. Malgré ce silence, la jurisprudence penche aujourd’hui majoritairement en faveur de la reconnaissance d’une certaine capacité d’ester en justice pour une « bande indienne » ou un conseil de bande. Selon le juriste Sébastien Grammond, « La position généralement adoptée par les tribunaux est plutôt que les bandes indiennes constituent des entités sui generis qui possèdent le pouvoir d’ester en justice dans la mesure où ce pouvoir est accessoire à l’exercice des pouvoirs attribués par la Loi[131] ».

La question de la municipalisation des Premières Nations continue néanmoins de susciter des débats. Pour certains acteurs politiques canadiens, la privatisation des terres des Premières Nations, ainsi que l’implantation d’une administration de type municipal pour leur gouvernance, demeurent la meilleure solution au « problème indien » – une solution passant par une intégration dans le cadre juridique canadien, plutôt que par une reconnaissance des ordres juridiques autochtones[132]. Dans la foulée des travaux de John Borrows, plusieurs spécialistes du droit autochtone considèrent au contraire que les peuples autochtones ne devraient pas être strictement limités à refléter précisément les formes de relations de propriété de l’État canadien[133].

Accordant une plus grande importance aux relations avec les autres êtres vivants, les traditions juridiques autochtones contribuent, selon John Borrows, à « étend[dre] la personnalité juridique au-delà de ce que l’on trouve dans d’autres traditions juridiques canadiennes[134] ». Par exemple, l’action conjointe de la Municipalité régionale de comté de Minganie et du Conseil des Innus d’Ekuanitshit a mené, en février 2021, à l’attribution du statut de personnalité juridique à la rivière Magpie (Muteshekau Shipu), une première au Canada[135]. S’étant vues privées de capacité juridique pendant plus de cent cinquante ans, les Premières Nations jouent aujourd’hui un rôle dans l’élargissement des entités pouvant détenir une personnalité juridique[136].