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Sophie White et Trevor Burnard rassemblent ici un faisceau de douze textes, tous aussi passionnants les uns que les autres. Tous contribuent excellemment à l’histoire et à la géographie de l’esclavage des empires nord-américains français et britanniques aux 18e et 19e siècles, en réfléchissant ensemble à la profession historienne, ses approches et théories, ses sources et archives, ses méthodologies. Les fils directeurs qui guident la rédaction de l’ouvrage donnent une dynamique remarquable à l’ensemble. Les auteurs et autrices se répondent les uns les autres et, d’un même élan, examinent, dans toute leur complexité respective, les diverses expériences d’asservissement du monde atlantique français et britannique — un monde qui ne se réduit pas aux seuls régimes des plantations car il inclut aussi la colonie laurentienne, la Nouvelle-Angleterre et l’Europe — entre le moment où le système des plantations devient, autour de 1700, le mode dominant de production et la fin de l’esclavage en Amérique française, en 1848. En somme, Hearing Enslaved Voices est à mettre dans les mains de quiconque veut renouveler l’histoire de l’esclavage.

Dès la première page, Burnard et White expliquent que l’ouvrage vise à compléter les sources bien connues de l’historiographie (celles qui émanent des esclavagistes, des planteurs et de l’État) avec les « sources alternatives » que sont les récits donnés par les esclaves autochtones et afrodescendants mêmes, tout en interrogeant les contextes de production de ces récits, les sociétés (avec esclaves majoritaires ou avec esclaves minoritaires) dans lesquelles ces témoignages sont faits et l’éventail des sens à leur donner. Le pari est qu’il est possible de reconstituer leurs expériences de vie, « exprimées dans leurs propres mots » devant la justice (p. 1, 21), quand on considère leurs témoignages et interrogatoires comme des autobiographies. Et en effet, le relevé systématique des détails personnels fournis par les esclaves au tribunal permet de lever un peu le voile sur le quotidien des personnes asservies dans les deux plus grands empires européens de l’Amérique du Nord.

Une telle approche complète et nuance l’histoire institutionnelle, trop souvent résignée à ne parler que des esclavagistes sans vraiment pouvoir renseigner sur les conditions de vie des esclaves. La perspective englobante permet aussi de sortir de l’exceptionnalisme qui caractérise les récits d’esclaves afrodescendants états-uniens du Sud, récits devenus un véritable genre littéraire au 19e siècle et qui s’est enrichi dans les années 1930 des entrevues recueillies par le Federal Writers’ Project. Pour la période 1700-1848, les témoignages de ce type sont moins abondants, ce qui fait que l’histoire classique de l’esclavage doit se contenter d’une seule perspective, celle des esclavagistes. Or, au-delà des problèmes épistémologiques et méthodologiques rencontrés dans l’analyse des archives judiciaires (et dont les auteurs et autrices de l’ouvrage sont bien conscients), des fragments autobiographiques peuvent tout de même être rassemblés et extraits des témoignages des esclaves devant la justice. Ce qui permet de reconstituer un peu la perspective des personnes asservies, qu’on entend même parfois parler.

L’ouvrage est divisé en trois parties. Dans la première, « Voices in the Archives », Sophie White, Cécile Vidal et Dominique Rogers analysent les témoignages d’esclaves en les replaçant dans les difficultés et épreuves que leur imposait leur condition. Ces trois historiennes montrent combien l’histoire de l’esclavage est relationnelle : depuis les Antilles françaises au 19e siècle, avec plusieurs témoignages d’esclaves afrodescendants (Rogers, chap. 3), jusqu’à La Nouvelle-Orléans où les témoignages révèlent non seulement la violence subie mais aussi les notions de temps et de religion, les solidarités, la subjectivité, l’agentivité, aussi bien dans les histoires (la fiction) que raconte le sénégambien Jupiter en 1744 pour se tirer d’affaire (Vidal, chap. 2) que dans les informations que livre spontanément sur elle-même l’Africaine Marguerite en 1760 (White, chap. 1er). Dans la deuxième partie, « Native Americans », Linford D. Fisher, Margaret Newell et Brett Rushforth s’intéressent au cas moins souvent étudié des esclaves autochtones, en soulignant un aspect particulier de leurs témoignages qui renseigne sur la cruelle division des familles imposée par l’esclavage au Connecticut (Fisher, chap. 4), sur les incertitudes de la vie asservie en Nouvelle Angleterre (Newell, chap. 5) ou sur la routine quotidienne et les réseaux d’une esclave autochtone à Montréal (Rushforth, chap. 6). Enfin, dans la troisième et dernière partie, « African Americans », Aaron Fogleman, Miranda Spieler, Trevor Burnard et Anita Rupprecht étudient les destinées d’esclaves afrodescendants dans des limites spatiotemporelles fort larges, de l’Amérique du Nord britannique (Fogleman, chap. 7) à Paris (Spieler, chap. 8), de l’Amérique du Sud au début du 19e siècle (Burnard, chap. 9) aux Caraïbes britanniques de l’émancipation (Rupprecht, chap. 10).

Dans la conclusion de l’ouvrage, Emily Clark félicite avec raison les autrices et auteurs du collectif d’avoir réussi à se « libérer de l’emprise exercée par le genre [littéraire] des récits de vie d’esclaves de l’Atlantique anglophone et du cul-de-sac historiographique que cette emprise a engendré » (p. 223). Les fragments autobiographiques qu’ils et elles ont glané dans les témoignages démontrent bien des similarités dans le quotidien, voire dans l’intimité des esclaves (sens de soi, recours à l’alcool pour oublier, réseaux aidants ou non, religiosité et croyance en l’immortalité de l’âme, etc.). Dans son ensemble, l’ouvrage invite à composer dorénavant avec une chronologie plus complexe de la pratique et de l’expérience de l’esclavage — une chronologie qui montre que l’institution servile n’est ni atemporelle ni monolithique. En effet, à la transition d’une société avec esclaves à une société esclavagiste que proposait Ira Berlin, les auteurs ajoutent trois considérations : la première rappelle la mise en esclavage massive des Autochtones en Amérique du Nord avant 1700, qui précède et informe celle des Afrodescendants ; la deuxième réfère aux changements dans les modes de mobilité (tant la mobilité physique que les modalités d’entrée et de sortie de l’esclavage) ; la troisième met l’accent sur le changement de paradigme qui va du concept de l’économie morale de l’esclavage (qui teste à la fois l’agentivité et la résistance des esclaves) aux discours et idées des Lumières sur la liberté et l’égalité qui ont marqué la conscience politique (p. 227).