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Les recherches doctorales constituent la première étape d’une carrière de chercheur. Après la soutenance de la thèse, elle est suivie fréquemment à court terme d’une publication, mais souvent cette étape tarde à se matérialiser pour un éventail de raisons. Les contraintes de la recherche d’un poste, de l’enseignement à contrat et d’autres projets de publication peuvent expliquer le report de la diffusion de la thèse. Finalement dans le cas de celle de Michel Sarra-Bournet, intitulée « Entre le corporatisme et le libéralisme : les groupes d’affaires francophones et l’organisation socio-politique du Québec de 1943 à 1969 » soutenue à l’université d’Ottawa en 1995, il a fallu attendre des conditions médicales graves qui ont frappé l’auteur pour qu’il entreprenne la préparation d’une version complète pour l’édition. Après le décès de l’auteur, elle a dû être poursuivie et complétée par des collègues de l’UQAM, Stéphane Savard et Ivan Carel, en guise d’hommage à sa contribution à l’histoire politique du Québec. Ce contexte de publication explique les quelques limites de l’ouvrage, sans en diminuer substantiellement la pertinence de la publication et la contribution à notre compréhension de la montée des élites d’affaires francophones dans l’économie du Québec depuis la fin de Seconde Guerre mondiale.

Il s’est beaucoup écrit sur le Québec Inc. depuis la Révolution tranquille, mais les origines de ce phénomène se retrouvent dans les années d’après-guerre jusque dans la décennie 1960-1970, la période couverte par cet ouvrage. Pour l’essentiel, l’auteur se concentre sur deux organisations qui regroupent un fort contingent des milieux d’affaires québécois francophones : il s’agit de la Chambre de commerce de Montréal (CCDM) fondée en 1887 et issue du Montreal Board of Trade, et l’association professionnelle des industriels (API), fondée en 1943 et à la source en 1969 du Conseil du patronat du Québec (CPQ).

L’introduction de l’ouvrage inclut un bilan historiographique détaillé des études sur le corporatisme et le libéralisme dans les milieux d’affaires québécois, publiées jusqu’au début des années 1990. Dans les circonstances, il s’agissait d’une contrainte difficile à contourner pour rendre ce bilan plus utile encore au lecteur de 2022. Il faut dire aussi qu’elle affecte l’ensemble de références. Les idéologies politiques de la période s’y retrouvent définies, tout comme celles des chercheurs en histoire politique qui les ont étudiées. L’auteur formule un ensemble d’hypothèses et de postulats qui mettent en relation les courants de pensée corporatiste et libéral des milieux d’affaires qui reflètent leur conception de l’organisation sociopolitique du Québec de cette période. La démarche se situe au confluent de l’histoire et de la science politique, mais plus proche de la première par sa méthode et ses sources d’archives manuscrites et orales.

Dans un premier chapitre, l’auteur présente les éléments de contexte pertinents, tant économiques, sociaux que politiques. Il met l’accent principalement sur le rôle joué par l’Église catholique dans l’espace idéologique et dans les politiques sociales. Déjà fortement présente dans l’éducation, la santé et les services sociaux, l’Église s’est aussi insérée dans le monde syndical et cherche également à assurer sa place dans le monde des affaires. L’engagement des institutions catholiques dans les affaires publiques, y compris la politique sous le régime du premier ministre Duplessis, atteint un sommet pendant cette période et commence à s’effriter dans les années 1950 et à être remis en question fortement dans les années 1960 au début de la Révolution tranquille. C’est dans cet environnement politique et idéologique qu’évoluent les associations d’affaires québécoises visées par cette étude.

Le second chapitre aborde la création en 1943 et l’évolution d’une organisation patronale catholique, l’API, inspirée de la doctrine sociale de l’Église et fondée comme pendant du syndicalisme catholique par des patrons catholiques et un jeune jésuite Émile Bouvier. La vocation de l’API se situait dans un contexte où la doctrine sociale de l’Église s’actualisait dans ces organisations professionnelles où l’idéologie corporatiste florissait. Le cas de l’API revêtait une importance accrue tenant compte d’un militantisme syndical que vient renforcer des conflits majeurs comme la grève de l’amiante de 1949. Il est clair aussi, à la consultation des archives de l’API notamment, que les positions de l’Église ne sont pas homogènes et débouchent sur des conflits internes qui ultimement remettront en question son pouvoir. Pendant les années 1950, l’idéal de relations patronales-syndicales harmonieuses sous l’égide de l’Église sombre dans les conflits de classe qui s’amplifient dans la décennie 1950.

Le chapitre suivant est consacré à la Chambre de commerce de Montréal, son organisation, ses activités et son rôle de représentation de la communauté d’affaires francophone élargie. La CCDM dispose d’un personnel et d’un bulletin pour faire la promotion économique des Canadiens français de la région métropolitaine de Montréal. Animée notamment par des économistes des Hautes études commerciales, elle assume un rôle actif dans une fédération à l’échelle de la province regroupant les chambres de commerce locales. Contrairement à l’API à tendance corporatiste, la CCDM se rattachait plutôt au libéralisme classique, tant économique que politique. Elle est réticente globalement à l’intervention de l’État, en particulier dans la sécurité sociale.

Dans les trois derniers chapitres, à l’approche et au début de la Révolution tranquille de 1953 à 1969, les deux organisations affermissent leurs orientations dans un contexte en transformation : l’API laisse de côté le corporatisme et adopte une attitude antisyndicale, en phase avec celle du gouvernement Duplessis, alors que la CCDM intervient dans les dossiers publics par la production de mémoires soumis à des commissions d’enquête, principalement la Commission Tremblay sur les problèmes constitutionnels, et par des prises de position ponctuelles dans les médias. Avec l’arrivée au pouvoir du parti Libéral en 1960, les deux groupes sont confrontés à des projets d’intervention à caractère économique dans de multiples domaines encadrés par l’État. Malgré les réticences initiales des milieux d’affaires qu’elles représentent, les deux associations se rallient devant la convergence de ces actions avec leur objectifs fondamentaux. Il en est de même du mouvement vers la planification économique préconisée par le Conseil d’orientation économique du Québec et perçue comme un lieu de concertation rassemblant les parties engagées dans les enjeux économiques du Québec, soit les milieux d’affaires, les syndicats et l’Église. Il s’agissait de coordonner et rationaliser l’action d’un État nettement plus interventionniste et mieux pourvu en spécialistes des disciplines économiques. Dans la dernière partie de la décennie 1960-1970, la radicalisation des syndicats dans les secteurs privé et public confronte les organisations patronales et l’État, au point de favoriser la constitution du Conseil du patronat.

Par la publication de cette thèse, la contribution de Michel Sarra-Bournet à notre compréhension de la formation d’une communauté d’affaire francophone au Québec depuis l’après-guerre s’en trouve grandement mise en valeur. Elle s’appuie sur une analyse approfondie des courants idéologiques, des interventions publiques et des débats internes dans les deux principales organisations représentant les milieux d’affaires et économiques engagés dans la marche vers la Révolution tranquille.