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Depuis plusieurs années, la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN) contribue par le biais de séminaires et de publications au renouvellement des connaissances sur l’Acadie et les Acadiens, entre autres. Saisir le présent, penser l’avenir s’inscrit dans cette tradition en rassemblant sept contributions cherchant à thématiser la question prospective en Acadie : quels rapports la communauté acadienne entretient-elle avec l’avenir et comment construit-elle ces rapports ? La plupart des contributions sont issues de conférences prononcées au colloque L’Acadie dans tous ses défis au Congrès mondial acadien de 2014 qui s’était tenu à Edmundston. L’écart tout de même important entre cette date et la publication du livre en 2021 n’est pas sans impact sur la qualité du livre.

Le directeur du collectif, Julien Massicotte, pose dans l’introduction les balises de la problématique rassemblant les contributions. Comme dans tout ouvrage collectif, ce texte introductif est important. Nous sommes à l’heure du présentisme (voir François Hartog), et l’Acadie, comme d’autres sociétés, entretient un rapport « nébuleux » (p. 1) avec l’avenir, ce qui sous-entend une incertitude et une inquiétude par rapport à celui-ci. Massicotte soutient qu’il est essentiel de bien saisir les enjeux présents de l’Acadie contemporaine pour penser une Acadie prospective. Il note à cet égard que la prospective en Acadie se trouve possiblement ailleurs que dans la réflexion nationale, dans des enjeux qui dépassent la nation acadienne — pensons par exemple à l’environnement. La réflexion sur l’avenir de l’Acadie serait par ailleurs en tension entre une acadianité politique, localisée et balisée institutionnellement et géographiquement, et une acadianité multiforme et globalisée.

Les six autres contributions se veulent des réflexions multidisciplinaires sur un aspect ou l’autre de l’Acadie prospective. Le chapitre écrit par Gérard Bouchard est une reprise intégrale du texte de sa conférence prononcée au congrès. On regrette que le texte n’ait pas été bonifié ; il détonne avec le reste du livre par son caractère impressionniste, pour ne pas dire incomplet. Son analyse sociohistorique du mythe, entendu comme une représentation collective porteuse de croyances et de valeurs, et de l’idéologie en Acadie permet non seulement de comprendre la construction identitaire dans sa diachronie, mais aussi d’élucider la dimension prospective de l’agir collectif. Fondement symbolique de tout lien social, les mythes ont un pouvoir de mobilisation collective. Bouchard soutient qu’il existe un « paradoxe acadien » : la dynamique identitaire acadienne est traversée d’ambivalence et de contradictions que Bouchard thématise à l’aide de neuf éléments : la langue, la religion, la filiation, la fierté, la conscience historico-mémorielle, la culture populaire, la commémoration, les élites intellectuelles et les valeurs.

Le chapitre écrit par Éric Forgues a pour thème la gouvernance et le politique comme vecteur d’action collective et d’autonomie dans les communautés minoritaires telle que la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick. Le politique serait le lieu à investir pour orienter l’action collective et renforcer la capacité de projection acadienne. Or cet investissement par lequel on peut « faire société » est compromis dans la mesure où les organismes communautaires dépendent de plus en plus, pour leur survie même, du gouvernement fédéral et de ses priorités changeantes. Forgues se demande comment l’Acadie pourra dans un tel contexte conserver un fondement politique à son action collective et se projeter dans l’avenir, lorsque la logique de financement conduit les institutions à se transformer en organisations pourvoyeuses de services répondant à des « besoins » du marché et délaissant la réflexion à long terme sur les valeurs, les principes et la vision, réflexion essentielle pour qu’une collectivité puisse faire société.

André Magord défend l’idée que la question prospective en Acadie ne peut faire l’économie d’une prise en compte de sa singularité historique. Le grand défi que doit relever la communauté acadienne dans son rapport à l’avenir est la menace de l’assimilation linguistique. Magord adopte une posture plutôt pessimiste. Le devenir de la dynamique identitaire et d’un mode de vie autodéterminé acadiens serait difficile à envisager dans le contexte actuel de la mondialisation néolibérale. L’auteur estime que les Acadiens « doivent recréer une dynamique supplémentaire … qui permet d’envisager à la fois une existence matérielle et en en lien avec une singularité acadienne » (p. 53). Sylvie Morin, dans le quatrième chapitre, aborde la question prospective à partir de son expérience dans le milieu associatif féministe et d’un cadre théorique issu de la psychologie. Elle met en lumière un aspect important de la « prospection », soit les conditions auxquelles doivent faire face les organismes oeuvrant dans ce milieu : sous-financement, précarité, rapport de dépendance financière aux institutions, lieux de pouvoir, rapports de forces politiques, etc. L’auteure souligne à juste titre qu’il peut être difficile de se projeter dans de telles conditions, qui font en sorte que le temps présent exerce une emprise sur le travail des organismes. « Regarder vers l’avenir », chose pourtant essentielle pour un organisme, devient un « luxe » (p. 72). L’auteure offre également des pistes de réflexion intéressantes sur la nature de l’engagement à l’ère des médias sociaux.

Dans la contribution suivante, l’historien Michael Poplyanski analyse l’influence du Parti acadien du Nouveau-Brunswick sur les orientations de la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (FANE) dans les années 1970 et 1980. Il montre que ce parti a eu une certaine influence sur la façon dont la FANE envisageait l’action collective et son rapport à l’avenir. Or le projet politique du Parti acadien ne pouvait pas simplement être récupéré par la FANE étant donné les différences sociodémographiques importantes entre les communautés acadiennes du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse.

Dans le sixième et dernier chapitre, Massicotte se penche sur une figure peut-être négligée dans l’historiographie acadienne. Armand Plourde est un personnage atypique. Il a tenté de se faire élire sous la bannière du Parti acadien alors qu’il était curé dans le village de Kedgwick au Nouveau-Brunswick. L’analyse de Massicotte fait bien ressortir la complexité et la nuance de la pensée et l’engagement politiques de Plourde. La question de la tension entre l’acadianité politique néonationaliste et l’attachement régional madawaskien est au coeur de la pensée de Plourde, et Massicotte conceptualise cette tension au moyen de la notion d’« oecuménisme identitaire » (p. 107).

Un des constats qui se dégage de ces six contributions est la difficulté dans une communauté minoritaire comme l’Acadie d’envisager l’avenir et de s’y projeter. Elles montrent que la pensée prospective ne va pas de soi et qu’elle est soumise à des conditions qui limitent son développement. Chacune à sa manière, ces contributions montrent aussi les interrelations entre le passé, le présent et le futur. À cet égard, le lecteur peut regretter que le directeur du collectif n’ait pas davantage mobilisé les nombreuses récentes études traitant les enjeux reliés à la temporalité ou aux régimes d’historicité. Pensons par exemple aux travaux de François Hartog sur le présentisme. Cette prégnance du présent dans notre rapport au temps ne pourrait-elle pas aussi expliquer pourquoi il est si difficile, en Acadie comme ailleurs, de se projeter dans l’avenir ?