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Si, à l’évidence, la parole « amérindienne » a eu pour principal relais la tradition orale, il ne faudrait pas perdre de vue qu’elle a su s’adapter très tôt au contexte de la colonisation et emprunter à l’occasion les formes et les usages de la culture européenne. Fabrice Le Corguillé entreprend de le montrer en s’intéressant aux premiers écrits produits par les Autochtones américains qui sont, pour l’essentiel, des récits autobiographiques. Dans une démarche qui relève à la fois de l’ethnologie, de l’anthropologie et de l’histoire, voire de l’archéologie, l’auteur cherche à exhumer une « indianité » hypothétique, telle qu’elle se donne à lire dans les premiers récits de vie composés aux 18e et 19e siècles, écartant d’emblée du corpus les ouvrages rédigés en collaboration pour privilégier l’expression la plus directe possible, même si elle adopte la langue du colonisateur.
Cette apparente concession à la culture de l’autre peut sembler participer d’une irrésistible assimilation, cependant l’auteur suggère qu’elle n’est pas vécue comme un processus d’acculturation, mais s’inscrit au contraire dans une volonté d’adaptation qui permet à l’Autochtone de mieux s’approprier son histoire. Il passe en revue pas moins d’une trentaine de récits autobiographiques pour en retenir au final sept de cinq auteurs différents, cherchant tour à tour chez le Mohegan Samson Occom, le Pequot William Apess, la Paiute Sarah Winnemucca Hopkins, l’Ottawa Andrew J. Blackbird et l’Omaha Francis La Flesche, considérés comme des classiques et jugés particulièrement représentatifs de l’identité amérindienne en contexte colonial, les indices géoculturels, historiques, stylistiques et, surtout, linguistiques, qui attestent une créolisation des identités et la création d’une zone de confort biculturelle, généralement vécue de manière positive.
L’enquête est divisée en trois parties, articulées autour d’enjeux de représentation, de narration et de transformation de l’image de soi. La première partie examine d’abord comment la représentation dévalorisante de l’Amérindien est contrée par une stratégie délibérée d’affirmation de soi. En choisissant l’anglais pour « se présenter » (et c’est justement le titre de la première partie), les auteurs visent à faire entendre leur voix auprès du peuple colonisateur sur son propre terrain discursif et en empruntant ses codes afin de contrer les perceptions négatives entretenues par la culture dominante. Ici, l’hybridation culturelle n’est pas conçue comme une perte, mais plutôt comme un outil de résistance et d’émancipation qui permet de libérer la parole, d’attaquer aussi bien que de se défendre — métaphores guerrières récurrentes dans l’ensemble du corpus.
La deuxième partie, intitulée « se raconter », s’intéresse aux modèles narratifs et discursifs qui ont pu informer la pratique de ces autobiographes. Si ceux-ci ont évidemment pris modèle sur les productions anglo-américaines, ils n’ont pas pour autant renoncé à leurs propres référents culturels, de sorte qu’il faut envisager ces productions comme « composées et composites », reflétant la complexité de la scène énonciative. Ainsi, l’influence des récits de conversion, de la Bible et du journal intime est sensible partout, mais sans exclure l’existence d’une conscience esthétique préalable puisque ces peuples qu’on disait sans écriture maîtrisaient néanmoins, et bien avant l’arrivée des premiers colons, l’art du discours, du conte, du chant et des prières, en plus de pouvoir compter sur une mythologie très riche (où le personnage subversif du Trickster, dont il sera abondamment question dans la partie suivante, occupait d’ailleurs une place centrale). Mais c’est dans leur récupération de la rhétorique révolutionnaire et républicaine des États-Unis que les autobiographes trouvent des lieux communs pour revendiquer leur droit à la souveraineté, tout en affirmant leur droit à la différence par le rejet du discours fataliste les invitant à s’assimiler ou disparaître, alors qu’il existe peut-être une autre voie.
Cette nouvelle avenue consisterait en fait à « se recomposer », comme le suggère le titre de la troisième partie. Il s’agit d’apprendre à « vivre ensemble dans le même monde, coopérer pour que chaque groupe puisse profiter de la présence de l’autre » (p. 135). Si les autobiographes témoignent d’une rupture d’équilibre à l’arrivée des colons, ils sont capables d’envisager une « poét(h)ique » de la relation à l’autre et la mise en oeuvre de rectifications qui passent justement par une stratégie rhétorique de recomposition identitaire. L’examen du rapport réciproque à l’espace, au temps, à la famille les incite à envisager le monde colonial en tant que famille élargie où la combinaison des valeurs et des savoirs pourraient bien devenir un atout. Mais la société coloniale rejette cet idéal de créolisation, ce qui invite au pessimisme généralisé. Tout n’est pas perdu cependant, puisque le salut est désormais envisagé dans l’au-delà, où l’équilibre pourra être enfin rétabli.
Le principal mérite du travail de Fabrice Le Corguillé réside sans conteste dans le fait d’avoir su rendre compte de textes aussi nombreux que divers, reflétant la pluralité des identités en cause. Mais le traitement d’un corpus aussi vaste dans un ouvrage somme toute assez bref comporte son lot de difficultés. Ainsi, les autobiographes ne font pas l’objet d’une analyse (ni même d’une présentation) systématique et sont au contraire commentés « en gros », les ouvrages étant assujettis à une démonstration dont on ne saurait mettre en cause la justesse mais qui procède d’une synthèse post-analytique plutôt que de l’examen individuel approfondi. L’ouvrage fait aussi l’impasse sur les Autochtones du territoire de la Nouvelle-France, francophones pour certains, et dont rien n’est dit, ne serait-ce que pour s’interroger sur l’absence d’autobiographes de ce côté. Un certain nivellement en résulte, et la généralisation du propos se trouve à gommer les identités spécifiques qui cherchaient justement à s’affirmer.
On trouvera à s’étonner également du cadre méthodologique daté et qui se cherche un peu, trouvant ses références chez Kristeva, Genette, Derrida, Eco, plutôt que d’opter pour une perspective unique, rhétorique par exemple, qui aurait permis d’expliciter les enjeux textuels de manière plus cohésive. L’auteur est davantage à son aise lorsqu’il adopte le prisme de l’anthropologie culturelle ou la perspective critique de l’américaniste accompli qu’il demeure. En dernière analyse, Le Corguillé signe un ouvrage essentiel dont les petites lacunes ne compromettent en rien la pertinence, voire l’urgence.