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Même si cet ouvrage est classé « biographie » chez l’éditeur Boréal, ce n’en est pas tout à fait une. Ici, Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean s’attachent à nous décrire la vie non pas d’une, mais de deux personnes qui forment un couple marié, Joséphine Marchand (1861-1925) et Raoul Dandurand (1861-1942). Une démarche originale, qui permet d’approfondir la compréhension historique que l’on se fait de personnages publics, grâce à l’ouverture obligatoire vers leur vécu intime. L’approche est rendue possible par la riche documentation autobiographique que le couple Dandurand a laissée.
Les historiens (en particulier des femmes et du monde politique) connaissent déjà relativement bien Marchand et Dandurand. La première, féministe et journaliste, a créé et dirigé l’ancêtre des magazines destinés aux femmes, Le Coin du feu (1893-1896). Le second, homme politique et diplomate libéral, a siégé au Sénat canadien et a été délégué du Canada à la Société des nations, qu’il a aussi présidée. (Il donne aujourd’hui son nom à une chaire de recherche en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM.) Tous deux ont laissé des « écrits de soi » qui se sont vus publiés bien après leur mort : Joséphine Marchand un savoureux Journal intime (Éditions de la Pleine Lune, 2000) et Raoul Dandurand des Mémoires (Presses de l’Université Laval, 2000 aussi). Les études éparses portant sur Joséphine Marchand depuis son décès, en 1925, se sont penchées essentiellement sur sa participation au féminisme et sur sa contribution littéraire. Celles concernant Raoul Dandurand se sont surtout intéressées à son apport à la diplomatie canadienne. Or, ni la femme de lettres ni le diplomate n’avait encore fait l’objet d’une biographie.
Le projet des autrices Lavigne et Stanton-Jean (deux des membres du Collectif Clio, auquel on doit la publication de L’histoire des femmes depuis quatre siècles en 1982) était d’abord de faire la biographie de Joséphine Marchand, personnage qui gagnait à être revisité pour être mieux compris. Mais à la lecture de quelque 700 lettres échangées par la journaliste avec Raoul Dandurand et conservées depuis 2010 à la Société d’histoire d’Outremont, en découvrant leur « grande connivence », l’interdépendance de leurs destins leur est apparue comme un bon fil conducteur. Les autrices ont su exploiter finement leur idée.
En effet, en retournant aux sources (notamment les versions originales du journal intime et des mémoires — qui diffèrent des versions publiées — et des centaines de lettres, échangées entre eux et avec des parents, amis et collègues) et en s’appuyant habilement sur les études à leur disposition (en histoire, science politique et littérature), les autrices ont su tisser un récit qui conjugue les deux destins. Joséphine Marchand et Raoul Dandurand, soutiennent-elles, n’ont pu accomplir ce qu’ils ont accompli qu’« en s’appuyant, en s’épaulant et en étant aussi visibles et engagés l’un que l’autre » (p. 11), donc en étant ensemble. Ressortent de l’ouvrage l’agentivité de Joséphine Marchand et la grande sensibilité de Raoul Dandurand, qui viennent approfondir la compréhension des rapports de genre dans la bourgeoisie libérale au tournant du 20e siècle.
Certains chapitres revisitent des épisodes déjà connus ; c’était essentiel dans le cadre d’une synthèse biographique. D’autres apportent vraiment des éléments nouveaux. Nous avons particulièrement apprécié les chapitres qui éclairent les zones restées dans l’ombre de la vie de Joséphine Marchand. En effet, si ses années de jeunesse (ses angoisses face au mariage, ses débuts littéraires) étaient connues, de même que ses années de journalisme et son engagement féministe, l’importance de son engagement dans l’oeuvre des livres gratuits et le fonctionnement de l’oeuvre elle-même — un système de distribution de livres dans les campagnes — sont enfin mieux éclairés. On mesure aussi davantage sa contribution comme écrivaine, notamment dramaturge. Était aussi moins connu le combat qu’a livré Joséphine, au début du 20e siècle, pour une politique publique dans le domaine des arts (elle plaide notamment dès 1901 pour la création d’un conservatoire national). Surtout, les dernières années de la vie de Joséphine restaient enrobées de mystère. On la savait malade, mais cette biographie montre que sa maladie des reins la clouait souvent au lit ou l’obligeait à se déplacer en fauteuil roulant. Ne pouvant plus accompagner son mari, dont les fonctions gagnaient en importance sur le plan international, à la Société des nations, elle restait à la maison, mais leurs lettres témoignent d’un amour et d’une estime mutuelle qui ne se sont jamais démentis.
En ce qui concerne Raoul Dandurand, on connaissait bien le libéral modéré qui a accompagné les premiers ministres Félix-Gabriel Marchand (son beau-père), Wilfrid Laurier et Mackenzie King dans les arcanes du pouvoir, mais on mesure mieux, grâce à cet ouvrage, son influence politique. On connaissait le pacifiste, le progressiste, l’anticlérical, le diplomate et le fondateur du Collège Stanislas, mais beaucoup moins… le féministe. En effet, le chapitre 10, « Raoul, le féministe », fait découvrir un homme qui, lors d’une séance du Conseil national des femmes de 1913 où son épouse, malade, n’a pu se présenter pour prononcer son allocution, s’est présenté à sa place. Cette anecdote en dit long sur l’estime dans laquelle il tenait le combat féministe de sa femme. Dandurand s’engagera activement pour l’admission des femmes à la profession juridique, dans la foulée de l’affaire Annie Langstaff, en 1915, et pour le droit de vote des femmes en 1918 : « Si seules les parentes de soldats auront le droit de vote, ne serait-il pas logique de n’accorder le droit de vote qu’aux soldats et d’en priver les civils [hommes] ? », a-t-il dit (p. 295).
Utile, cette double biographie fait le point sur les destins de deux personnages marquants de l’histoire québécoise du tournant du 20e siècle. Deux personnes qui ont oeuvré toute leur vie, main dans la main, à redonner une fierté, une dignité, une place dans le monde aux Canadiens français, en valorisant l’éducation et la culture. Ils se savaient privilégiés, ils se savaient influents, ils souhaitaient utiliser ce capital à bon escient. En cherchant à comprendre « comment s’est construite entre ces deux êtres une relation faite d’autonomie, de tendresse et d’ambition de changer le monde » (p. 12), en s’appuyant sur des sources autobiographiques qui leur permettent de naviguer entre vie publique et vie privée, les autrices s’inscrivent subtilement (et sans le dire de cette manière) dans le courant de l’histoire des émotions. Leur approche sensible aide à comprendre de manière plus précise, plus juste et plus nuancée l’expérience de protagonistes inscrits dans une époque, et par-là, d’appréhender de manière plus fine un espace-temps révolu.