Comptes rendus

Lagrange, Richard. Le pays rêvé du curé Labelle. « Emparons-nous du sol », de la vallée de l’Ottawa jusqu’au Manitoba. Québec, Presses de l’Université Laval, 2021, 191 p.[Record]

  • Jean-Philippe Bernard

…more information

  • Jean-Philippe Bernard
    Université de Toronto

Le public historien vivait-il dans l’attente d’une véritable biographie du curé Antoine Labelle ? Ce serait le cas, à en croire l’historien et professeur retraité Richard Lagrange, qui consacre son plus récent livre au roi du Nord et en particulier à son projet de « conquête du sol de la vallée de l’Ottawa à Winnipeg » (p. 1). Un ouvrage qui, note le préfacier Yves Frenette, permet de « corriger le tir et de montrer que le curé de Saint-Jérôme n’était nullement utopiste, encore moins ultramontain, comme plusieurs auteurs l’ont avancé » (p. xiv). C’est ce projet révisionniste qui aurait amené Lagrange à écrire ce qui se veut d’abord une « une synthèse sur le curé Labelle » (p. 1). Malheureusement, comme j’entends le montrer, le résultat final, que nous livrent les Presses de l’Université Laval, ne correspond pas tout à fait à cette ambition. À mon avis, l’ouvrage comporte certaines faiblesses qui relèvent d’une confusion autour de son objet d’étude. S’agit-il d’une synthèse sur le projet de colonisation de Labelle et en particulier sur ses ambitions moins connues pour l’Ouest ? Ou est-ce plutôt une sorte de biographie de Labelle avec une attention particulière à la mise en oeuvre de son projet ? Ajoutant à la confusion, Lagrange nous le présente également comme une analyse de « la question de la survie culturelle des Canadiens français au Canada … aspect déterminant pour saisir l’engagement de Labelle et pour comprendre le contexte de l’époque de l’État canadien naissant » (p. 8). Devant cette multitude d’objectifs, la monographie perd malheureusement en cohérence, ce qui limite notre capacité à mesurer sa contribution historiographique. Je propose de voir cet ouvrage — bien qu’il frôle parfois l’hagiographie — non pas comme une biographie plus approfondie et nuancée du curé, mais comme une étude sur la colonisation. En tentant de démontrer le pragmatisme de Labelle par l’analyse de la mise en oeuvre de son projet à l’échelle locale, Lagrange échoue dans son objectif (stérile) de remettre en question l’utopisme ou la « mystique colonisatrice » qui le guidait. Il faut dire qu’il s’agit d’une fausse opposition que nombre d’historiens de la colonisation ont relevée ; elle escamote la possibilité que Labelle fût guidé par un projet idéologique tout en agissant avec discernement lorsque venait le temps de le mettre en oeuvre. Rejeter cette perspective dualiste n’équivaut pas à nier la présence évidente de dissemblances entre la colonisation telle que pensée et la colonisation telle que pratiquée. En tentant de se livrer à cette démonstration, Lagrange a produit un livre qui ne creuse pas assez loin dans la vie et la pensée de Labelle pour en dévoiler des facettes tout à fait neuves. L’attention accordée à son « pragmatisme » démontre plutôt le rôle marginal que prend l’idéologie une fois qu’on passe à la mise en pratique ; sa complexité, ses contradictions et, surtout, la multitude d’acteurs impliqués dans cette entreprise d’appropriation du sol. Le livre qui en résulte contribue davantage à l’histoire de la colonisation telle que pratiquée qu’à celle imaginée par Labelle. Et ce n’est pas plus mal. Après tout, cet aspect de l’ouvrage est de loin le plus fouillé et le plus riche, offrant certaines réponses à des questions déterminantes pour l’historiographie du monde rural et des régions de colonisation. En étudiant les conflits entre les intérêts de l’État, de l’Église et de l’industrie forestière qui se jouaient à l’échelle locale, ou encore en décrivant l’organisation sociale des colonies et les conflits entre les élites libérales, les représentants du clergé et les colons, Lagrange explore des facettes encore peu connues de l’histoire sociale …