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Le public historien vivait-il dans l’attente d’une véritable biographie du curé Antoine Labelle ? Ce serait le cas, à en croire l’historien et professeur retraité Richard Lagrange, qui consacre son plus récent livre au roi du Nord et en particulier à son projet de « conquête du sol de la vallée de l’Ottawa à Winnipeg » (p. 1). Un ouvrage qui, note le préfacier Yves Frenette, permet de « corriger le tir et de montrer que le curé de Saint-Jérôme n’était nullement utopiste, encore moins ultramontain, comme plusieurs auteurs l’ont avancé » (p. xiv). C’est ce projet révisionniste qui aurait amené Lagrange à écrire ce qui se veut d’abord une « une synthèse sur le curé Labelle » (p. 1). Malheureusement, comme j’entends le montrer, le résultat final, que nous livrent les Presses de l’Université Laval, ne correspond pas tout à fait à cette ambition.
Le pays rêvé du curé Labelle est composé de huit chapitres, dont les deux premiers servent d’introduction à la pensée de Labelle. L’historien y explore son parcours biographique, l’époque dans laquelle il évolue et les relations qu’il entretient avec certains membres des élites françaises et canadiennes, tentant ici et là de repérer les origines de la vocation du curé et de son projet de colonisation. Suivent trois chapitres consacrés à la colonisation de la vallée de l’Ottawa (ainsi qu’on appelait alors l’Outaouais) et de celles des rivières du Diable, Rouge, du Lièvre et Matawin. Ces parties sont de loin les mieux construites et révèlent la maîtrise, à la fois générale et détaillée, par Lagrange de son sujet. On se perd néanmoins rapidement à l’échelle très locale dans laquelle il plonge trop souvent et qui nous éloigne du curé et de son projet. Le chapitre 6 est quant à lui consacré à la propagande colonisatrice. Fondée sur un corpus de sources restreint, cette partie de l’analyse manque de profondeur et n’offre qu’une contribution limitée à l’historiographie, en particulier par rapport à l’importante synthèse de Serge Courville (2002). Le septième chapitre traite enfin du projet de colonisation du Manitoba et de ses ramifications européennes. Le rôle qu’y joue Labelle est si accessoire qu’il fait remettre en question le choix du titre et la place que jouait l’Ouest dans le projet labellien. Enfin, le dernier chapitre et la conclusion offrent une réflexion sur le « rêve brisé » du curé qui, selon Lagrange, trouverait son explication dans le contexte historique (industrialisation de la Nouvelle-Angleterre, ouverture de la colonisation de l’Ouest) et des contraintes économiques, politiques et religieuses défavorables au projet de colonisation (monopole des compagnies forestières, intervention de l’État déficiente, patronage et partisannerie politique, conflits avec la hiérarchie cléricale). Une conjoncture défavorable dont Labelle, insiste Lagrange, grand défenseur du curé, ne pourrait être tenu responsable qu’avec malhonnêteté.
À mon avis, l’ouvrage comporte certaines faiblesses qui relèvent d’une confusion autour de son objet d’étude. S’agit-il d’une synthèse sur le projet de colonisation de Labelle et en particulier sur ses ambitions moins connues pour l’Ouest ? Ou est-ce plutôt une sorte de biographie de Labelle avec une attention particulière à la mise en oeuvre de son projet ? Ajoutant à la confusion, Lagrange nous le présente également comme une analyse de « la question de la survie culturelle des Canadiens français au Canada … aspect déterminant pour saisir l’engagement de Labelle et pour comprendre le contexte de l’époque de l’État canadien naissant » (p. 8). Devant cette multitude d’objectifs, la monographie perd malheureusement en cohérence, ce qui limite notre capacité à mesurer sa contribution historiographique.
Je propose de voir cet ouvrage — bien qu’il frôle parfois l’hagiographie — non pas comme une biographie plus approfondie et nuancée du curé, mais comme une étude sur la colonisation. En tentant de démontrer le pragmatisme de Labelle par l’analyse de la mise en oeuvre de son projet à l’échelle locale, Lagrange échoue dans son objectif (stérile) de remettre en question l’utopisme ou la « mystique colonisatrice » qui le guidait. Il faut dire qu’il s’agit d’une fausse opposition que nombre d’historiens de la colonisation ont relevée ; elle escamote la possibilité que Labelle fût guidé par un projet idéologique tout en agissant avec discernement lorsque venait le temps de le mettre en oeuvre. Rejeter cette perspective dualiste n’équivaut pas à nier la présence évidente de dissemblances entre la colonisation telle que pensée et la colonisation telle que pratiquée. En tentant de se livrer à cette démonstration, Lagrange a produit un livre qui ne creuse pas assez loin dans la vie et la pensée de Labelle pour en dévoiler des facettes tout à fait neuves. L’attention accordée à son « pragmatisme » démontre plutôt le rôle marginal que prend l’idéologie une fois qu’on passe à la mise en pratique ; sa complexité, ses contradictions et, surtout, la multitude d’acteurs impliqués dans cette entreprise d’appropriation du sol. Le livre qui en résulte contribue davantage à l’histoire de la colonisation telle que pratiquée qu’à celle imaginée par Labelle.
Et ce n’est pas plus mal. Après tout, cet aspect de l’ouvrage est de loin le plus fouillé et le plus riche, offrant certaines réponses à des questions déterminantes pour l’historiographie du monde rural et des régions de colonisation. En étudiant les conflits entre les intérêts de l’État, de l’Église et de l’industrie forestière qui se jouaient à l’échelle locale, ou encore en décrivant l’organisation sociale des colonies et les conflits entre les élites libérales, les représentants du clergé et les colons, Lagrange explore des facettes encore peu connues de l’histoire sociale de la colonisation au 19e siècle. Même s’il affirme ne pas vouloir en faire « une analyse de la colonisation en général » (p. 1), son livre nous éclaire sur les spécificités, les similitudes et les contradictions de la colonisation de l’Outaouais et des Laurentides par rapport à d’autres régions à la même époque.
Une autre contribution importante de cet ouvrage est d’avoir pris en compte les conséquences du projet de colonisation sur les Premières Nations. Labelle, tout comme la plupart de ses contemporains, était en effet animé par l’« état d’esprit prévalant au XIXe siècle où la création du Canada passait par l’appropriation des terres des peuples autochtones » (p. 130). Comme Lagrange le démontre, pour les Anicinabek, cette doctrine inhérente à la colonisation eut des conséquences significatives sur l’accès au territoire et aux ressources. Sans restreindre son analyse aux relations conflictuelles qui en découlèrent, l’historien s’applique à décrire les moyens que déployèrent les Anicinabek pour y résister. Même si ces parties auraient pu être plus étayées et s’appuyer davantage sur l’historiographie, en prenant en compte la question du colonialisme, l’historien se distingue ainsi d’une historiographie qui a longtemps refusé de le reconnaître.
On peut dire en somme que, malgré ses faiblesses, Le pays rêvé du curé Labelle est une monographie d’histoire régionale qui ancre dans une analyse fine et locale l’étude de la mise en oeuvre du projet de colonisation et qui pourra offrir des cas éclairants à qui souhaitera documenter ce phénomène plus large à l’échelle du 19e siècle québécois.