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Le titre de ce livre fait directement référence à celui de l’archéologue Bruce G. Trigger, The Children of Aataentsic, paru en 1976 chez le même éditeur et devenu un classique de la littérature ethnohistorique. Tout en reconnaissant la valeur cet ouvrage, l’auteure lui reproche toutefois son manque d’analyse genrée, qui cependant n’était pas en vogue à l’époque. C’est cette lacune que Kathryn Labelle, chercheuse allochtone, tente de combler en présentant les histoires de vie de sept femmes d’exception, selon le concept des sept générations, afin de remettre en avant le rôle des femmes dans l’histoire des nations wendate et wyandotte. Chacune de ces histoires de vie est décortiquée par sections thématiques (introduction, family, community, motherwork et legacy) dont la systématicité mécanique entraîne parfois quelques redondances et répétitions, malheureusement.
Si l’objectif de l’ouvrage est simple et clair, la méthodologie employée est moins explicite. Adoptant une approche communautaire et décoloniale plus que bienvenue, Labelle explique qu’elle a consulté un comité-conseil formé de huit femmes wendates et wyandottes, comité qui a choisi les sept femmes auxquelles elle s’intéresse. Or, les critères de sélection utilisés sont flous : « Names and rationales were submitted, revised, and voted on. The council justified their final selections through recognition of significant family connections, community importance, evidence of motherwork, and cultural legagies » (p. 8). C’est malheureusement tout ce que l’on saura concernant le mode de sélection, qui pourra sembler arbitraire.
De même, l’auteure anticipe puis rejette du revers de la main toute critique lui reprochant d’utiliser une approche trop hagiographique. Jeter un regard critique sur l’histoire et les contributions de ces femmes contribuerait à maintenir une tradition coloniale de discrimination et de déshumanisation des femmes autochtones, selon elle. Ce qui compte, c’est de reconnaître leurs succès et rien d’autre. Par conséquent, les sept histoires de vie présentées par Labelle sont essentiellement descriptives et événementielles. Mais pourquoi la décolonisation et l’approche communautaire seraient-elles si incompatibles avec le jugement critique ou réflexif ? Certains se désoleront de ce que la rigueur passe ici à la trappe, alors que l’on peut parfaitement décoloniser avec rigueur et sens critique, comme l’ont démontré quantité de chercheurs et chercheuses autochtones et allochtones.
Par ailleurs, le concept de motherwork utilisé par l’auteure est trop brièvement défini et ne semble pas se distinguer du rôle de gardienne de la tradition qu’ont toujours eu les femmes iroquoiennes. Ainsi, dans le cas présenté au chapitre premier, celui de Cécile Gannendâris, une femme wendate convertie au christianisme et décédée en 1669, on comprend comment elle a pu utiliser proactivement sa position sociale au sein de la communauté francophone et catholique de la Nouvelle-France à son avantage ; mais l’idée que cette position sociale a aussi profité à sa communauté (ce qui serait une des formes du motherwork), si elle n’est pas à mettre en doute, est néanmoins affirmée davantage que démontrée. Difficile de dire si c’est par manque de données, s’il s’agit d’une faille dans la démarche de l’auteure ou pour une autre raison.
Le chapitre 2 présente l’histoire de Marie Catherine Jean dit Vien (1676-1767), dont l’identité wendate ne transparaît aucunement dans les archives coloniales ; cette identité n’a été préservée qu’à travers la tradition orale, trop longtemps négligée par les chercheurs allochtones. Ici, Labelle réussit parfaitement à démontrer l’importance d’une décolonisation des méthodes de travail de l’historien pour en arriver à une lecture plus exacte des réalités historiques vécues, puis racontées et transmises par la tradition orale. Par contre, l’auteure ne démontre pas comment le parcours de vie de Catherine Jean, outre sa position sociale favorisée par son mariage avec un commerçant canadien, fut particulièrement marquant en ce qui a trait à son motherwork ; aucun exemple précis ou concret n’est cité à cet égard. De fait, le principal intérêt de son parcours semble être d’avoir été la mère de Catherine Sauvage Chesne, elle-même mère de plusieurs leaders de la communauté. Mais on ne sait rien de l’influence réelle qu’a pu avoir Catherine Jean sur ses petits-fils, ni en quoi cette influence fut plus importante que celle de leur propre mère Catherine Sauvage Chesne, à laquelle l’auteure aurait peut-être pu accorder plus d’attention. De même, Labelle mentionne deux autres Catherine fort influentes, peut-être même davantage que Catherine Jean : Catherine Onnondȣannon et Catherine Skȣateener (ou Skouatenhré), mais sans s’y attarder. Voilà un point où la méthode de sélection des études de cas et l’analyse critique semblent faire défaut.
L’histoire de Margaret Grey Eyes Solomon (1816-1890), au chapitre 3, contient une description plus détaillée de son motherwork. Après avoir perdu son mari et ses huit enfants, tous décédés en bas âge, « Mother Solomon » s’est impliquée dans l’éducation et les soins apportés aux enfants d’autres familles de la communauté, elle a préservé la langue wendate en la parlant publiquement et elle a grandement contribué à la restauration de l’église de l’ancienne mission wyandotte à Upper Sandusky, en Ohio, devenue un important lieu de pèlerinage de la diaspora wyandotte. Il en va de même, au chapitre 4, pour Mary McKee (1838-1922), surtout connue pour avoir transmis des objets ethnographiques, des chants, des légendes et des histoires orales à l’anthropologue Marius Barbeau, ce qui a d’ailleurs contribué à la revitalisation de la langue wyandotte. Labelle précise que « For Mary, Barbeau represented a means to preserve teachings for future generations by publishing them and placing them within museum archives » (p. 79). L’héritage de Mary McKee réside aussi dans la ténacité dont elle a fait preuve pour conserver ses terres au sein de la communauté wyandotte d’Anderdon, au Michigan, face à l’incessante entreprise de dépossession coloniale.
Eliza Burton Conley Jr (1869-1946), dont la vie est résumée au chapitre 5, est la première femme autochtone à avoir plaidé devant la Cour suprême des États-Unis, en 1910. Sa cause visait à protéger le plus ancien cimetière du Kansas, le Huron Cemetery à Kansas City, menacé d’être désacralisé et déplacé, bien que situé sur une terre cédée à perpétuité à la nation wyandotte par le gouvernement fédéral par voie de traité. Cette cause largement médiatisée, car précédée d’une occupation barricadée du cimetière par Conley et d’autres femmes wyandottes, se solda par un jugement en défaveur de Conley. La cause incita toutefois le Congrès américain à voter trois ans plus tard une loi protégeant le cimetière, qui fut classé site historique national en 2017.
Au chapitre 6, l’auteure décrit le parcours de Jane Zane Gordon (1871-1963), devenue activiste dès l’âge de sept ans en incendiant l’école de son pensionnat au Kansas. Durant sa vie adulte, elle fut connue pour ses conférences publiques, ses entrevues médiatiques, un roman et ses éditoriaux dans le New York Times, notoriété qui l’amena à rencontrer le président américain Warren Harding en 1922. Adoptant la perspective du panindianisme, elle mit également sur pied des organisations autochtones d’envergure nationale (Indian Memorial Film Company, National Arts Foundation) visant à développer l’autosuffisance en matière de création artistique autochtone et à faire la promotion de celle-ci.
C’est avec le parcours d’Éléonore Sioui (1924-2006) que se clôt cette heptalogie. Première femme autochtone canadienne à obtenir un doctorat, elle a créé et édité la revue Kanatha, première revue publiée par des Autochtones au pays. À travers ses nombreux écrits (incluant la poésie) et ses enquêtes menées dans le cadre de son emploi au ministère des Affaires indiennes, elle proclamait l’importance de l’éducation et dénonçait les affres du colonialisme, surtout envers les femmes autochtones.
Le livre se conclut par la brève présentation des huit femmes formant le comité-conseil mentionné plus haut, et dont les parcours sont en continuité avec ceux présentés par Labelle, un lien tenace entre le passé et le présent. Il faut également souligner les nombreux liens que tisse l’auteure entre les sept femmes de sept générations qu’elle présente, rappelant leurs parcours croisés ou les similitudes de leur vécu. On retient aussi quelques idées fortes qui auraient pu être approfondies dans un chapitre synthèse et conclusif, qui fait malheureusement défaut. Par exemple la notion d’hybridité des identités, avec les difficultés et les avantages qu’il peut y avoir à naviguer de manière stratégique et proactive entre les mondes autochtones et allochtones, comme l’ont fait à peu près toutes les femmes célébrées dans ce livre. Ce qui démontre bien que l’identité est fluide et changeante par nature, et qu’elle est d’abord et avant tout définie par l’individu et sa communauté, et non par des critères extérieurs, comme c’est trop souvent le cas en situation coloniale. Ainsi, ces femmes ont su maintenir et transmettre leur culture ancestrale en faisant preuve d’agentivité et de résistance face aux tentatives d’assimilation : « Culturally, they continued to adapt to colonial customs, while also maintaining Wendat/Wandat traditions » (p. 75).
À travers l’histoire de ces sept filles d’Aataentsic, c’est aussi l’histoire tragique des migrations et relocalisations successives subies par les Wendats et les Wyandottes qui est retracée, d’abord au Québec, puis au Michigan et au Wisconsin, en Ohio, au Kansas et finalement en Oklahoma. Il y a donc plusieurs niveaux de contribution dans ce livre qui n’est pas sans défauts mais dont je recommande néanmoins la lecture. Les histoires de vie des femmes qu’il rapporte sont trop importantes pour demeurer plus longtemps méconnues, surtout des Allochtones.