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Après 1969 (et l’échec du Livre blanc), la politique coloniale canadienne est passée d’un mode de domination explicite à une politique libérale de la reconnaissance ayant nourri la continuation de la dépossession territoriale et le refus de l’autodétermination politique des peuples autochtones. Il s’agit là de la thèse centrale du livre de Glen Sean Coulthard, penseur déné et professeur à l’Université de Colombie-Britannique, initialement paru en anglais en 2014 sous le titre Red Skin, White Masks. Rejecting the Colonial Politics of Recognition. La traduction française habilement menée par Arianne Des Rochers et Alex Gaulthier constitue une contribution majeure à la littérature politique autochtone disponible en français.
Appuyant son analyse sur une kyrielle de théoriciens et de théoriciennes (notamment Karl Marx, Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre, Seyla Benhabib, Taiaiake Alfred, Leanne Betasamosake Simpson, Nancy Fraser), Coulthard revient sur les dernières décennies de militantisme politique et de revendications autochtones au Canada. Son propos est triple : il étudie trois moments clés dans l’évolution de la politique coloniale canadienne depuis la parution du Livre blanc en 1969, il analyse l’évolution du militantisme autochtone à partir des théories de Fanon et, finalement, il propose une voie politique (la résurgence autochtone fondée sur l’autoreconnaissance) pour contrer la politique libérale qu’applique le Canada depuis 1969 dans ses négociations avec les peuples autochtones et qui perpétue la relation de domination coloniale.
Dans l’introduction de l’ouvrage, Coulthard revient sur la théorie de l’accumulation primitive de Marx. Quoiqu’il reconnaisse les limites de cette théorie appliquée en situation coloniale, il juge que la réflexion à partir de Marx et de sa critique de l’exploitation capitaliste peut tout de même se révéler utile aux peuples autochtones une fois des modifications contextuelles effectuées. Notamment, il propose de centrer le rapport colonial plutôt que le rapport au capital dans la théorie de l’accumulation primitive. Cette modification contextuelle a plusieurs effets, que Coulthard explicite. Par exemple, elle permet de voir comment, dans le contexte colonial canadien, c’est la dépossession et non la prolétarisation qui est au coeur de la relation de domination. Très d’actualité, Coulthard positionne aussi son propos par rapport aux critiques que la gauche matérialiste a émises quant aux approches identitaires ou culturelles des mouvements pour la reconnaissance. Entre redistribution et reconnaissance, le penseur n’établit pas de hiérarchie. Or, pour définir sa « politique résurgente de la reconnaissance », il faut qu’il dévoile les effets nuls, pour la décolonisation, de la politique libérale de la reconnaissance : ce qu’il fait en mobilisant Fanon et sa critique de la reconnaissance en contexte colonial.
L’ouvrage comporte cinq chapitres ainsi qu’une longue conclusion. L’application des cadres théoriques explicités tout au long de l’ouvrage à des cas historiques précis se déploie dans les chapitres 2 à 4. Dans le chapitre 2, l’analyse du militantisme politique déné des années 1970 et 1980 permet de saisir comment le refus du gouvernement colonial de reconnaître les droits politiques des Dénés a mené, à terme, à un déplacement de l’argumentaire et de la stratégie dénée. Celle-ci est passée de la défense d’un « mode de vie » à la revendication d’une accumulation du capital par les Dénés. L’effet de l’attitude colonialiste du gouvernement a aussi provoqué la dissociation des revendications culturelles d’avec le projet plus vaste et plus radical d’autodétermination, au coeur des premières revendications pour le Denendeh (territoire déné) dans les années 1970 et 1980. Comme Coulthard le démontre, les propositions que les Dénés ont alors faites en vue de régler la question des revendications territoriales avaient un aspect anticolonial, anticapitaliste et révolutionnaire profond.
Dans le chapitre 3, Coulthard se penche sur le phénomène des droits des femmes autochtones en partant de la théorie anti-essentialiste de la culture et de la délibération démocratique de Seyla Benhabib (dont il détaille les limites). Le cas historique étudié est l’abrogation, en 1985, de la disposition de l’article 12 de la Loi sur les Indiens pour corriger la discrimination sexiste ayant empêché plusieurs femmes d’appartenir de plein droit à leur nation. Les démarches des femmes autochtones pour obtenir l’égalité constituent un exemple parfait pour comprendre comment les oppressions patriarcales de l’ordre colonial ont imprimé leur marque sur les discours autochtones. Selon Couthard, la voie juridique ou légaliste coloniale que des femmes autochtones ont utilisée pour réclamer leurs droits égaux est paradoxale, en ce sens qu’elle oppose une vision du monde libérale et une vision autochtone dans laquelle les droits collectifs priment les droits individuels. Il montre, avec précaution, que ces démarches peuvent miner les avancées vers l’autodétermination.
Le chapitre 4 poursuit l’exploration de la politique de la reconnaissance des dernières décennies à travers l’étude de l’intégration du processus de réconciliation depuis les années 1990. L’interaction entre la politique de la reconnaissance et la réconciliation met en lumière la façon dont le gouvernement canadien rejette la violence coloniale dans un passé révolu. Cela alimente la vision, très présente dans la société dominante, du ressentiment des Autochtones comme une incapacité à aller de l’avant. Coulthard conclut en insistant sur le fait que colère et ressentiment peuvent au contraire « générer des formes de subjectivité décolonisée et des pratiques anticoloniales qu’il faut examiner de façon critique » (p. 218) et qu’elles sont un « rappel important que le colonialisme existe encore bel et bien au Canada » (p. 218).
Après avoir analysé les processus d’objectivation et de reconnaissance dans les rapports sociaux racistes et coloniaux à la lumière des pensées de Sartre et de Fanon dans le chapitre 5 — notamment à travers l’examen de la position de Fanon sur la négritude —, Coulthard conclut son étude par une proposition : un projet décolonial et anticapitaliste basé sur une politique de la résurgence autochtone. Prenant appui sur les pensées du politologue mohawk Taiaiake Alfred et de la penseuse anishnaabe Leanne Betasamosake Simpson, montre les avenues décoloniales que le militantisme autochtone peut prendre, à la lumière du mouvement Idle No More.
L’ouvrage de Coulthard a plusieurs mérites et nourrit notamment notre compréhension des rapports politiques complexes (coloniaux, patriarcaux, capitalistes, émotionnels) entre le Canada et les peuples autochtones. On ne peut que souhaiter qu’une prolongation de sa proposition intègre plus profondément et radicalement la pensée féministe, notamment la pensée féministe noire. Les historiens n’ont pas l’habitude d’analyser les phénomènes du passé avec un outillage théorique aussi élaboré. Le livre donne ainsi plusieurs exemples pouvant permettre aux étudiants et aux étudiantes de comprendre ce que la théorie peut apporter à l’analyse historienne. Coulthard présente puis adapte les pensées des différents auteurs très habilement. Il offre aussi une appropriation fructueuse des travaux de Fanon à la lumière de ce qu’ils peuvent apporter aux théories décoloniales autochtones au Canada. Il s’agit là d’un usage intelligent et créatif de la théorie, tel qu’on aimerait en voir plus souvent dans les ouvrages d’histoire du Québec ou du Canada.