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Le trio Barker-Cooke-McCullough propose un ouvrage ambitieux : parler des guerres mondiales au féminin. Ces trois professionnelles de l’histoire publique et de la conservation puisent dans les riches collections d’objets, d’images et de documents d’archives des collections publiques et privées du Canada pour mettre en lumière la manière dont les Canadiennes ont vécu la Première et la Seconde Guerre mondiale. Elles utilisent ces artefacts pour illustrer et raconter de manière thématique l’expérience de guerre des femmes lors de ces deux conflits.
Le premier chapitre explore le service militaire des Canadiennes, à titre d’infirmières militaires lors des deux conflits mondiaux, comme membres des corps auxiliaires paramilitaires dans les années 1930 et 1940 et comme auxiliaires féminines des forces militaires canadiennes à partir de 1941. Il met en lumière les défis auxquels sont confrontées les femmes ayant opté pour le service dans le domaine militaire. Par exemple, l’histoire de Blanche Lavallée révèle la fatigue, les conditions de vie difficiles ainsi que le stress mental et physique incroyable qui font partie de l’expérience de guerre du personnel médical de première ligne. Les nouvelles compétences et aventures doivent être cependant réconciliées avec une opinion publique qui n’est pas toujours favorable aux femmes en uniforme.
Le chapitre 2 présente les contributions bénévoles des femmes. Si les auteures concentrent leur attention sur les actions individuelles des femmes, elles montrent également que leur travail demeure sous la direction d’organisations charitables telles que la Croix-Rouge canadienne et l’Imperial Order Daughters of the Empire ou même le gouvernement canadien. Par exemple, l’implication de Barbara McNutt dans la vente de timbres d’épargne de guerre témoigne de l’influence de campagnes publicitaires nationales qui utilisent les stéréotypes entourant la féminité pour atteindre des objectifs patriotiques. En parallèle, le chapitre présente des portraits de femmes qui repoussent les limites et s’aventurent dans les espaces de domination masculine. Si des femmes comme l’animatrice de radio et experte en art ménager Kate Aitken réussissent à obtenir des postes leur offrant une importante notoriété publique, l’action de la grande majorité se déploie plutôt dans l’ombre, dans le confort de leur maison ou de leur communauté.
Le chapitre 3 examine les femmes qui deviennent des travailleuses employées directement ou indirectement pour l’effort de guerre. En effet, la pénurie de main-d’oeuvre en temps de guerre mène à l’embauche de femmes pour le travail dans les usines de munitions, dans les fermes et dans des emplois de bureau. Issues généralement de familles de la classe ouvrière ou moyenne, ces femmes utilisent les circonstances opportunes que les guerres offrent pour investir des domaines réservés habituellement aux hommes. Par exemple, l’infirmière Kathleen McGrath devient technicienne en prosthétique en 1941 pour produire et adapter les prothèses oculaires des anciens combattants aveugles. Cependant, harcèlement et sexisme côtoient louanges et épanouissement sur le marché du travail rémunéré. Pour les Québécoises comme Lorida Landry, une ouvrière à l’usine Singer de Saint-Jean-sur-Richelieu, les débats entourant le travail des femmes provoquent des émotions contradictoires. Si le retour des hommes à la fin de la guerre signifie pour la majorité des femmes un retour au foyer, d’autres réussissent à utiliser les compétences acquises pour conserver leurs emplois après la guerre.
Le chapitre 4 se penche sur le stress et l’angoisse vécue par les Canadiennes dont un frère, le père ou le mari revêt l’uniforme pendant la Première ou la Seconde Guerre mondiale. Il aborde également l’expérience de la perte d’un être cher vécue par plusieurs d’entre elles. Les auteures soulignent d’ailleurs qu’il est souvent trop facile d’insister sur les aspects positifs des deux conflits mondiaux et de passer sous silence les expériences négatives. L’histoire de Jeannie Cassels Boucher montre le caractère impersonnel de la correspondance officielle ainsi que l’utilisation par le gouvernement de boîtes d’effets personnels produites en masse, expédients rendus nécessaires par le nombre de décès sans précédent de la Première Guerre mondiale. Les auteures évaluent le coût de la guerre sur le plan personnel et la façon dont la société reconnaît et façonne le deuil de ces femmes.
Né de plusieurs projets développés par le Musée canadien de la guerre de 2015 à 2019, Material Traces of War remplit de manière efficace son objectif de présenter les vies des Canadiennes pendant les deux guerres mondiales. Si l’oeuvre s’appuie en bonne partie sur les savoirs déjà constitués, l’approche de l’histoire publique constitue sa véritable force. En effet, les traces matérielles de la guerre laissées par les Canadiennes permettent parfois de raconter des histoires qui n’auraient pu l’être en se fondant uniquement sur des documents écrits, et les auteures réussissent à communiquer ces histoires avec brio. Il ne s’agit toutefois pas d’une oeuvre sans failles. Comme le rappellent les auteures, le nombre important d’artefacts relié à l’effort de guerre dans les collections des musées porte nécessairement ombrage aux personnes qui remettaient en question la participation du Canada à ces conflits ; par conséquent, cet aspect est plus difficile à illustrer par la méthode adoptée. De plus, s’il faut saluer la solide bibliographie — qui inclut d’ailleurs plusieurs études en français, une rareté dans l’historiographie militaire canadienne —, il faut toutefois noter le nombre relativement faible d’histoires de femmes francophones présentées dans l’ouvrage. L’absence de sources en provenance des collections de Bibliothèques et Archives nationales du Québec — pourtant riches pour quiconque veut y mettre l’effort — explique probablement pourquoi l’ouvrage porte généralement sur des femmes de la majorité anglophone. Enfin, on peut se demander pourquoi l’ouvrage est publié seulement en anglais lorsque les expositions sur lesquelles il se fonde sont produites et financées par une institution fédérale. Il serait bon de se rappeler que tous les Canadiens ne peuvent pas embrasser l’histoire militaire dans leur langue seconde. Mais pour ceux ou celles qui le peuvent, l’ouvrage vaut le détour.