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En 1950, le Québec remplace la Cour des jeunes délinquants par la Cour de bien-être social (CBES)[1]. Ces tribunaux spécialisés en matière de justice juvénile sont implantés dans l’ensemble des districts judiciaires de la province pendant les années 1960. De juridiction mixte (criminelle et civile), ils disposent de larges prérogatives concernant les jeunes accusés de délinquance, certains adultes, ainsi que les personnes mineures présumées être « exposé[e]s à des dangers moraux ou physiques », comme le prévoit l’article 15 de la Loi relative aux écoles de protection de la jeunesse (LEPJ)[2]. Selon Renée Joyal, cette formulation pour le moins vague « ouvrait la porte à des interprétations multiples, voire à des décisions fondées sur des préjugés, plutôt que sur des faits[3] ». En effet, malgré quelques remaniements, l’article 15 de la LEPJ est toujours demeuré non limitatif, rendant ainsi très malléable la définition de l’enfant « exposé à des dangers[4] ». Ce texte propose d’étudier, à partir de l’exemple de la CBES de Chicoutimi, le fonctionnement de la justice juvénile lors de ce type de comparutions. Nous observerons, dans un premier temps, les motifs à l’origine des plaintes portées en vertu de l’article 15 devant ce tribunal de 1963 à 1977. Une attention particulière sera portée aux dossiers judiciaires des jeunes filles, lesquelles semblent comparaître plus fréquemment que les garçons pour des motifs qui ne constituent pas au sens strict des délits, mais bien des transgressions des frontières normatives. Dans un second temps, nous examinerons les décisions rendues par la Cour dans les dossiers qui concernent les personnes mineures « exposées à des dangers ». De manière étonnante, nous constaterons que le mouvement de désinstitutionnalisation qui s’accélère dans la province pendant les années 1960 et 1970 semble avoir des effets limités dans ces cas particuliers.

La justice juvénile au Québec est un sujet assez bien documenté pour la première moitié du 20e siècle[5]. En ce qui concerne plus précisément les filles mineures qui ont comparu en justice à cette période, les recherches ont démontré que les inquiétudes liées à leur sexualité étaient au coeur du processus menant à leur judiciarisation et leur institutionnalisation[6]. Toutefois, la seconde moitié du 20e siècle, qui correspond à la période d’activité de la CBES (1950-1977), a reçu jusqu’à maintenant une attention plus limitée de la part des historiens. Peu nombreux mais très éclairants, les travaux abordant cette période ont plus particulièrement étudié les cas des jeunes dits délinquants et des adultes qui ont comparu devant la Cour de bien-être social, laissant en grande partie dans l’ombre ceux qui étaient « exposés à des dangers[7] ». Cette étude vise ainsi à s’inscrire dans la foulée de ces travaux en s’intéressant à cette clientèle particulière de la CBES que sont les enfants « en danger ». Si nous semblons nous aventurer sur un chemin relativement peu exploré, nous pensons être en mesure de prendre appui sur plusieurs balises pour nous guider. Il est en effet possible d’envisager que la volonté de protéger les jeunes filles des mauvaises influences et de contrôler leur sexualité, déjà présente en amont de la période étudiée, constitue une dimension structurante de la justice juvénile. Cela signifierait qu’au tribunal, malgré les turbulences causées par la libéralisation des moeurs et de la sexualité en cours dans les années 1960-1970, les frontières normatives à l’égard des jeunes filles demeurent somme toute inchangées.

Pour explorer cette idée, un échantillonnage systématique à 10 pour cent dans le fonds d’archives de la Cour de bien-être social, pour le greffe de Chicoutimi, de 1963 à 1977, a été effectué[8]. Ces dates correspondent aux années de fonctionnement du tribunal dans cette région. L’échantillon constitué compte 261 dossiers, dont 133 concernent des filles et 128 des garçons. Les dossiers comprennent principalement les documents relevant des procédures dites sommaires de la Cour (plaintes, mandats d’amener, procès-verbaux, ordonnances de détention, rapports de frais). Toutefois, un certain nombre d’entre eux contiennent également des rapports d’enquêtes sociales, menées généralement par les agents de probation. En effet, le juge est appuyé dans ses fonctions par un agent de probation, qui est son bras droit tant à la Cour que dans la collectivité. L’agent de probation a pour tâche d’évaluer l’enfant et sa situation à la fois personnelle, familiale et sociale. Son rapport permet au juge de prendre les mesures les plus appropriées pour assurer le bien-être de l’enfant. Notons que ces rapports offrent généralement un récit rétrospectif des événements. Ils ont autrement dit pour point de départ l’événement en cause et cherchent à en identifier les sources. Ainsi, les propos consignés dans les dossiers par les différentes instances n’ont pas pour objectif de restituer ou de recueillir la parole des personnes mineures, mais servent essentiellement à expliquer les comportements déviants. Dès lors, c’est à travers ce miroir déformant que les paroles des jeunes pris en charge nous parviennent. C’est donc en tenant compte de cette limite que nous aborderons la spécificité des motifs qui amènent les jeunes filles à comparaître devant la CBES, ainsi que les mesures qui sont prises à leur égard. Mais, d’abord, il semble judicieux de proposer quelques remarques concernant la Cour de bien-être social, ainsi que le contexte entourant l’implantation de ce tribunal dans la région à l’étude.

La Cour de bien-être social

En 1950, la Loi sur les tribunaux judiciaires est modifiée pour permettre le remplacement de la Cour des jeunes délinquants (CJD) par la Cour de bien-être social[9]. Ces nouveaux tribunaux spécialisés ont pour objectif « de guider et de protéger, de fournir des aliments intellectuels et affectifs et de conserver l’intégrité physique des enfants de la société[10] ». Suivant ces principes, les prérogatives de la CBES sont très étendues. Ces tribunaux obtiennent compétence pour juger les jeunes présumés délinquants, ainsi que « tout adulte qui encourage, aide ou induit un enfant à commettre quelques actes ayant pour effet de faire de l’enfant un jeune délinquant[11] ». Ils gèrent également les adoptions, en plus de pouvoir agir comme conciliateurs dans les différends entre conjoints ou entre parents et enfants, compétences auxquelles s’additionnent encore une multitude d’autres responsabilités qui touchent plusieurs groupes de personnes, dont les personnes âgées, les personnes « aliénées », etc[12]. Enfin, la CBES entend les cas relevant de la nouvelle Loi relative aux écoles de protection de la jeunesse, et plus particulièrement les cas concernant les personnes mineures présumées être « exposé[e]s à des dangers moraux ou physiques ».

Les juges de la CBES, comme avant eux ceux de la CJD, se voient accorder un immense pouvoir discrétionnaire. Suivant les principes du welfare, qui ont profondément influencé la justice juvénile québécoise et canadienne, les décisions de la Cour doivent d’abord être guidées par le meilleur intérêt de l’enfant[13]. La justice juvénile préconise ainsi un allégement des procédures, qui se fait au détriment des garanties protégeant les droits des personnes accusées, comme le droit à un avocat. Les protections normalement reconnues en droit pénal sont donc mises de côté au profit du principe de bien-être de l’enfant. De la même manière, la proportionnalité des peines et les mesures à durée déterminée sont écartées et remplacées par l’idée que la mesure retenue doit être appliquée aussi longtemps que le besoin s’en fait sentir. Ces méthodes, ainsi que les tribunaux qui les appliquent, seront de plus en plus remis en question par les différents milieux concernés par l’enfance. L’on souhaite désormais que le principe guidant les décisions prises à l’endroit des personnes mineures soit l’intérêt de l’enfant, mais dans le respect de ses droits. Il faut toutefois attendre l’abolition de la CBES en 1977 et son remplacement par le Tribunal de la jeunesse pour que s’affirment véritablement les droits de l’enfance devant la justice.

La justice juvénile au Saguenay–Lac-Saint-Jean (1963 à 1977)

L’implantation d’une justice juvénile dans les différents districts judiciaires de la province a été réalisée suivant un déploiement bien inégal. Certains districts judiciaires en ont été rapidement pourvus : Montréal (1912), Québec (1940), Sherbrooke (Saint-François, 1950), alors que plusieurs autres, comme au Saguenay–Lac-Saint-Jean, ont dû patienter jusque dans les années 1960. Dans ces circonstances, les personnes mineures saguenéennes et jeannoises comparaissaient devant la Cour des sessions de la paix, un tribunal de juridiction criminelle, en compagnie des adultes et prenaient parfois, comme les adultes, le chemin de la prison commune[14]. Cette situation, loin d’être jugée adéquate, a fait l’objet de plusieurs dénonciations et revendications tout au long des années 1950. Les principaux arguments qui étaient alors avancés se fondaient sur le fait que la région, sous le coup des changements apportés par l’industrialisation, l’urbanisation et les travers de la vie moderne, accusait une augmentation des problèmes de l’enfance et de la famille, qui ne pouvait que s’exacerber en l’absence des structures institutionnelles nécessaires à son endiguement, c’est-à-dire en l’absence d’une Cour de bien-être social[15].

Il est vrai que la région connaît depuis les années 1940 plusieurs changements, alors que « la composante urbaine de la population dépasse 50 % au recensement de 1941[16] ». Les nouvelles préoccupations qui se dessinent dans l’ensemble de la province, tant pour les loisirs, la radio, le cinéma, que pour les médias porteurs d’influences étrangères, s’y font également sentir. Notons en ce sens l’exemple de la Chambre de commerce de Chicoutimi qui, en 1957, adresse une lettre au conseil de ville considérant qu’il est de son devoir :

de lancer un cri d’alarme et d’informer les autorités municipales de son inquiétude au sujet de la délinquance juvénile dans la ville de Chicoutimi. Comme cause à cet état de fait, la chambre déplore l’assistance en masse des enfants aux spectacles de lutte : la tolérance des propriétaires de cinémas d’accepter ceux qui n’ont pas l’âge requis : l’émission de certains programmes de télévision tel que Kid Carson et l’oeuvre diabolique d’Elvis Presley[17].

Toutefois, la mise en lumière des problèmes de l’enfance et de la famille ainsi que la nécessité de pourvoir la région d’une CBES sont plus spécifiquement liées à l’implantation et au développement du Service social de l’enfance (SSE). Ouvert en 1949, ce service a d’abord comme fonction de gérer l’admission des enfants à l’Orphelinat de l’Immaculée. Cependant, à partir de 1950, à la suite de l’adoption de la Loi relative aux écoles de protection de la jeunesse, le rôle du SSE est considérablement élargi et s’étend désormais à l’ensemble des enfants dits « délinquants et en danger[18] ». Le Service social de l’enfance devient alors dans la région la porte d’entrée des travailleurs sociaux et autres spécialistes de l’enfance[19]. Ce sont ces mêmes experts qui, pendant les années 1950, seront au coeur des revendications réclamant la mise en place d’une CBES. Ils seront également, après l’implantation de ce tribunal en 1963, des acteurs essentiels au fonctionnement de la justice juvénile, notamment en effectuant des enquêtes dites « sociales » à la demande du juge.

Ces remarques préliminaires permettent de comprendre que l’ouverture d’une CBES dans les années 1960 au Saguenay–Lac-Saint-Jean est le résultat de revendications qui se sont exprimées pendant plus d’une décennie. L’implantation d’un tribunal juvénile se voulait une réponse aux inquiétudes générées par l’industrialisation, l’urbanisation et les transformations socioéconomiques qui bouleversaient les familles. Ce sont plus particulièrement les travailleurs sociaux recrutés par le SSE qui ont mis en évidence la nécessité de pourvoir la région d’une CBES. Entre 1963 et 1977, plus de 17 000 dossiers ont été ouverts par ce tribunal, dont près d’un quart concernaient des personnes mineures présumées être « exposé[e]s à des dangers moraux ou physiques ».

Les personnes mineures présumées être « exposé[e]s à des dangers moraux ou physiques »

Le tableau 1 présente les personnes mineures de notre échantillon réparties en fonction de leur genre.

Tableau 1

Comparutions de personnes mineures devant la Cour de bien-être social de Chicoutimi en vertu de l’article 15 de la Loi relative aux écoles de protection de la jeunesse (1963-1977)

Comparutions de personnes mineures devant la Cour de bien-être social de Chicoutimi en vertu de l’article 15 de la Loi relative aux écoles de protection de la jeunesse (1963-1977)
Source : ANQ-S, fonds de la Cour de bien-être social, TL 509, S14, SS46, 1963-1977

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Ce tableau permet de constater que les garçons et les filles comparaissent en vertu de l’article 15 devant la Cour de bien-être social dans des proportions pratiquement égales, et ce, pour l’ensemble de la période considérée. Cependant, cette symétrie presque parfaite se disloque lorsque l’on considère les motifs de leur comparution, ainsi que le montre le tableau 2.

On le sait, les motifs qui peuvent mener les personnes mineures devant la CBES sont virtuellement infinis, puisque la définition établie par l’article 15 est non limitative. Néanmoins, ces divers motifs peuvent aisément être répartis en deux groupes, comme le propose le tableau 2. Le premier groupe comprend les plaintes qui dénoncent un problème en lien avec le milieu familial. Ici, c’est le comportement des parents, ou des tuteurs, qui est considéré comme déficient, ou encore ce sont les conditions matérielles de la famille qui sont estimées inadéquates. Le comportement de l’enfant n’est pas à l’origine de la plainte. Dans notre échantillon, la majorité des dossiers, soit 205 sur 261, concernent ce genre de situations. Les personnes mineures correspondant à cette définition sont âgées de 0 à 17 ans et il n’est pas rare, dans ces circonstances, que l’ensemble de la fratrie soit appelé à comparaître au tribunal. En effet, les situations dénoncées à la Cour touchent souvent tous les enfants d’une même famille. C’est le cas par exemple des six enfants Pelletier qui ont comparu à la CBES de Chicoutimi en 1967[20]. La plainte qui les amène au tribunal fait état du comportement du père, « un alcoolique irresponsable », et de la mère, jugée « inapte à élever une famille et à entretenir une maison ». Au terme de la comparution, la Cour recommande le placement de tous les enfants.

Tableau 2

Motifs de comparution en vertu de l’article 15 (1963-1977)

Motifs de comparution en vertu de l’article 15 (1963-1977)
Source : ANQ-S, fonds de la Cour de bien-être social, TL 509, S14, SS46, 1963-1977

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Le second groupe, qui retiendra plus particulièrement notre attention, est constitué des personnes mineures qui, en raison de leur propre comportement, sont présumées être « exposées à des dangers moraux ou physiques ». La grande majorité de ces plaintes concernent des jeunes âgés de 14 à 17 ans et n’impliquent pas d’autres enfants de la famille. Le cas de Caroline est un bon exemple. Âgée de 16 ans, elle comparait à la suite d’une plainte déposée par sa mère[21]. Celle-ci affirme que sa fille est « exposée à des dangers », puisqu’elle « se comporte mal en classe, qu’elle cause du trouble à la maison, qu’elle ne veut plus accepter l’autorité et qu’elle a quitté le domicile familial ». Caroline comparait donc en raison de son comportement jugé inadéquat et potentiellement dangereux. Dans ces dossiers, les plaintes sont toutes déposées à la Cour par les parents, père ou mère, de l’enfant.

Toujours d’après le tableau 2, on note que, comme dans le cas de Caroline, la majorité des dossiers constituant le second groupe concernent des filles, soit plus de 70 pour cent d’entre eux. Il est intéressant de souligner que ces résultats sont inversement proportionnels à ceux que l’on constate dans les cas dits de délinquance juvénile. En effet, les études s’entendent généralement pour dire que la « délinquance » est beaucoup plus le fait des garçons que des filles et que cette tendance perdure pendant tout le 20e siècle[22]. Comme le remarquait judicieusement Joan Sangster, « Les garçons enfreignent la loi, […] les filles violent les conventions sexuelles de genre[23] ». Suivant cette idée, observons quelles sont les transgressions qui ont été jugées suffisamment importantes ou inquiétantes pour justifier le dépôt d’une plainte au tribunal dans les dossiers relatifs au second groupe de notre échantillon.

Des comportements inquiétants

Le tableau suivant expose les motifs de plainte évoqués dans les 56 dossiers constituant le second groupe tel que défini au tableau 2.

Tableau 3

Motifs énoncés dans les plaintes déposées à la Cour de bien-être social de Chicoutimi, groupe 2 (1963-1977)

Motifs énoncés dans les plaintes déposées à la Cour de bien-être social de Chicoutimi, groupe 2 (1963-1977)

N.B. : dans ce tableau, nous avons compilé les motifs évoqués dans les dossiers. Un dossier peut cumuler plusieurs motifs de comparution et peut donc être comptabilisé plus d’une fois. Le nombre total de dossiers du groupe 2 est de 56, dont 16 concernent des garçons et 40 des filles. Puisque 10 dossiers de garçons sur 16 mentionnent des problèmes de caractère, le tableau indique un pourcentage de 62,5 pour ce motif de comparution, et ainsi de suite.

Source : ANQ-S, fonds de la Cour de bien-être social, TL 509, S14, SS46, 1963-1977

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En général, les plaintes qui amènent les personnes mineures devant le juge sont constituées de plusieurs éléments. Les plaignants y décrivent la plupart du temps une série de comportements qu’ils jugent inappropriés. C’est le cas de la plainte qui concerne Marie, 16 ans, dont le père signale en octobre 1968 qu’elle a déserté le foyer avec un garçon[24]. La plainte rapporte également qu’« avant son départ [elle] était indisciplinée, n’acceptait plus l’autorité, sortait continuellement, faisait beaucoup de pouce et ne voulait rien comprendre[25] ». La majorité des dossiers, à l’instar de celui de Marie, font mention de problèmes de comportement tant chez les filles (70 % des cas) que chez les garçons (62,5 % des cas). Si l’indiscipline et l’insoumission sont des traits de caractère communs aux deux sexes, il semble toutefois que certains comportements sont presque exclusivement reprochés aux accusées féminines. On remarque, toujours au tableau 3, que les filles comparaissent beaucoup plus souvent que les garçons pour avoir fugué ou quitté la résidence parentale. Ces fuites ou désertions du foyer font généralement état de la présence d’un garçon, parfois d’un homme adulte, ou encore, de manière plus vague, de mauvaises fréquentations. En 1974, le père de Pauline dépose une plainte contre sa fille qui est alors âgée de 14 ans. Il rapporte que sa fille « s’est enfuie de la maison, elle désire être libre, elle sort avec [Pierre B.], ce jeune homme n’est pas recommandable[26] ». Nous pouvons penser que, sans être clairement exprimées, des inquiétudes relatives à la sexualité de la jeune fille sont sous-entendues. Les fugues et les mauvaises fréquentations sont ainsi envisagées comme des signes prémonitoires d’une sexualité active. Quelques fois, les plaintes font ouvertement allusion au comportement sexuel des jeunes filles. C’est le cas d’Alice, 16 ans. La plainte qui la concerne mentionne « qu’elle ne veut plus aller en classe et accepte difficilement l’autorité, [elle] démontre un intérêt pour la drogue et aurait de fortes tendances sexuelles, se comporte mal à l’école et la maison[27] ». Ces allusions directes aux activités sexuelles des jeunes filles figurent seulement dans 12,5 pour cent des dossiers de notre échantillon, mais elles sont totalement absentes des dossiers de garçons.

Tamara Myers et Véronique Strimelle ont toutes deux souligné que la volonté de protéger les filles des mauvaises influences et de contrôler leur sexualité, déjà présente dans les discours tenus par les groupes de réformateurs moraux, se manifeste de plus en plus à la suite de la Première Guerre mondiale[28]. Cet intérêt pour la sexualité des filles s’inscrirait dans la foulée des transformations que connaissent les villes, lesquelles devenaient des lieux propices aux rencontres (avec les cinémas, les salles de danse, les cafés et les restaurants). Il serait également motivé, ainsi que l’on proposé ces historiennes, par le discours hygiéniste qui véhicule la peur de la propagation des maladies sexuellement transmissibles et assimile les rapports sexuels hors mariage à un danger pour la société. Véronique Blanchard et Régis Revenin se sont eux aussi intéressés au discours faisant de la sexualité hors mariage un acte potentiellement dangereux et ont constaté sa présence pendant tout le 20e siècle. Ainsi, lorsque la sexualité juvénile était abordée, c’était généralement pour la condamner, la réprimer, pour rééduquer l’accusée et lui éviter maladies vénériennes et grossesses[29]. Marie-Aimée Cliche a également remarqué, en étudiant certains dossiers des cours juvéniles du district judiciaire de Montréal, que les filles mineures comparaissent souvent pour être « protégées », alors que leur comportement sexuel constitue un sujet d’inquiétude, ce qui ne vaut pas pour les garçons[30]. Le même phénomène s’observe à la CBES de Chicoutimi de 1963 à 1977, dans la mesure où la question de la sexualité des jeunes filles est très présente dans les dossiers, mais brille par son absence dans le cas des garçons. La période qui nous intéresse, soit les années 1960-1970, est marquée par de profonds changements. Elle voit émerger une nouvelle culture jeune, dont les images les plus prégnantes demeurent, dans l’imaginaire collectif occidental, Woodstock et Mai 1968. Ces décennies associent la jeunesse et la révolution, laquelle s’exprime notamment dans un bouleversement des moeurs et de la sexualité. Sous cette impulsion, les codes traditionnels, entre autres ceux de la famille, sont ébranlés. La jeunesse qui s’affirme et gagne en autonomie occupe une nouvelle place dans la société, en même temps que le cadre familial auquel elle appartient se transforme grandement. Dans ce contexte, la volonté de protéger les jeunes filles contre une déferlante de « mauvaises influences » et de contrôler leur sexualité n’est sans doute pas surprenante.

Les dossiers relatifs aux garçons, pour leur part, font plutôt état de difficultés liées au milieu scolaire, de comportements agressifs ou colériques pouvant parfois aller jusqu’à des actes de violence. Ils sont parfois soupçonnés d’actes criminels, comme des vols, sans que des accusations soient portées. C’est le cas de Georges, 15 ans, dont le père porte plainte en 1974, alléguant que son fils

perd son temps à l’école depuis 2 ans, [qu’] il n’a plus rien à faire avec lui, il ne peut plus fonctionner dans un milieu scolaire normal. D’ailleurs, depuis 1 mois il s’absente de l’école à l’insu de ses parents, il ne fait rien, ne travaille pas afin de gagner certains revenus et ne reçoit pas d’argent de ses parents. Pourtant le jeune arrive chez lui avec de l’argent de poche et de la marchandise qui ne lui appartient pas, mais qu’il conserve néanmoins[31].

Si les jeunes filles nécessitent la protection de la Cour, alors que leurs actions laissent présager l’adoption de comportements sexuels actifs, les dossiers des garçons témoignent quant à eux d’une crainte liée à des comportements jugés délinquants. Dans les deux cas, tant pour les garçons que pour les filles, la protection a donc pour but de prévenir un plus grand mal. Comme l’a souligné David Niget, il semble que le développement du champ de la protection de la jeunesse, qui s’est structuré entre autres sous l’égide des spécialistes du crime, s’opère selon un principe faisant du crime un événement prédictible et donc possiblement évitable par des actions préventives[32]. Le cas de Julien, 14 ans, est en ce sens très intéressant. Dans la plainte déposée au tribunal par son père, il est mentionné que

l’enfant est présentement sur une très mauvaise pente, n’écoutant plus ses parents, ne respectant pas l’autorité paternelle, il fréquente de mauvais compagnons et se laisse entraîner par des garçons plus vieux que lui, il entre très tard le soir et découche sans avertir ses parents, il a besoin d’être placé en institution où il sera suivi et où il pourra revenir dans le droit chemin[33].

Ainsi, les comportements de Julien, qui ne sont pas des délits criminels, le mèneront malgré tout devant le tribunal, et ce, dans le but de le protéger et de prévenir une éventuelle aggravation de la situation. C’est également pour assurer sa protection que Thérèse va être convoquée à la Cour à la suite d’une plainte de son père affirmant que l’homme qu’elle fréquente « représente un risque très dangereux pour l’avenir de [Thérèse][34] ».

Si les garçons et les filles de notre échantillon comparaissent à la Cour pour des motifs différents, l’objectif de ces comparutions n’en demeure pas moins le même, soit protéger et prévenir. En vue de l’atteinte de cet objectif, l’article 15 confère au juge un immense pouvoir discrétionnaire, de manière à ce que puissent être adoptées des mesures orientées par le meilleur intérêt de l’enfant. Reste à savoir si le meilleur intérêt de l’enfant se décline différemment à la Cour suivant le genre des personnes accusées.

Les décisions de la Cour

Pour la première moitié du 20e siècle, Véronique Strimelle a démontré qu’à la Cour des jeunes délinquants, les inquiétudes liées aux comportements moraux et sexuels des jeunes filles, en plus de motiver la comparution de ces dernières, justifiaient également leur institutionnalisation[35]. Les études qui se sont intéressées aux décennies suivantes, pour les cas présumés de délinquance juvénile, ont pour leur part indiqué que l’institutionnalisation demeurait très importante dans les années 1950 et 1960, mais qu’à partir des années 1970, les juges auraient eu de moins en moins souvent recours aux placements institutionnels[36]. Qu’en est-il pour les garçons et les filles présumés être « exposés à des dangers moraux ou physiques » ? Pour répondre à cette question, nous avons compilé dans le tableau 4 les décisions rendues par la CBES de Chicoutimi dans les dossiers constituant le groupe 2 de notre échantillon.

Tableau 4

Décisions rendues par la Cour, groupe 2, selon le genre des personnes accusées

Décisions rendues par la Cour, groupe 2, selon le genre des personnes accusées

a Pas de décision dans le dossier.

Source : ANQ-S, fonds de la Cour de bien-être social, TL 509, S14, SS46, 1963-1977

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Ce tableau permet de constater que, si les garçons et les filles comparaissent pour des raisons différentes, les décisions rendues à leur égard sont assez similaires. En effet, lorsque les procédures sont menées à terme, c’est-à-dire que la plainte n’est ni rejetée ni abandonnée, les personnes mineures « exposé[e]s à des dangers moraux ou physiques » en raison de leur comportement sont dans la majorité des cas placées en institution. Dans le même ordre d’idées, le tableau suivant montre que le recours à l’institutionnalisation demeure une solution importante dans les années 1970 et que le taux d’utilisation de mesures probatoires reste relativement stable.

Tableau 5

Décisions rendues par la Cour, groupe 2, selon la décennie

Décisions rendues par la Cour, groupe 2, selon la décennie

a Pas de décision dans le dossier.

Source : ANQ-S, fonds de la Cour de bien-être social, TL 509, S14, SS46, 1963-1977

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Ces données, qui indiquent que l’institution demeure la panacée pour « protéger » les personnes mineures « exposé[e]s à des dangers » pendant toute la période considérée, sont somme toute étonnantes. En effet, à partir de la seconde moitié du 20e siècle, l’internement de jeunes va de moins en moins de soi. La critique de l’institutionnalisation qui couvait dans les années 1920 et 1930 explose dans l’après-guerre, pour ensuite culminer dans les années 1960[37]. Une vague de désinstitutionnalisation déferle sur le Québec dans les années 1960 et 1970, qui remet en question la pertinence de l’internement de plusieurs catégories d’individus[38]. En ce qui a trait aux jeunes, les experts de l’enfance vantent depuis les années 1930-1940 les bienfaits de la famille, tout en dénonçant les effets délétères de l’institutionnalisation sur les enfants[39]. Ainsi, comme l’exprime bien Chantale Quesney, un des objectifs prioritaires en matière d’enfance pendant les années 1960 est de « vider les crèches » et les orphelinats[40]. Concernant plus spécifiquement les personnes mineures qui ont comparu devant la CBES pour délinquance, l’étude de Frédéric Moisan permet de constater que, durant la décennie suivante, les mesures probatoires sont de plus en plus souvent favorisées au détriment de l’institutionnalisation[41]. Comment expliquer alors que, dans les cas d’enfants « exposés à des dangers », l’institution continue de jouer un rôle prédominant, et ce, tant pour les garçons que pour les filles ? Tout en demeurant prudent, du fait du nombre très limité de dossiers constituant le groupe 2 de l’échantillon, il est possible de proposer quelques pistes de réflexion.

Comme nous l’avons déjà mentionné, dans les dossiers consultés, ce sont généralement les parents qui sont à l’origine de la plainte formulée contre leur enfant. Plusieurs travaux ont déjà souligné l’impact des familles au tribunal et ont avancé que les pratiques judiciaires étaient influencées par les « stratégies familiales[42] ». Concernant plus spécifiquement les personnes mineures, Véronique Strimelle a démontré qu’à la CJD, les interventions du juge pouvaient parfois être utilisées par les parents pour donner une leçon à l’enfant ou encore affermir leur position d’autorité[43]. Ainsi, il est fort probable que le rôle des parents qui déposent une plainte contre leur enfant à la CBES ne se soit pas limité à cette action et que les décisions de la Cour reflètent dans une certaine mesure leur volonté. L’exemple de Martin offre un cas de figure intéressant[44]. Il comparait devant la CBES à la suite d’une plainte de ses parents, qui affirment qu’il ne va plus en classe, qu’il a menacé sa soeur avec un couteau, qu’ils n’ont plus d’autorité sur lui, qu’il est arrogant, exigeant et très coléreux. Les parents qualifient leur fils de prédélinquant incontrôlable. Après une première comparution, le juge commande une enquête familiale et sociale. L’enquête révèle que le père est âgé de 79 ans, mais qu’il est un bon parent, tout comme la mère de l’accusé. Pour sa part, le sujet, âgé de 13 ans, refuse d’aller à l’école et de se coucher à des heures raisonnables, fait des colères, sort le soir avec une « gang » pour aller à la salle de billard ou au restaurant et « dévore » les émissions de télévision. À la suite de ce rapport, le juge demande des investigations plus poussées. Un examen clinique établit que l’enfant ne peut pas être considéré comme délinquant et recommande un retour à la maison ou un placement en pensionnat. En réaction à cette expertise, le père de l’accusé fait valoir devant le juge qu’il est âgé, malade et qu’il n’est pas en mesure de payer pour le collège. À la lumière de ces informations, le juge opte finalement pour un placement en école de protection de la jeunesse, plus précisément au Manoir Charles-de-Foucault. Cet exemple nous donne à penser que, dans certains cas, les parents s’adressent à la Cour dans le but d’obtenir le placement de l’enfant dans une école de protection. La chose n’est pas étonnante puisque l’admission dans ce type d’institution nécessite généralement une ordonnance de la Cour. En fait, la porte d’entrée des services sociaux se situe très majoritairement au tribunal, ce qui pourrait expliquer le choix de certains parents de judiciariser les comportements de leurs enfants.

L’histoire de Line, 15 ans, qui comparait à la suite d’une fugue, est intéressante pour comprendre les motivations de certains parents qui ont recours à l’article 15 de la LEPJ[45]. Dans ce dossier, la mère de l’accusée expose au tribunal qu’elle ne veut pas que sa fille « couraille » en ville, qu’elle a de mauvais amis, n’aime pas l’étude, ne veut pas faire un « pouce » d’ouvrage dans la maison et qu’elle s’est « gâtée au local des missiles, une fois elle est arrivée bien chaude »[46]. La Cour demande une évaluation de la situation, laquelle révèle que les parents sont dépassés par les événements et que la jeune fille a effectivement de mauvaises fréquentations, qu’elle consomme de l’alcool, qu’elle a des relations sexuelles et refuse d’aller en classe. À la lumière de ces informations, le juge réclame une évaluation psychiatrique. Cette évaluation démontre que Line n’est pas psychotique ni prépsychotique, et que les inquiétudes des parents viennent surtout du comportement sexuel de la jeune fille. Par ailleurs, le psychiatre rapporte que les parents s’en remettent aux psychiatres pour traiter leur fille, puisqu’une « adolescente qu’ils connaissent dans leur milieu a été traitée en psychiatrie et est devenue une fille modèle et respectueuse envers ses parents. Ils désirent que Line devienne ainsi ». Le psychiatre affirme également ne pas avoir observé de traits dépressifs chez la jeune fille, sujet d’inquiétude pour la mère qui prétendait craindre un suicide. Le rapport recommande que Line soit placée comme aide familiale dans un foyer et qu’elle retourne chez ses parents lors de ses congés. Le psychiatre insiste sur ce point, puisqu’après avoir parlé de cette possibilité avec les parents de Line, ceux-ci ont envisagé de fermer leur porte à leur fille et de louer sa chambre « pour se faire un revenu supplémentaire ». Finalement, la jeune fille suivra une psychothérapie.

Ainsi, dans certains cas, la volonté des parents semble être un élément important dans les décisions rendues par la Cour. Néanmoins, le tribunal n’est assurément pas qu’un simple outil visant à satisfaire les demandes parentales, comme le démontre le cas de Lison[47]. Cette jeune fille comparait en vertu de l’article 15 à la suite d’une fugue pendant laquelle elle se serait adonnée à la prostitution et à la boisson. Les parents de l’accusée souhaitent que celle-ci soit placée en institution. Cependant, l’enquêteur chargé de faire état de la situation se dit « sceptique quant à la réhabilitation [de Lison] dans une institution… où elle nuirait beaucoup plus aux autres pensionnaires qu’elle pourrait se réhabiliter ». Le juge suit les conseils de l’agent de probation et place plutôt Lison en probation.

Il est également possible d’envisager les plaintes abandonnées, qui sont somme toute assez présentes dans l’échantillon, comme des actes relevant d’une stratégie de la part des parents. Par exemple, en 1972, le père de Maryse va porter plainte contre sa fille qui a fui le domicile depuis quelques jours et qui, selon lui, aurait acquis lors de ses fugues (ce n’est pas la première, mais il n’a pas rapporté les précédentes une indépendance prématurée, ce qui est un mauvais exemple pour ses soeurs[48]. Toutefois, assez rapidement après le retour de l’enfant, le père s’adresse au procureur pour demander le retrait de la plainte. Le procureur lui conseille d’attendre quelques jours pour s’assurer d’abord de la bonne conduite de sa fille. Dans cet exemple, on le constate, la menace que l’on propose de faire peser sur l’enfant est à peine voilée. La possibilité de recourir au tribunal ainsi qu’au placement s’exprime également très clairement dans le cas de Carole, 14 ans[49]. Le psychiatre qui évalue cette dernière rapporte que la mère fait du « chantage » à sa fille en lui disant : « si tu ne te comportes pas comme il faut, je vais te placer… ». La menace de la mère est finalement mise à exécution et la jeune fille, accusée d’être « une enfant révoltée, au langage vulgaire qui n’accepte pas l’autorité », est placée à la Maison Notre-Dame-de-la-Garde.

Dans certains des dossiers consultés, les institutions qui vont accueillir les personnes mineures recommandées au placement sont indiquées. Les Maisons Notre-Dame-de-la-Garde et Marie-Fitzbach semblent être les lieux d’hébergement les plus fréquemment retenus dans les dossiers de filles. Ces deux écoles de protection sont situées dans la ville de Québec, ce qui signifie qu’un placement en institution implique également une importante mise à l’écart de leur milieu. Sur ce point, la situation des garçons semble être relativement différente, puisque certains d’entre eux sont placés à Chicoutimi, plus précisément à l’Institut Saint-Georges. Cet établissement ouvert en 1961 accueille les garçons, mais ne reçoit les filles que pour des évaluations ou encore dans une unité de dépannage. Dans ces circonstances, il est permis de penser que le recours à l’institution sert des objectifs différents dans les cas des garçons et des filles. Cette idée mériterait de plus amples investigations.

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Ce texte proposait d’examiner les comparutions des personnes mineures présumées être « exposé[e]s à des dangers moraux ou physiques » à la CBES de Chicoutimi entre 1963 et 1977. Les données recueillies ont permis d’établir qu’autant de filles que de garçons ont comparu devant ce tribunal en vertu de l’article 15 de la Loi relative aux écoles de protection de la jeunesse. Toutefois, il semble que les motifs de judiciarisation de ces jeunes relevaient de préoccupations différentes selon leur genre. Les jeunes filles semblent plus fréquemment appelées à comparaître en raison de comportements, soupçonnés ou avérés, en lien avec leur sexualité. Ces résultats s’arriment à ceux qu’ont obtenus les recherches menées pour les décennies précédentes. Ils révèlent que si, dans les décennies à l’étude, la société québécoise est marquée par l’affirmation de la jeunesse et la libéralisation des moeurs qui redessinent les rapports garçon-fille ainsi que les rôles parentaux, à l’intérieur des murs des tribunaux, les motifs justifiant la comparution des jeunes filles présumées être « exposées à des dangers » semblent plutôt continuer à dépendre d’anciens modèles régulateurs. Ils montrent également qu’indépendamment du sexe des personnes accusées, le placement en institution est demeuré pendant toute la période à l’étude la solution la plus fréquemment favorisée par la Cour. Ces résultats semblent aller à l’encontre de la tendance qui se dessine pour les autres types de dossiers portés devant la CBES. Cette éventuelle singularité serait peut-être à mettre sur le compte des familles et de leur potentielle capacité à infléchir les décisions de la Cour.