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Quand paraît en français le livre de Samir Shaheen-Hussain, en 2021, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a rendu son rapport (2015), ainsi que l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2019), de même que, pour le Québec, la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (commission Viens, 2019). Enfin, l’Atikamekw Joyce Echaquan est décédée le 28 septembre 2020. Cela fait longtemps que s’empilent des rapports d’enquêtes publiques sur le traitement des Autochtones comprenant au minimum un chapitre sur la santé et présentant des recommandations pour lutter contre le racisme et améliorer les soins. C’est sur une chronologie débutant en 2017 que l’auteur, pédiatre urgentiste, ouvre son livre. Il y relate la dénonciation de la règle de non-accompagnement de Évacuations aéromédicales du Québec (ÉVAQ) des enfants transférés du Nunavik vers Montréal, le refus du ministre de la Santé d’alors de la changer, la campagne « Tiens ma main » (dont l’auteur est le cofondateur), les témoignages dans les journaux, la commission Viens et finalement l’abolition de cette règle fin 2018. C’est dans ce combat que s’est engagé le Dr Shaheen-Hussain, témoin de première ligne. Ce livre est la démonstration qu’il veut faire de l’existence du colonialisme médical au Canada.

Il se compose de quatre parties : la première porte sur les évacuations aéromédicales et la campagne « Tiens ma main ». La deuxième est consa-crée aux « failles structurelles dans le système de soins » et comprend de nombreuses définitions : égalité / équité, racisme systémique / structurel / institutionnel / relationnel, daltonisme (racial). L’auteur y explique des notions telles que les déterminants sociaux de la santé, les préjugés implicites, la culture médicale transmise dès la formation des médecins et le mythe de la méritocratie. La troisième partie a pour thème le « colonialisme médical et les enfants autochtones ». C’est la partie la plus longue, avec sept sections (deux ou trois pour les autres). J’y reviendrai. Enfin, la quatrième partie ouvre des voies vers la « décolonisation de l’avenir » et propose des recommandations. L’auteur y analyse les considérations financières qui iraient de pair avec les transformations requises pour une décolonisation du système et sa prise en charge par les Autochtones, notamment les Inuits (celles évoquées par le gouvernement québécois sont jugées non convaincantes). Il revient par ailleurs sur l’histoire du traitement de la tuberculose et la déportation, si l’on peut dire, de nombreux Inuits vers les hôpitaux et sanatoriums du Sud. Il en conclut que tout est affaire de volonté et de redistribution des richesses. Pour une véritable réconciliation, il faut un système de soins de santé décolonisé dans lequel l’ensemble des membres a pris conscience de l’histoire génocidaire et oppressive. Il appelle enfin à une société plus juste, de concert avec les autrices autochtones de la préface et de la postface, Cindy Blackstock et Ellen Gabriel.

Selon moi, ce livre s’adresse en priorité aux étudiants et professionnels de la santé (terme entendu de façon large). Il vise également les décideurs politiques et les hauts fonctionnaires. Il ne s’agit pas d’un ouvrage de recherche, mais d’une synthèse. Samir Shaheen-Hussain fait un solide travail de compilation d’un grand nombre de documents, articles de journaux et ouvrages universitaires, et établit ainsi une argumentation qui apparaît concluante. Les définitions et schémas mâcheront le travail de futurs conférenciers. Les points qui m’ont paru faibles sont tous relatifs à la troisième partie, qui est la plus historique. On a parfois l’impression que l’auteur se fonde sur une série de cas particuliers, comme les greffes de peau à Igloulik (chapitre 9), pour en tirer des généralisations. Ainsi, dans le chapitre 7, le passage sur l’extermination par la variole repose sur un seul auteur, Tom Swanky, dont les deux ouvrages portent sur la côte de la Colombie-Britannique. De même, le passage du chapitre 8 sur la malnutrition dans les pensionnats est centré sur les seules recherches d’Ian Mosby et porte surtout sur le Manitoba. Dans ce même chapitre, la partie sur les tests du vaccin BCG met mal à l’aise car elle laisse entendre que le vaccin est moins efficace que l’éradication de la pauvreté, mais elle ne dit pas que de très nombreux Autochtones étaient encore nomades à cette époque-là et ne se voyaient pas comme pauvres. Leur nomadisme était perçu comme une preuve de pauvreté et une cause de la tuberculose, et donc une « bonne » raison d’arracher les enfants à leurs parents pour les mettre dans des pensionnats. En outre, les Autochtones ont fait l’objet de campagnes de vaccination très tôt et leur taux de mortalité a baissé en conséquence. Ce reproche est minime dans la mesure où, d’abord, Shaheen-Hussain ne visait pas à documenter plus chacun des thèmes choisis, ensuite, l’effet d’accumulation des cas partout au Canada laisse peu de doute sur les préjugés des autorités en santé à l’égard des Autochtones, et enfin, les recherches actuelles montrent l’étendue des dommages infligés aux peuples autochtones ne serait-ce qu’au 20e siècle. L’auteur montre bien que les Autochtones pouvaient servir de cobayes et que leur consentement n’était pas jugé nécessaire. Ce n’est pas arrivé que « dans l’Ouest » ou de façon occasionnelle. Seulement au Québec, je pense aux travaux en cours sur la stérilisation des femmes autochtones menés à l’UQAT sous la direction de la professeure Suzy Basile (le thème étant abordé au chapitre 10) et à ceux de l’équipe d’Anne Panasuk pour l’application de la loi 79, qui autorise la communication de renseignements personnels aux familles d’enfants autochtones disparus ou décédés à la suite de leur admission dans un établissement de santé (thème du chapitre 11). Les deux commencent à rendre compte des réalités d’un portrait loin d’être complet. Rappelons que le volume 4 du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, « Enfants disparus et lieux de sépulture non marqués », avançait en 2015 comme chiffre approximatif un total de 3 200 enfants jamais rentrés dans leurs familles. En 2022, avec l’utilisation de géoradars, le nombre est déjà proche des 10 000.

En études autochtones, les sujets de ce livre sont connus. Les définitions variées seront familières au milieu de la recherche en sciences sociales. On ne peut donc que souhaiter que, outre les cohortes étudiantes et le personnel professoral de ces disciplines et domaines de recherche, cet ouvrage passe dans le plus possible de mains, afin que la dénonciation porte ses fruits, que la décolonisation du système devienne effective et que la réconciliation soit possible.