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Célèbre pour sa découverte du poète Émile Nelligan et pour sa préface à l’oeuvre de celui-ci, parue en 1904, Louis Dantin (de son vrai nom Eugène Seers) demeure une figure plutôt mystérieuse de la littérature québécoise. On connaît les grandes lignes de l’histoire tragique de ce prêtre défroqué obligé de s’exiler aux États-Unis, qui a vécu dans la pauvreté jusqu’à sa mort à Boston en 1945. Depuis la biographie publiée en 1948 par son ami et héritier littéraire Gabriel Nadeau, les recherches sur Dantin se sont amplifiées, produisant un vaste ensemble de textes — cahiers intimes, correspondance, articles critiques, poésie et un roman posthume — allant de 1883 (quand Seers / Dantin avait dix-sept ans) jusqu’à sa mort. Plusieurs travaux sur des aspects particuliers de ce corpus, produits par les membres d’une équipe menée par Pierre Hébert de l’Université de Sherbrooke, ont déjà paru. Et maintenant, avec sa magnifique « biochronique littéraire » de Seers / Dantin, Hébert nous offre une analyse en profondeur de la vie et de l’oeuvre de ce grand intellectuel tourmenté et lucide, et de l’influence considérable qu’il a exercée sur plusieurs jeunes écrivains et écrivaines du Québec des années 1930.

Conscient du caractère inévitablement réducteur d’une simple biographie, Hébert adopte une approche inspirée par la Chronique du mouvement automatiste de François-Marc Gagnon (1998) : une démarche qui lui permettra de suivre la vie de son sujet de façon chronologique tout en éclairant chaque étape par des textes de Seers / Dantin et d’autres textes, parfois contemporains des événements mais souvent écrits beaucoup plus tard. L’approche lui permet aussi d’intégrer à sa biographie une analyse de l’oeuvre, allant des textes religieux écrits quand Seers était prêtre de la congrégation du Très-Saint-Sacrement dans les années 1880 et 1890 jusqu’à ses nombreux articles parus dans des publications comme La Revue moderne et Le Jour dans les années 1920 et 1930. La matière est volumineuse et les sources très nombreuses (environ 2 500 lettres et plus de 400 études critiques rédigées par Dantin, ainsi qu’une multitude de lettres et d’articles par plusieurs autres acteurs importants de la littérature canadienne-française de l’époque). Hébert y navigue avec patience et passion. Il offre en outre une réponse définitive à ceux et celles qui, au cours des années, ont prétendu que Dantin était le véritable auteur des poèmes de Nelligan.

À son niveau le plus fondamental et concret, le livre d’Hébert consiste donc en une description dense et précise, année après année, de la vie et des écrits de Seers /  Dantin. Pour donner de la cohérence à son portrait, il propose de suivre deux axes, apparemment contradictoires, présents tout au long de la vie de Seers / Dantin : la présence du religieux, surtout de la figure du Christ, chez cet homme qui déteste l’Église et dont les idées politiques et sociales seront proches du communisme dans les années 1930 ; et la quasi idolâtrie du corps de la femme : « Ton corps est la chapelle où j’adore et je prie », écrit-il dans un de ses poèmes.

Hébert suit minutieusement la trajectoire de Seers / Dantin après 1903, l’année de son départ de Montréal en compagnie de Clothilde Lacroix et de son enfant. Le travail abrutissant de typographe auquel il est désormais condamné ne laisse aucun temps pour l’écriture, à laquelle il ne reviendra qu’au début des années 1920, avec la publication d’articles dans La Revue moderne. C’est une période où il souffre énormément de son statut de paria et de la condescendance de ses anciens collègues à son égard. À partir de 1916, il plonge dans une vie sexuelle parfois violente et proche de la pornographie, mais marquée par la présence de quelques grandes amours, captées dans des poèmes et dans un roman posthume. En 1927, il commence à recevoir des lettres de jeunes écrivains et écrivaines qui, ayant lu sa préface à l’oeuvre de Nelligan, lui soumettent leurs propres manuscrits. Le grand talent d’éditeur et de critique de Dantin se déploie de nouveau, facilitant l’entrée en littérature de plusieurs écrivains et écrivaines de la modernité au Québec : Robert Choquette, Jovette Bernier, Alfred DesRochers, Éva Sénécal, Simone Routier, Alice Lemieux et d’autres. De 1938 à 1942, Dantin contribue au Jour de Jean-Charles Harvey, proposant une critique radicale du capitalisme et de l’Église catholique inspirée par le New Deal de Roosevelt mais souvent jugée inacceptable par le rédacteur du journal, sensible à l’étroitesse du milieu canadien-français et au danger de la censure.

La pièce maîtresse du livre d’Hébert est probablement son analyse de l’hypothèse selon laquelle Dantin aurait été le véritable auteur des poèmes d’Émile Nelligan, hypothèse soulevée en 1938 par Valdombre (Claude-Henri Grignon) et reprise avec force par Yvette Francoli dans Le naufragé du vaisseau d’or. Les vies secrètes de Louis Dantin (2013). Hébert note avec précision, en s’appuyant sur de nombreuses affirmations de Dantin mais aussi sur le témoignage de plusieurs autres acteurs, tous les détails des interactions entre le père Seers et Nelligan. Son travail confirme la dénégation de Dantin face aux accusations de Valdombre : « Je n’ai jamais, au grand jamais refait ses poèmes … L’oeuvre est restée absolument la sienne : il saute aux yeux qu’elle n’est pas de moi, car elle n’exhibe ni mon style ni ma conception de la vie » (p. 497). Quant à la thèse de Francoli, Hébert fait remarquer qu’elle repose entièrement sur une analyse textuelle (par ailleurs contestable, car Nelligan aurait pu être influencé par ses discussions avec le père Seers en écrivant ses poèmes), tandis que la sienne est basée sur des faits bien documentés.

Pierre Hébert a ramassé et évalué toute la documentation disponible sur Eugène Seers / Louis Dantin, présentant le portrait d’un homme divisé, tiraillé entre son côté passif (Seers) et un autre côté passionné et capable de violence (Dantin) ; un mystique dont les objets d’amour sont le Christ et la femme ; un homme extrêmement intelligent et lucide, attaché à un Québec trop borné pour accueillir sa pensée ; un homme fidèle à un Dieu de bonté et de compassion, qui a résisté de toutes ses forces aux efforts de l’Église pour le ramener au bercail à la fin de sa vie ; et surtout un grand critique, voué à une conception de l’art qui dépasse toute idéologie ou croyance, et un mentor hors pair qui a ouvert les portes de la littérature à plusieurs jeunes écrivains et écrivaines, dont le premier fut Émile Nelligan.