Voyageur infatigable, à la fois politiste, sociologue, géographe et historien des relations internationales, André Siegfried (1875-1959) fait partie des grands universitaires et intellectuels de la IIIe République, dont il incarne une figure nouvelle : celle de l’expert. Le public français le connaît bien pour son Tableau politique de la France de l’Ouest (1913). Siegfried, qui y théorise une dichotomie aussi fameuse que déterministe entre France du granit et France du calcaire, est reconnu depuis cette publication comme l’un des fondateurs de la géographie électorale dans l’Hexagone. Gérard Fabre, chargé de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales et spécialiste de l’histoire des relations culturelles franco-québécoises, propose ici d’explorer un versant de la biographie de Siegfried pour lequel il est bien mieux connu au Nouveau Monde : ses activités de canadianiste. Avec Firmin Roz, il est certainement le premier Français que l’on peut qualifier ainsi, tous deux étant l’émanation intellectuelle de « l’abandon de l’abandon » — autrement dit, de la renaissance des liens franco-canadiens qui avaient souffert à la suite de l’intégration du Canada à l’Empire britannique. C’est une lacune importante que vient combler cet ouvrage bref mais très efficace : dès l’entre-deux-guerres, Siegfried fut reconnu comme l’un des maîtres à penser de l’histoire des relations franco-canadiennes, sans que cela ne fasse jamais l’objet d’une monographie. Gérard Fabre s’appuie pour l’essentiel sur les archives que Siegfried a laissées à l’Institut d’études politiques de Paris, où il enseigna toute sa carrière, ainsi que sur quelques dossiers du fonds du comité France-Amérique de Montréal, pour dégager ce qui fait la spécificité de la vision canadienne du géographe français. Et c’est sous les traits du sociologue et du politiste, bien davantage que sous ceux du géographe vidalien, que les papiers de Siegfried le dépeignent lors de ses voyages au Canada. Après être revenu sur les origines familiales de Siegfried (Havrais déjà tôt tourné vers l’Atlantique), Fabre décrit les sources auxquelles il s’est intellectuellement nourri : la doctrine leplaysienne, mais également un républicanisme radical, anticlérical, mâtiné d’un attachement profond au protestantisme social. Son premier voyage au Canada, en 1898, le fait déjà envisager la jeune fédération sous l’angle du carrefour de cultures, de civilisations et, pour le paraphraser, de « races » : il commet ainsi en 1906 Les deux races, tableau des splendeurs et misères du binationalisme canadien. Fabre met en valeur la finesse et la complexité de la perception que Siegfried a du Canada, vaste ensemble à la fois influencé par les États-Unis, l’Empire britannique et l’Europe continentale. Surtout, et à rebours d’une historiographie qui a très longtemps mis l’accent sur la proximité entre Français et Canadiens français, il montre très bien que Siegfried privilégie pour le Canada une voie impériale. Anglophile convaincu, très proche des milieux libéraux fédéraux, grand admirateur de Wilfrid Laurier, Siegfried voit dans le maintien de la tutelle de Londres la garantie de la cohésion nationale. Pour autant, il redoute l’américanisation rapide du pays, et c’est pour ériger contre elle un rempart qu’il appelle à cultiver, au Canada, le particularisme canadien-français. Jouant sur ces deux tableaux, Siegfried jouit d’une reconnaissance importante : ses travaux sont lus, accueillis favorablement par les Britanniques et les Canadiens anglais, et respectés des Canadiens français — hors des milieux les plus farouchement nationalistes, qui voient en Siegfried un protestant acquis à la cause impériale. Gérard Fabre n’a pas oublié ses premières amours que sont l’histoire et la sociologie du voyage transatlantique dans cet ouvrage : loin d’être le simple résumé d’une « doctrine Siegfried », aussi originale qu’elle soit, le livre donne un aperçu complet des réseaux de sociabilité …
Fabre, Gérard. Le pari canadien d’André Siegfried. Québec, Presses de l’Université Laval, 2021, 156 p.[Record]
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Arnaud Chaniac
Université de Montréal et Université de Nantes