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Quelles sont et où sont les populations métisses du Canada ? La réponse à ces deux simples questions n’est pas aussi évidente qu’il y paraît, et elle a pris une très grande importance depuis que la Charte canadienne des droits et libertés a reconnues ces populations comme Autochtones, au même titre que les Premières Nations et les Inuits. Si les critères servant à définir leurs communautés ont été établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Powley de 2003, leur interprétation prête encore à controverse entre le Ralliement national métis ou Métis National Council et les associations métisses de l’est du Canada qui revendiquent leur appartenance métisse. Pour le premier, la seule nation métisse est originaire de la Rivière-Rouge ; elle s’est dispersée dans les Prairies et est devenue pratiquement silencieuse sous l’effet de la discrimination britanno-ontarienne et eurocanadienne. Cette définition exclut toute autre communauté, comme le Ralliement se présente dans Les Métis, un volume de l’Atlas des peuples autochtones du Canada du Canadian Geographic (Ottawa, Société géographique du Canada, 2018, p. 8-9).
Dans un tel contexte, impossible d’ignorer le débat juridique et politique qui touche la reconnaissance des communautés métisses de l’est du Canada. Des experts universitaires, historiens, anthropologues et sociologues, nient leur existence et traitent cette position de « révisionnisme historique » et de « mythologie du métissage » (voir l’article de Darryl R. Joseph Leroux paru en 2018 dans la revue Politiques et Sociétés). D’autres experts affirment au contraire l’existence de ces communautés en se référant à l’ethnogénèse, un champ de recherche qui remonte aux années 1980, comme le rappelle Étienne Rivard dans « Les sentiers battus de l’ethnogénèse métisse au Québec » (Francophonies d’Amérique, 2015-2016).
Les deux ouvrages recensés sont de la seconde catégorie. Quoique publié après le collectif de Michel Bouchard, Sébastien Malette et Guillaume Marcotte, celui écrit par Marcotte seul vient historiquement en premier, comme mémoire de maîtrise soutenu en 2018 à l’Université de Saint-Boniface. Sa primauté relève aussi de son sujet, les freemen du corridor des rivières Outaouais et Abitibi reliant Fort Moose et la baie James à la région de Montréal, ces hommes du milieu du 19e siècle qui sont à l’origine de la communauté métisse de l’Outaouais. Le collectif traite de l’histoire et de l’existence continue de ces communautés de Bois-Brûlés, plus particulièrement celle de Maniwaki (autrefois rivière Désert) dans la haute Gatineau.
Les chercheurs utilisent l’ethnohistoire comme cadre méthodologique, que Marcotte définit à la suite de Roland Viau (2015) comme « l’ethnographie d’une population autochtone à une époque donnée de son histoire et en reconstituant divers aspects de sa culture » (Marcotte, p. 7). Marcotte insiste aussi sur le concept de l’ethnogénèse métisse, définie comme « le processus ayant favorisé l’émergence d’une identité métisse à partir du vécu de ces familles de gens libres » (ibid., p. 8) et sur l’agencéité, c’est-à-dire la capacité de ces derniers de mener leur vie en passant du statut d’homme libre à celui d’un engagé en mesure de négocier ses conditions d’emploi.
Le collectif, pour sa part, s’en tient à l’enquête ethnohistorique, une « approche bien connue des chercheurs dans le domaine des études métisses » (Bouchard et al., p. 3). Ils sont guidés par huit critères distinctifs, à savoir les sept qu’utilise une série de rapports ethnologiques ontariens, soit l’origine, l’expérience commune, la reconnaissance culturelle, la structure sociale, les éléments politiques et idéologiques, les éléments géographiques et les éléments culturels, auxquels ils ajoutent les ethnonymes métis (ibid., p. 45). Ils définissent deux concepts de base : la communauté selon Victor Azarya comme « une entité sociale qui peut exister selon diverses formes d’attachement et / ou de sentiment d’appartenance … menant à une identité partagée … » (ibid., p. 7) et la culture vue comme « le fruit de synthèse originales entre des éléments amérindiens et européens dans un contexte sociohistorique précis » (p. 11).
Les auteurs ont puisé à de multiples sources : les registres de baptêmes, mariages et sépultures de la Genealogical Society of Utah à Salt Lake City ; la base de données des contrats de voyageurs et les documents de la Société historique de Saint-Boniface ; les recensements du Canada de 1861, 1871 et 1881 ; les riches archives de la Compagnie de la Baie d’Hudson ; les rapports d’arpenteurs ; ceux des agents fédéraux responsables de la réserve de Maniwaki ; et les écrits missionnaires comme la chronique des Oblats de 1841 à 1893. En grande majorité analphabètes, les gens libres et les Métis, hommes et femmes, n’ont pas laissé d’écrit, mais ils ont transmis leur histoire oralement, par des récits publiés dans le journal communautaire L’Alliance et, surtout, par les témoignages de plusieurs descendants recueillis dans le cadre de la chaire de recherche du Canada « sur l’identité métisse » et sa successeure « sur le statut de Métis au Canada : agencéité et enjeux sociaux » du professeur Denis Gagnon de l’Université de Saint-Boniface.
Il ressort des deux ouvrages une communauté métisse historique et contemporaine en continu dans l’Outaouais, plus particulièrement à Maniwaki. La traite des fourrures constitue sa matrice ethnoculturelle, avec les gens libres du corridor de l’Outaouais, des Canadiens (français), parfois des Écossais, mariés habituellement à des femmes de l’une des différentes Premières Nations du corridor, et de plus en plus de Métis et de Métisses.
Les gens libres ont construit, en français et en michif, le mode de vie métis de la région. Ils l’ont élaboré en intégrant la culture française, langue et religion, et le mode de vie autochtone. Ils connaissaient les langues autochtones et entretenaient des liens étroits avec les Premières Nations. Anciens employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson, ils faisaient la traite à leur propre compte et ils subsistaient de la pêche, du piégeage, de la chasse, de la cueillette, d’un peu de jardinage et d’artisanat commercial. Ils étaient très mobiles et l’emplacement de leurs cabanes individuelles était connue, de même que celle de leurs lieux de rassemblement comme au lac Sainte-Marie où ils se sont d’abord fixés comme squatteurs. Ils se sont adaptés au front forestier, comme raftsmen (cageux) ou forestiers, et au front pionnier en se transplantant sur un lot à Maniwaki. Surtout, ils ont profité de leur connaissance intime du terrain pour louer leurs précieux services comme guides, éclaireurs et hommes de canot pour les missionnaires, les arpenteurs gouvernementaux et les exploitants forestiers. Ces « observateurs » les nommaient Canadiens (français), Métis (en plusieurs variations), half-breeds ou « Indiens », noms qu’ils attribuent souvent à la même personne. Cette fluidité identitaire est une composante de l’ethnogénèse métisse, selon Marcotte.
Dès la fin du 19e siècle, les autorités gouvernementales ont nié leur existence collective et les ont plutôt identifiés individuellement comme « Indiens » ou comme « Blancs », en dépit d’une demande infructueuse de reconnaissance officielle comme partie d’une communauté mixte en 1874. Les missionnaires voulaient les assimiler aux « Blancs » par la pratique de l’agriculture. Mais la communauté s’est continuée dans le silence, même si certains membres ont préféré s’identifier comme « Indiens » ou « Canadiens » pour éviter la discrimination des autorités et de la population blanche environnante.
C’est à la fin des années 1960, l’époque du « réveil indien » à la suite du Livre blanc du gouvernement fédéral, que les Métis de l’Outaouais ont retrouvé la parole, une parole et une identité qu’ils n’avaient pas perdues mais plutôt cachées. Démonstration de la continuité et de l’actualité de la communauté métisse, la volumineuse annexe du collectif présente les 19 « Principales familles métisses dans la vallée de la Gatineau » et tisse les liens qui, depuis le milieu du 19e siècle, les unissent entre elles et même avec des familles de l’Ouest, comme la famille de la Métisse Marie-Louise Riel, qui a accueilli Louis Riel en Outaouais après 1870, liens mémoriels qui se sont maintenus jusqu’à nos jours.
Selon ces chercheurs universitaires, « Les Métis de l’Outaouais se considèrent toujours comme un peuple distinct » (Bouchard et al., p. 2). Et leur étude suggère « fortement » qu’il y a « au moins une communauté historique régionale d’ascendance mixte amérindienne et eurocanadienne décrite par différents observateurs depuis au moins 1830 comme Métis, mixte, mixed-blood, Half-breeds, métifs, Bois-Brûlés, et ce de façon collective et distinctive » (ibid., p. 230). Même si leur étude suit de près les critères énoncés dans l’arrêt Powley, il reviendra aux tribunaux et, ultimement, à la Cour suprême du Canada de statuer si les Métis de l’Outaouais sont bel et bien des Autochtones au sens de la Charte canadienne des droits et libertés, avec les droits qui y sont rattachés.
L’ouvrage de Marcotte aurait bénéficié d’un index, mais c’est une absence mineure dans l’ensemble de deux méticuleux ouvrages qui ajoutent un important segment à la population métisse canadienne, au-delà des Prairies, et qui apportent une grande contribution aux études franco-canadiennes.