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Le Mercure galant conquiert de nombreux abonnés français et étrangers grâce aux stratégies de fidélisation déployées par son fondateur, Jean Donneau de Visé (1638-1710). Cette entreprise éditoriale reçoit l’aval du jeune Dauphin, Louis de France, un appui qui a dû faciliter l’ajout de planches, la production d’un contenu illustré étant alors particulièrement onéreuse en raison du nombre d’agents de production (dessinateur, graveur, inscripteur, imprimeur) qu’elle sollicite[1], mais se justifiant du fait que la valeur commerciale du Mercure galant profite de la valeur esthétique de la gravure. Le renouvellement du privilège d’impression est propice à l’addition d’une clause spécifique aux estampes qui défend l’impression et la vente des planches ailleurs que dans le Mercure galant[2]. Cette protection légale dissuade les contrefacteurs et récompense la vigilance du public en offrant une rétribution aux dénonciateurs[3]. À l’évidente fonction d’embellissement des gravures s’ajoute celle, plus pragmatique, de l’identification des contrefaçons, car la présence des planches, vignettes et ornements garantit l’authenticité de la publication[4].

C’est donc pour rendre son recueil périodique[5] « moins indigne » de la protection du Dauphin, pour encourager les abonnements et pour se prémunir de la concurrence que Donneau de Visé entend faire graver dès janvier 1678 « trois ou quatre Planches [par volume], suivant les Sujets dont le Mercure parlera[6] » : sciences médicales et naturelles, astronomie, archéologie, beaux-arts, plans des tablées de réceptions royales, tables généalogiques, cartes, vues diverses, médailles, jetons, modes vestimentaires, airs notés et énigmes. En regard de cette pluralité thématique, Barbara Selmeci Castioni et Adrien Paschoud détectent l’ambition encyclopédique du Mercure galant, sous la rhétorique galante qui fait sa singularité[7] et le distingue de ses concurrents directs tels que la Gazette de Théophraste Renaudot (1586-1653)[8].

Malgré la table analytique des planches dressée par Monique Vincent[9], les gravures du Mercure galant restent méconnues. Le projet mené par l’Observatoire de la vie littéraire (OBVIL) vise à les rendre accessibles, un mandat sur lequel l’édition numérique des articles et leur indexation prennent néanmoins le pas[10]. Jennifer Montagu s’est intéressée aux énigmes gravées, lesquelles entremêlent iconographies religieuse et mythologique[11], tandis qu’Anne Piéjus s’est consacrée à l’étude des airs notés[12]. Alors que Susannah Carson a démontré que la fabrique de l’identité passe par l’émulation vestimentaire en analysant les gravures de mode[13], Pascale Cugy a examiné le potentiel érotique de ce corpus[14]. Enfin, Castioni a retracé les origines du programme gravé du Mercure galant en insistant sur sa fonction mémorielle[15], et s’est penchée sur le projet avorté du catalogue d’estampes qui devait accompagner les livraisons mensuelles du Mercure galant[16].

Ces travaux n’ont toutefois pas mené à une réflexion sur la place des images de l’Amérique. Il est vrai que seules cinq planches ont été publiées dans le Mercure galant entre 1678 et 1715 et que celles-ci constituent un ensemble relativement homogène de cartes et plans offrant une vue d’ensemble de batailles livrées sur diverses îles de l’archipel antillais. Pourtant, Donneau de Visé façonne et supporte l’imaginaire littéraire et imagé de l’Amérique à travers les relations et les nouvelles qu’il fait imprimer et les livres dont il fait régulièrement la promotion, parmi lesquels des récits de voyage illustrés. C’est pourquoi il convient d’examiner les gravures du Mercure galant à l’aune d’autres représentations visuelles de l’Amérique, comme les almanachs que publient les éditeurs d’estampes parisiens, afin d’en distinguer les stratégies éditoriales, de mieux comprendre le rapport au lectorat et ainsi de mieux saisir la constitution de la culture visuelle de l’Amérique en France.

Ornements et outils de visualisation de l’actualité[17], les gravures topographiques des Antilles (fig. 1 à 4) ont un rôle médiatique essentiel puisqu’elles sont des supports inédits de figuration et de diffusion des savoirs[18]. Si les almanachs, à l’instar de celui que débite Nicolas Langlois en 1696 (fig. 7), relatent les hauts faits de l’année précédente, ce récit répond plus à un souci d’historicisation qu’à une volonté strictement didactique. Enfin, les médailles, telle celle du brûlement de la flotte hollandaise devant le port de Tobago dont le revers est reproduit dans le Mercure galant en 1682 (fig. 5), en plus de participer à l’écriture d’une histoire métallique de la France, revêtent, par la durabilité de leur matériau, une fonction commémorative qui se prolonge dans le temps. Ces gravures et médailles diffusent un discours encomiastique, moins dans un dessein propagandiste que pour renforcer la gloire du roi[19]. Trois catégories d’images sur l’Amérique, trois modes de pérennisation au service de Louis XIV : c’est ce que nous tâcherons de faire valoir.

Instruire : les cartes et plans des batailles

Seules cinq gravures ont illustré les 66 relations et 217 nouvelles relatives aux Amériques identifiées dans le Mercure galant. Leur exécution ne résulte pas d’une curiosité ethnographique ou naturaliste à l’instar de celles qui supportent d’autres entreprises éditoriales dont la parution est parfois annoncée dans le périodique. À titre d’exemple, la description de la carte de l’Amérique dressée par Nicolas de Fer (1647-1720)[20] et gravée par Herman Van Loon (v. 1649-17??)[21] ne parvient pas à rendre compte de sa richesse visuelle ou de sa portée didactique. Fondée sur les plus récentes observations de l’Académie royale des sciences, cette carte est entourée d’une bordure « historiée & tres-curieuse[22] » et de plusieurs vignettes et cartouches qui renseignent sur l’historiographie des découvertes territoriales, les topographies régionales, l’emplacement des villages autochtones, les particularités culinaires des Mexicains (la fabrication du chocolat) et des boucaniers (le fumage des viandes), et décrivent avec force détails l’habitat des castors du Canada[23]. Le rédacteur du Mercure galant signale aussi la publication d’ouvrages illustrés, tels que la Relation d’un voyage fait en 1695, 1696 & 1697… de François Froger et la réédition de l’Histoire des Yncas, Rois du Perou de Garcilaso de La Vega[24].

Les cinq gravures relatives aux Amériques servent à illustrer les victoires coloniales de la France et à en conserver l’éclat pour la postérité. De par la relative rapidité de leur diffusion — seuls quelques mois séparent normalement la bataille de sa représentation —, ces gravures commentent une actualité géographiquement éloignée. Elles suppléent aux relations qu’elles sont censées illustrer en donnant à voir le condensé des événements, rejoignant ainsi l’exigence de brièveté du recueil périodique. Le choix du moment représenté — le point névralgique de la bataille — n’est pas anodin, car il répond à l’intérêt du lectorat pour l’amusement. Appréciée à distance à travers une lunette qui en gomme les atrocités, la guerre devient un spectacle dans les gravures : les officiers se meuvent dans un décor exotique, tandis que leurs actes héroïques honorent le roi et la nation. Hormis celle de la médaille de Tobago, les gravures sur l’Amérique dans le Mercure galant sont toutes des cartes, un genre alors en vogue et qui regorge d’informations factuelles utiles : « Rien n’est plus à la mode que les Cartes, ny d’un usage plus grand que celles qui découvrent les lieux où sont les Armées de France, & les Troupes de toutes les Puissances qui luy font la guerre[25]. » Bien que les cartes géographiques aient une place secondaire dans le Mercure galant, Nicolas Verdier soutient que ce recueil périodique construit « une habitude du discours sur la carte » en intégrant ponctuellement des commentaires sur ce sujet, abordé plus souvent sous l’angle de la curiosité que par celui de l’histoire par le rédacteur[26].

Deux relations publiées en mars et avril 1678 détaillent les offensives françaises menées à la fin de 1677 sur les îles de Gorée et de Tobago et à Cayenne, alors sous domination hollandaise. Au terme des combats, survenant quelques mois avant la signature des traités de Nimègue qui mettent théoriquement fin au conflit franco-hollandais (1672-1678)[27], la Hollande cède ces territoires. Trois gravures accompagnent ces récits : le Plan de l’Isle de Gorée (fig. 1), le Plan du Fort et Port de Tabago (fig. 2) et le Plan du Fort d’Orange (fig. 3). Dans le premier article, « Relation de Cayenne, de la prise du Fort d’Orange, de l’Isle de Gorée, et de ce qui s’est passé à Tabago, avec tous les Noms des Officiers des Vaisseaux[28] », le rédacteur glisse quelques mots sur la prise du fort d’Orange à Cayenne, mais en laisse la relation pour le mois suivant, « ayant trop de choses particulieres à [apprendre aux lecteurs] de la derniere affaire de Tabago[29] ». La relation s’ouvre sur une description de la prise de l’île de Gorée, au large du Cap-Vert, dont l’emplacement géographique en fait un port de relâche stratégique du trajet vers l’Amérique et permet à ses propriétaires de défendre les intérêts coloniaux tout en assurant un contrôle marchand de ses eaux[30]. D’ailleurs, en intégrant dans la même relation les prises des îles de Gorée et de Tobago, le rédacteur s’assure d’en souligner l’importance en insistant sur son puits, essentiel au ravitaillement en eau douce des équipages[31].

Figure 1

Plan de l’Isle de Gorée. Gravure anonyme publiée dans le Mercure galant, mars 1678, en regard de la p. 153.

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Figure 2

Plan du Fort et Port de Tabago. Gravure anonyme publiée dans le Mercure galant, mars 1678, en regard de la p. 163.

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Figure 3

Plan du Fort d’Orange [Cayenne]. Gravure anonyme publiée dans le Mercure galant, avril 1678, en regard de la p. 44.

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Le 13 août 1677, le comte d’Estrées, maréchal et vice-amiral de France, écrit à Jean-Baptiste Colbert pour lui annoncer son départ imminent vers Brest où l’attend la flotte en partance de Tobago qu’il doit commander[32]. Dans sa lettre, il évoque l’avantage d’une escale prolongée au Cap-Vert : « La grande diligence qui me paroist necessaire [pour reprendre Tobago aux Hollandais] semble ne permettre pas qu’on se détourne seulement de huict jours pour aller au Cap-Vert, mais permettez moy Monsieur de vous en demander encore vos ordres et vos sentimens, car J’avoue que j’ay quelque regret de laisser eschapper un butin si seur et qui pouroit desdommager la plus grande partie de l’armement[33]. » S’il ne mentionne pas explicitement l’île de Gorée, d’Estrées semble y faire allusion par la promesse d’un attrayant « butin ».

Les préparatifs du périple s’étendent sur plusieurs semaines. Enfin, le 3 octobre 1677, d’Estrée quitte Brest à bord du Terrible et, entouré de dix vaisseaux et de quelques flûtes et brûlots, vogue vers le Cap-Vert qu’il rejoint le 31 octobre. Pour faciliter son avancée et éviter d’alerter ses ennemis postés dans la rade de l’île de Gorée, d’Estrées ordonne de hisser un pavillon hollandais. Or, constatant le subterfuge, les Hollandais lancent une attaque contre les Français. Ceux-ci ripostent en détachant sept navires qui, dirigés par le comte de Sourdis (1634-1689), canonnent les forts[34]. Quant au marquis de Grancey (1626-1704), pour lequel d’Estrées a beaucoup d’estime[35], il est à la tête des 450 hommes qui parviennent à gagner le fort de Nassau[36]. Effrayés, les Hollandais se replient vers le fort d’Orange situé au sommet d’une montagne au sud de l’île, mais « sur la menace de les faire tailler en pieces s’ils ne mettoient bas les armes, ils se rendirent à discretion[37] ». En la comparant à la relation de la prise de Gorée parue dans la Gazette le 25 février 1678[38], la formulation du rédacteur incorpore une tension narrative à la simple énonciation de faits, ce qui lui confère valeur de divertissement et rappelle le programme galant du Mercure.

Le Plan de l’Isle de Gorée (fig. 1) est inséré en regard de la page 153, où se conclut l’épisode de la prise de l’île. Il est assorti d’une légende qui permet, grâce aux lettres de renvoi, de donner « une plus parfaite intelligence[39] » des moments forts du siège. Les vaisseaux français (M, N, O, P) et hollandais (L) sont ainsi clairement identifiés, de même que les forts de Nassau (A) et d’Orange (B). La supériorité numérique des Français est ici évidente, mais une stratégie visuelle supplémentaire, le jeu d’échelle entre les forces navales françaises et hollandaises, exprime avec quelle facilité la bataille fut gagnée. Quelques détails topographiques y sont également signalés, comme le chemin (D) reliant les deux forts qu’empruntent les Hollandais désertant le fort de Nassau, la montagne (H) sur laquelle se dresse le fort d’Orange et l’anse (Q) où les équipages français ont mis pied à terre. Pour le rédacteur, la gravure complémente le texte puisqu’elle permet aux lecteurs de visualiser la bataille racontée. Or, la légende comporte un détail qui n’apparaît nulle part dans la relation : « nos Sept vaisseaux qui Cannonnent les forts lesquels se rendirent apres avoir tiré environ 150 coups de Canon et les ennemis n’en tirerent que 25 ». Ce commentaire, peut-être connu trop tard par le rédacteur pour l’inclure dans la relation, confère à la gravure une relative autonomie vis-à-vis du texte qu’elle est censée illustrer et, par le fait même, en augmente la valeur narrative.

Après avoir saccagé les forts et les bâtiments et chargé leur butin à bord de leurs vaisseaux, les Français mettent le cap sur la Barbade où ils sont rejoints par quatre navires alliés en provenance de la Martinique. Ils mouillent à Tobago le 6 décembre, près d’un mois suivant leur départ de l’île de Gorée. Rapidement, ils érigent un campement et installent leurs canons et mortiers quelque peu en retrait, « à trois cens cinquante pas du Fort[40] », d’où ils lancent l’attaque le 12 décembre. L’une des trois bombes fait exploser le magasin de poudre, tuant l’amiral Jacob Binckes (v. 1640-1677) et « tous les Officiers qui disnoient avec luy[41] ». Ce détail, qui n’est pas rapporté dans la Gazette, sert à signifier que les Hollandais ont sous-estimé leurs ennemis, préférant manger plutôt que superviser leur défensive. Menés par le comte de Blénac (1622-1696), les Français pénètrent l’enceinte du fort et s’emparent des navires hollandais. Ici, le rédacteur renvoie ses lecteurs au Plan du Fort et Port de Tabago (fig. 2) placé en regard de la page 163 pour qu’ils en apprennent davantage sur l’armement de ces vaisseaux (I, L). D’autres additions inédites intégrées à la gravure complètent le texte, telles que les trajectoires des deux premiers obus (1, 2). Nonobstant l’amélioration des mortiers par M. Jaugeon[42], ceux-ci ne sont pas infaillibles : la première bombe se perd au-delà du fort, tandis que la seconde atterrit dans un marais. Cette digression, qui clôt la relation des prises de Gorée et de Tobago, loin de nuire au récit, ajoute à son intérêt. Matière scientifique et narration enlevée se côtoient, faisant de la relation un récit aussi divertissant qu’instructif. En outre, cette gravure démontre la volonté de l’artiste — ou était-ce celle du rédacteur ? — de rappeler que cette bataille succède à l’affrontement entre d’Estrées et Binckes au port de Tobago le 3 mars 1677, rapporté dans le Nouveau Mercure galant en juillet 1677 et commémoré par la médaille (fig. 5) présentée par Donneau de Visé à ses lecteurs en août 1687[43]. On trouve dans le Plan du Fort et Port de Tabago (fig. 2) trois navires nullement mentionnés dans la relation de 1678. La légende révèle que d’Estrées fut contraint d’abandonner le Précieux (G), puisqu’il s’était échoué dans la rade en mars, et que deux autres vaisseaux, hollandais ceux-là, échoués au même endroit, furent brûlés lors du combat (N).

La deuxième relation, « Ce qui s’est passé à la prise du Fort d’Orange[44] », plus succincte, raconte comment le chevalier de Lézy (1643-1687) est parvenu à reprendre le fort d’Orange de Cayenne aux Hollandais. L’aide précieuse des Autochtones qui « luy servirent de Guides[45] » dans la forêt environnante fut malheureusement ignorée par le graveur du Plan du Fort d’Orange (fig. 3). Son dessin est plus rudimentaire que celui des gravures précédentes — d’où, peut-être, le choix de ne pas y adjoindre de légende explicative — et intègre les seize canons qui protègent les flancs du fort. Cette gravure est insérée au début de la relation, en regard de la page 44 (et non de la page 45, comme l’indique l’avis pour les figures), reflétant ainsi mieux la stratégie de lecture que propose le rédacteur et qui vise à faire comprendre le texte par l’image : « Le Plan que j’ay fait dresser du Fort dont je veux presentement vous entretenir, vous fera plus aisément concevoir la maniere dont l’Attaque en a esté faite. Examinez-le, je vous prie, avant que de rien lire de ce qui en regarde le détail[46]. »

Il faut attendre vingt-six ans pour que soit publiée la troisième et dernière relation illustrée de l’Amérique dans le Mercure galant, et la gravure dont elle est assortie fait alors figure d’anomalie. En effet, le programme iconographique du périodique devient plus homogène à partir de 1700, et mise principalement sur l’engouement du lectorat pour les pièces musicales. Ainsi, le Plan de l’Isle de la Providence (fig. 4), qui paraît en mai 1704, est la seule gravure topographique que publie le Mercure galant depuis 1697. Les raisons de cette entorse ponctuelle au nouveau programme iconographique demeurent nébuleuses. La description de la prise des îles de la Providence et de Siguatey n’est pas de la main du rédacteur, mais de celle du gouverneur de Cuba, Don Juan Varón de Chaves[47]. On ignore comment le rédacteur a obtenu la lettre du gouverneur au roi datée du 20 décembre 1703 ; mais il prend soin de la faire traduire avant de la publier en mai 1704. Ayant « reçu trop tard » le plan qui accompagnait la lettre, le rédacteur promet de le faire graver pour le volume suivant[48]. Est-ce par simple opportunisme qu’il décide d’intégrer la gravure, le dessin en ayant déjà été dressé, diminuant ainsi le temps et les coûts de son exécution ? La lettre n’étant pas sa propriété exclusive — le rédacteur de la Gazette s’en sert pour rapporter les événements le 17 mai, près de deux semaines avant l’achevé d’imprimer du Mercure galant[49] —, séparer celle-ci de la gravure constitue donc une stratégie commerciale déployée par Donneau de Visé afin de fidéliser son public. La planche, gravée par Antoine Coquart (1668-1707)[50], montre la pointe sud de l’île de la Providence où sont érigés le fort à trois bastions et le village avoisinant. Le rédacteur n’a pas jugé essentiel de faire traduire la légende, sans doute parce que les lecteurs, accoutumés à la nomenclature cartographique et ses dispositifs visuels, identifient aisément les bastions (D) du fort, ses entrées (I), son puits (H) et ses fortifications (C), de même que le village (N) et son église (M) construits en dehors de son enceinte.

Figure 4

Plan de l’Isle de la Providence. Gravure d’Antoine Coquart, publiée dans le Mercure galant, juin 1704, en regard de la p. 171.

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Figure 5

[Médaille commémorative du brûlement de la flotte hollandaise devant Tabago]. Gravure de Jean Dolivar, publiée dans le Mercure galant, août 1687, en regard de la p. 159.

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Exhumé des archives de Séville, un dessin à la plume illustre une vue si semblable à celle de la gravure de Coquart qu’on ne saurait croire à une coïncidence[51]. Malgré quelques différences notables, notamment l’élongation du fort et le retrait des habitations à l’est par Coquart, ces images laissent supposer que la source d’inspiration de la gravure fut bel et bien ce dessin — ou, plus probablement, une gravure exécutée d’après ce dessin — dressé par l’architecte militaire espagnol Francisco Pérez. Même la légende de Coquart reprend textuellement celle de Pérez. Le titre du dessin donne une description très détaillée de la géolocalisation de l’île de la Providence et signale qu’elle est occupée par les Anglais depuis quelques années. Le nom du gouverneur de Cuba y apparaît, tout comme l’année d’exécution du dessin : 1703. Les prises des îles de la Providence et de Siguatey ont lieu au mois de juillet 1703. Varón de Chaves en livre le récit dans une lettre datée de décembre et on peut supposer que Pérez a dessiné son plan au même moment. Ces documents ont ensuite cheminé jusqu’à Paris, où les rédacteurs de la Gazette et du Mercure galant ont pu les consulter, sans doute au début du mois de mai. Donneau de Visé, flairant l’importance de ces événements pour la France, s’empresse d’en demander une traduction et commande une gravure à Coquart. La lettre paraît en mai ; la gravure en juin.

En plus de favoriser la compréhension des faits historiques et militaires et de bonifier leur contextualisation, les gravures relatives aux Amériques du Mercure galant assurent la visualisation du récit événementiel et rendent tangibles le déplacement des troupes et les actions héroïques ou notables ayant permis la victoire. Leur fonction cognitive, pour être opératoire, mise sur la relative proximité temporelle entre les faits et le moment de leur publication et, par conséquent, demeure tributaire de la curiosité du public et de son obsession pour la nouveauté, obsession que le rédacteur prend soin de fortifier dans ses articles : en reportant la publication du Plan de l’Isle de la Providence au mois suivant, Donneau de Visé crée un besoin de voir.

Historiciser : les almanachs de Nicolas Langlois

Le rédacteur du Mercure galant avait aussi l’ambition d’écrire l’histoire de la France par ses gravures. Le Cadran horizontal (fig. 6), dont le texte de la lettre a été gravé par le buriniste René Michault[52] et qui paraît dans l’Extraordinaire du Mercure galant en 1679 — un supplément trimestriel débité à partir de janvier 1678 —, démontre que la gravure participe au processus d’historicisation des batailles, puisque c’est avec « le passage des ans [qu’on] voit les événements avec plus de clarté, dans de plus justes proportions, et [qu’on] observe leurs conséquences avec plus de détachement[53] ». Le cadran solaire fait toute la largeur de la feuille et est posé sur un socle où sont gravés, au-dessus de deux branches de laurier, des vers de Virgile qui, dans ce contexte, flatte la magnanimité du roi : « Hae tibi erunt artes ; pacisque imponere morem, || Parcere subjectis et debellare superbos. [Ce sera ton métier & ton art glorieux, || Pardonner aux vaincus, vaincre les orgueilleux]. » Dans le tiers supérieur de la gravure, le Roi-Soleil disperse les nuages de ses rayons qui éclairent la surface du cadran où sont énumérées « les actions toutes miraculeuses de Louis le Grand » depuis 1672. D’ailleurs, le dessinateur — l’un des lecteurs-collaborateurs anonymes[54] — signale que ses « Ennemis dans les Indes ont perdu Tabago, la Cayenne, le F. d’Orange, Gorée » et qu’ils ont été « Repoussez de la Martinique ».

Figure 6

Cadran horizontal. Gravure de René Michault publiée dans l’Extraordinaire du Mercure galant, janvier 1679, en regard de la p. 172.

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Doté d’un programme iconographique plus complexe que celui du Cadran horizontal, l’almanach, ou grand calendrier mural, possède une vocation historiographique similaire. Il constitue une source d’information sur les principaux événements de l’année sous la forme d’un idéogramme offrant une lecture immédiate. La publication de tels almanachs était une spécialité de la rue Saint-Jacques, à Paris, et notamment de Nicolas Langlois (1640-1703)[55]. Dans ce type d’imprimé, l’iconographie de l’Amérique apparaît rarement, sinon au sein de l’allégorie des Quatre Parties du Monde, témoins de la gloire française. Stratégie de communication du pouvoir royal permettant de comprendre l’histoire politique de la France à travers ses victoires militaires et conquêtes[56], les almanachs comme ceux de Langlois visent à constituer annuellement la mémoire historique par cumul de couches successives.

Le 30 novembre 1695, Donneau de Visé annonce pour la prochaine livraison du Mercure galant un récit de voyage au Canada accompagné d’un plan gravé[57]. En décembre 1695, il promet toujours cette gravure pour illustrer son récit des prouesses militaires françaises sur les rives de la baie d’Hudson[58], mais revient sur sa parole dans une autre lettre : « Je ne vous envoye point le plan du Fort de Bourbon que je vous avois promis la derniere fois, parce qu’on le trouvera dans l’Almanach de Mr Langlois[59]. » Cet almanach est une estampe en taille-douce de grand format attribuée à l’un des graveurs de la dynastie des Jollain[60] (dont c’était la spécialité) et imprimée à partir de deux matrices de cuivre sur deux feuilles in-folio collées (fig. 7)[61]. Elle comporte, dans le registre supérieur et disposés de part et d’autre de la figure centrale du roi, une dizaine de portraits en pied de personnages ecclésiastiques et militaires ayant été promus à des fonctions supérieures ; dans le registre inférieur, réparties tout autour du calendrier de l’année 1696, une dizaine de vignettes faisant état d’exploits militaires, dont l’une portant sur la prise du fort Bourbon aux Anglais dans la baie d’Hudson (fig. 8). L’ensemble du programme iconographique célèbre les récompenses et les exploits de l’année 1695 pour la gloire de Louis le Grand.

Figure 7

Le Mérite récompensé par Louis le Grand dans la distribution des Dignitez de l’Église et des Charges de l’État et les Expéditions militaires de l’Année 1695. Gravure à l’eau-forte et au burin attribuée à Gérard Jollain, publiée à Paris, chez N. Langlois, 1696.

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Langlois partage avec Donneau de Visé l’ambition de faire l’histoire du règne. Si l’almanach, sur le plan étymologique, est un « calcul pour la mémoire[62] », le Mercure galant répond plutôt à une nouvelle forme de journalisme cherchant à faire « l’histoire du temps présent européen[63] ». Il sert toutefois de repoussoir aux autres mercures (hollandais notamment), au point de légitimer leur parution « comme des contre-Mercure galant[64] ». Le rédacteur du Mercure historique et politique, par exemple, reproche au Mercure galant de s’éloigner de la vérité historique et de ne présenter pour seul intérêt que l’amusement de « petites bagatelles » à regarder[65]. Donneau de Visé mise en effet sur la gravure pour recruter de nouveaux publics : le lectorat mondain et oisif, friand d’intégrer la discussion autour des images dans ses pratiques de sociabilité, ou l’« honnête homme » très occupé, appréciant la gravure comme raccourci à la lecture, ou enfin le public universel pour qui l’estampe agit comme une source d’information sur l’Histoire[66].

En raison du temps nécessaire à leur réalisation, les gravures constituent =de l’immédiateté de l’actualité » et permettent au rédacteur de tisser des liens entre les textes et les images des livraisons, contribuant ainsi à produire un « discours historique et politique dont la matière première est l’actualité[67] ». En adoptant une ligne éditoriale « proto-historique[68] », le Mercure galant « se présente donc comme une histoire écrite à court terme, entre l’immédiateté de la Gazette et l’horizon sans cesse reculé du travail de l’historien[69] ». Donneau de Visé, aspirant au titre d’historiographe de France (titre qu’il semble n’avoir jamais obtenu[70]), nourrit parallèlement le projet de faire l’histoire et le panégyrique du règne avec les Mémoires pour servir à l’histoire de Louis le Grand, publiés à ses frais entre 1697 et 1703[71]. Cet ouvrage, non illustré et composé de réimpressions de relations éparses du Mercure galant[72], vise moins à rapporter des nouvelles d’actualité qu’à inscrire à la gloire du roi pour la postérité des événements tels que la prise de Tobago aux Hollandais. Donneau de Visé, jouissant de la protection et des privilèges des autorités politiques et subordonnant ses diverses activités au service de l’État, est contraint de livrer une information à tout le moins orientée par le pouvoir[73].

Le Cabinet du roi, entreprise éditoriale orchestrée par Colbert dès 1663 et destinée à exalter le roi et son règne sous le couvert de l’information, mise justement sur le pouvoir de l’image dans la monumentalisation de l’histoire. Malgré le décalage temporel des planches avec les événements relatés et les divergences notables entre l’image et le texte qui minent leur valeur informative, les gravures semblent vouées à accroître le sentiment de plaisir[74]. Les gravures que Donneau de Visé adjoint au Mercure galant à partir de 1678 jouent un rôle comparable, celui d’informer de manière agréable par l’image, avec une distance par rapport à l’actualité événementielle. Or, c’est aussi vers 1678 que Louis XIV réoriente son projet de propagande par l’image qu’il destinait aux peuples éloignés, en confiant aux grands almanachs illustrés le soin de mettre les classes moyennes françaises au fait des événements de l’année précédente[75]. Cette spécialité des Jollain, Langlois et autres, tous établis rue Saint-Jacques, constitue un vecteur important pour la diffusion de l’information politique et historique au XVIIe siècle et tout porte à croire que l’État devait — mais jusqu’à quel point ? — en infléchir le programme iconographique[76].

Or, par quel concours de circonstances le rédacteur du Mercure en vient-il à signaler en fin d’année 1695 la parution imminente d’un plan du fort Bourbon, puis à y renoncer presque aussitôt au profit d’une vignette publiée chez Langlois ? Comptait-il sur la production d’une estampe conçue spécialement pour le périodique ou prévoyait-il plutôt réemployer des gravures d’un fonds déjà constitué[77] ? Depuis quand cette vignette était-elle en cours de production chez Langlois ? Le but de l’almanach étant de faire la rétrospective de l’année en vue de sa mise en marché pour les étrennes du nouvel an, c’est à l’automne que doit se stabiliser son programme iconographique. Si la conception et la réalisation du registre supérieur de la planche au burin requièrent un temps d’exécution long, l’éditeur peut décider de laisser vides les espaces pour les vignettes (l’eau-forte étant d’exécution rapide), de manière à s’accorder une marge de manoeuvre pour intégrer un événement qui surviendrait tardivement dans l’année. Auquel cas, il peut négocier avec d’autres éditeurs ou collaborateurs le partage des sujets à publier. Semblable tractation a-t-elle pu se produire entre Donneau de Visé et Langlois ? Se consultaient-ils, ou s’adressaient-ils aux mêmes collaborateurs[78] ?

Le médaillon du fort Bourbon dans l’almanach de Langlois (fig. 8) corrobore les descriptions données dans le Mercure galant : le plan révèle, à gauche, un fort effectivement doté de huit bastions[79]. En haut, deux navires (vraisemblablement le Poly et la Salamandre) échangent des tirs avec le vaisseau anglais situé devant le fort. Celui-ci est longé par la rivière Sainte-Thérèse, car c’est incidemment le 15 octobre, jour de la sainte Thérèse, que Pierre Le Moyne d’Iberville (1661-1706) se rendit maître du fort aussitôt rebaptisé fort Bourbon en l’honneur de la famille royale[80]. La partie droite du plan montre les terres gelées où d’Iberville fit déployer « ses Mortiers en batterie, & plusieurs pieces de Canon de quatre livres de balle, à quatre cens pas du Fort[81] ». C’est ici toutefois que s’arrête la convergence entre les comptes rendus textuels et visuels des événements. Alors que le rédacteur fait état de négociations entre les parties, mettant ainsi en valeur la clémence du commandant français à l’égard de l’ennemi qu’il convainc d’abdiquer en promettant de gracier les prisonniers, la gravure détaille les mouvements des troupes et leurs attaques. Contrairement à l’adage horatien Ut Pictura Poesis, il n’y a pas équivalence entre l’image et le texte, et les actions se donnent mieux à voir que les paroles.

Figure 8

La Prise du Fort de Bourbon sur les Anglois en Amerique au mois d’Octobre 1694. Détail de l’almanach de Langlois Le Mérite récompensé par Louis le Grand … et les Expéditions militaires de l’Année 1695, 1696.

Bibliothèque nationale de France

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Lorsqu’en décembre 1695 le rédacteur se ravise à propos de l’illustration du fort Bourbon, l’événement historique a déjà plus d’un an. Considérant la possibilité d’intégrer tardivement et rapidement des vignettes à l’eau-forte aux almanachs, comment expliquer qu’un événement survenu en octobre 1694 soit célébré comme un haut fait de l’année 1695 dans le calendrier mural de l’année 1696 ? Ce délai entre l’événement et son historicisation est attribuable au temps que mettent les nouvelles d’Amérique à parvenir en France. Selon l’aveu du rédacteur, la baie d’Hudson est l’une des « Terres qu’elle [la France] possède dans les Pays les plus reculez[82] », assiégée des glaces perpétuelles[83] et donc accessible une seule fois l’an ; il faut attendre l’été suivant pour que les vaisseaux puissent assurer à nouveau la communication entre la France et le Canada[84]. C’est vraisemblablement pour cette raison que les nouvelles de la prise du fort à la baie d’Hudson ne parviennent à Paris qu’en octobre 1695 : « On a eu nouvelles que Mr d’Iberville, Capitaine de Fregate Legere, s’estoit rendu maistre de ce mesme Fort le 14. Octobre de l’année derniere … J’attens le détail de cette action, & je vous en feray part[85]. » Le cas échéant, l’actualité différée par la géographie lointaine et la rigueur du climat vient brouiller les pistes de la mémoire et désorganiser les strates de l’histoire annualisée. Cette prise de distance temporelle avec l’actualité est aussi ce qui distingue le Mercure galant de la Gazette, plus encline à livrer l’information brute, tandis que Donneau de Visé, soucieux de maintenir le ton galant dans la fabrication de son récit, opère à partir d’une information « digérée, complète et vérifiée[86] ».

En revanche, l’almanach de Langlois pour l’année 1697[87] présente un cas de figure opposé puisqu’il intègre dans l’un de ses médaillons la prise de Terre-Neuve aux Anglais, un événement survenu tardivement à l’automne de 1696[88] et auquel le Mercure galant ne s’est intéressé que bien plus tard[89]. L’almanach, par sa vocation rétrospective et sa périodicité annuelle, est contraint de se coller au plus près de l’actualité, tandis que le Mercure, jouissant d’un cadre temporel plus vaste et plus souple, n’est pas assujetti à cette actualité et peut mieux répondre à l’ambition du rédacteur de ficeler le récit d’une histoire moderne. En dépit de la nature distincte de ces publications, des liens intertextuels se tissent entre des articles du périodique et des images d’almanachs : la paix de Nimègue, par exemple, qui met fin à la guerre de Hollande par laquelle les Français prennent Tobago, est évoquée dans le Mercure galant en septembre 1678 et figure dans l’almanach de Jean Moncornet (1649-1716)[90] de 1679[91]. De même, plusieurs autres événements festifs se déroulant à la cour de France sont illustrés dans les almanachs d’après les descriptions qu’en donne Donneau de Visé[92]. Outre ce phénomène d’amplification mutuelle des articles, le Mercure et les almanachs ont l’habitude d’adjoindre à leurs publications des airs notés, lesquels assument une fonction encomiastique et mémorielle et servent de « ricochets d’une actualité qu’ils extraient de sa dimension factuelle[93] ». Le périodique et les almanachs adoptent donc des stratégies intermédiales similaires, susceptibles de générer une réception et des pratiques de sociabilité comparables.

Issus d’un long tirage (environ 2000 exemplaires) et vendus au prix abordable de 6 sols, les grands almanachs s’adressaient-ils uniquement aux classes bourgeoises et populaires ? Leur destination, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du royaume, et leur usage ornemental dans les intérieurs domestiques demeurent très probables, mais encore peu documentés[94]. De tels calendriers muraux se distinguaient toutefois des petits almanachs sous forme de livres destinés aux classes populaires. Que le rédacteur renvoie simplement à l’almanach de Langlois en décembre 1695 indique que le lectorat du Mercure galant était au fait de ce type de publications produites et débitées à Paris, puis diffusées en province (à l’instar du recueil périodique lui-même), et qu’il devait aussi en former le public cible. En outre, l’éditeur Langlois fait souvent l’objet de publicités rédactionnelles en fin d’année dans les pages du Mercure et est donc connu de son lectorat. Ces réclames, s’étalant sur trois pages, constituent un plaidoyer en faveur des almanachs, dont on répudie toujours l’appellation. Destinés à enregistrer pour la postérité les hauts faits de l’actualité et pourvus de qualités supérieures, sur le plan tant de la forme soignée que du contenu véridique, les almanachs s’élèvent au rang d’estampes de collection[95].

Or, la mention de l’almanach de Langlois en décembre 1695 agit en soi comme une réclame, voire un placement de produit[96], dont la rhétorique consiste cette fois à susciter un intérêt, une attente, un désir de voir, en promettant au fil des livraisons une gravure qui sera finalement débitée chez l’éditeur. S’y exprime aussi une connivence entre les deux hommes qui non seulement partagent l’ambition de faire l’histoire du règne, mais cherchent également à donner des lettres de noblesse à cet objet ambigu de la culture imprimée qu’est l’almanach : « C’est un Ouvrage, qui, si on luy oste le nom d’Almanach, merite d’estre regardé comme un tres beau morceau d’histoire en Taille-douce, a cause de ses recherches exactes & curieuses[97]. » L’appréciation des qualités esthétiques du travail au burin constitue un argument promotionnel pouvant interpeller les amateurs d’estampes. Sur le plan informationnel, Langlois acquiert sa renommée sur la base du haut degré de précision et de véracité de ses représentations visuelles en s’entourant, selon ses prétentions, de collaborateurs compétents présents sur les lieux[98]. Aussi est-il permis de penser qu’il a pu recourir à la collaboration d’un topographe, d’un cartographe ou d’un voyageur militaire quand vint le temps de représenter le plan du fort Bourbon à la baie d’Hudson[99].

De telles publicités rédactionnelles s’imbriquent donc dans le corps du texte du Mercure galant, peut-être moins pour s’ajouter à ses recettes[100] que pour faire connaître et apprécier les objets de la culture imprimée circulant dans le réseau des marchands-éditeurs auquel son lectorat devait être habitué. Surtout, elles assoient la légitimité des almanachs à faire l’histoire du temps présent, une vocation qui est aussi celle du Mercure. Or, lorsque la nouvelle de la prise du fort Bourbon parvient en France, un an après l’événement, elle pose un défi, tant pour Donneau de Visé que pour Langlois, puisqu’ils doivent, chacun dans l’horizon temporel de son support, rattraper le temps perdu et intégrer prestement ce nouvel exploit au discours historique à la gloire des modernes.

Commémorer : l’histoire métallique de la France

Outre leurs vocations cognitive et historiographique dans le suivi des événements d’actualité, les gravures du Mercure galant en lien avec l’Amérique assurent une fonction commémorative. Ainsi paraît en août 1687 la reproduction gravée d’une médaille évoquant le brûlement de la flotte hollandaise devant Tobago, un événement survenu dix ans plus tôt, le 3 mars 1677 (fig. 5). La fonction mémorielle des médailles, mise au service de la gloire royale, est aussi l’apanage de divers projets concurrents, comme le rappelle le rédacteur : « Je vous ay déjà dit plusieurs fois qu’on fait frapper des Medailles de tout ce qui rend le regne du Roy, le plus beau Regne dont on ait jamais parlé, de sorte qu’on pourra faire une Histoire metallique de la vie de ce Monarque[101]. » Cette « histoire métallique » renvoie au projet en cours du jésuite Claude-François Ménestrier (1631-1705), lequel travaille alors à une histoire de Louis XIV par les monuments, qu’il fait graver par Jean-Baptiste Nolin (1657-1708)[102] et Nicolas Guérard (v. 1648 -1719)[103] d’après les dessins de Pierre-Paul Sevin (v. 1646 -1710) et qu’il accompagne de ses propres explications historiques. Il fait notamment graver des médailles qui avaient été frappées par l’Hôtel des Monnaies en mémoire de quelques grands événements du règne, dont celle de la victoire de Tobago. Son Histoire du roy Louis le Grand Par les Medailles paraîtra en 1689 avec privilège du roi, sera contrefaite et augmentée de planches séditieuses en 1691, puis rééditée officiellement en 1693[104]. Offrant un tableau quelque peu hétérogène du règne et du roi, l’Histoire de Ménestrier suscitera la riposte de l’Académie des inscriptions et médailles qui élaborera aussitôt sa propre histoire métallique dans un ouvrage illustré de plus de 300 médailles gravées par Sébastien Leclerc (1637-1714)[105] qui verra le jour en 1702.

Lorsqu’en août 1687 la gravure de la médaille de Tobago paraît dans le Mercure, le concept d’une histoire métallique est déjà connu (les médailles constituant l’un des « principaux axes de la propagande royale[106] »), et depuis un certain temps d’ailleurs, si l’on en croit le rédacteur, toujours soucieux de répondre au goût de son lectorat pour les nouveautés, même si cela doit se faire aux dépens de la chronologie événementielle :

Je vous ay déja envoyé quantité de ces Médailles, non pas selon l’ordre des actions de Sa Majesté, mais suivant qu’elles sont tombées entre mes mains. Quoy que je ne garde point l’ordre des temps, c’est toujours vous faire part de quelque chose de nouveau que de vous envoyer ce que vous n’avez pas encore vû : & comme la Médaille de la Flotte Hollandoise brûlée devant Tabago est de ce nombre, je vous l’envoye[107].

La médaille de Tobago porte l’inscription « INCENSA BATAVORUM CLASSE ». Son revers présente une allégorie de la Victoire ailée, tenant d’une main les foudres et de l’autre, la palme. La pose du corps, son drapé, l’orientation du visage vers la droite, la forme et les ornements du vaisseau ainsi que les inscriptions « TABAGO M.DC.LXXVII » dans la partie inférieure reprennent à l’identique les caractéristiques de la gravure reproduite dans l’ouvrage de Ménestrier qui est sur le point de paraître[108]. La gravure est signée par Jean Dolivar (1641-1692)[109], un important contributeur du Mercure galant depuis 1679, pour lequel il a notamment gravé la série des revers de médailles[110]. Dolivar a en outre gravé une dizaine de planches d’après Sébastien Leclerc pour le recueil Les conquêtes du roi, publié vers 1686[111]. Or, Leclerc est aussi responsable des médailles gravées dans l’histoire métallique de l’Académie parue en 1702. Celle qu’il propose pour Tobago reprend essentiellement la même iconographie que la médaille de Dolivar, elle-même très semblable à la version gravée pour Ménestrier. Toutefois, les motifs diffèrent substantiellement, de même que l’inscription dans la partie inférieure : « AD INSULAM TABAGO M. DC.LXXVII[112] ». C’est donc dire qu’au moins deux médailles très semblables (et les jetons qui en découlent) sont en circulation sur ce sujet[113].

Il est toutefois curieux que le rédacteur du Mercure galant s’empresse de publier cette énième gravure, sans la commenter ni la décrire, sans même évoquer les événements qu’elle commémore, se contentant d’en souligner le caractère inédit, en réponse à l’engouement généralisé pour les médailles. Non seulement déroge-t-il à son engagement de faire graver des planches « suivant les Sujets dont le Mercure parlera[114] », mais il néglige également l’occasion qui lui est donnée de faire valoir ses ambitions d’historiographe en adhérant au projet d’une histoire métallique ou de titiller le goût des numismates amateurs en leur vantant les mérites d’une reproduction gravée pouvant servir de succédané à la médaille de collection. Il adopte plutôt un procédé contraire à la stratégie publicitaire qu’il déploie en 1695 pour attirer le lectorat vers l’almanach de Langlois et sa gravure de la victoire à la baie d’Hudson, à laquelle il consacre plusieurs pages ; contraire aussi à son habitude de publier des listes d’estampes qui sont vendues chez tel éditeur de son réseau pour éveiller l’attention des amateurs et des collectionneurs et encourager le consumérisme. Depuis 1686, Donneau de Visé caresse en effet le projet de publier mensuellement au sein du Mercure galant un catalogue d’estampes, qui lui permettrait non seulement de se tailler une place sur le marché de l’estampe à titre d’intermédiaire entre producteurs, marchands et acheteurs, mais aussi de s’inscrire dans la continuité du Cabinet du roi dont il faisait déjà la promotion[115]. Ses tractations auprès de divers agents de production suscitent toutefois l’ire des graveurs et marchands qui voient dans ce projet de catalogue une entrave à la liberté reconnue par leurs corporations respectives. Faut-il en déduire que Donneau de Visé entend concurrencer le projet de Ménestrier (qu’il ne nomme d’ailleurs pas) en lui dérobant la primeur ? En courtisan intéressé, avait-il pris parti dans la querelle opposant Ménestrier à la petite académie en faveur de cette dernière[116] ? On sait par ailleurs que Donneau de Visé ne cessera de se rapprocher de la cour et des académiciens, notamment par son mariage en 1698 avec Marie-Catherine Le Hongre, fille du sculpteur royal et académicien Étienne Le Hongre (1628-1676), dont il deviendra le principal héritier. Or, à supposer que son projet historiographique soit motivé par l’avancement personnel, il n’en demeure pas moins que son recueil périodique se situe au coeur d’un réseau de communication par l’imprimé dans lequel évoluent divers agents, fussent-ils collaborateurs, compétiteurs, opposants ou académiciens, et dont l’étude sociologique reste encore à faire.

Donneau de Visé a toujours soutenu l’utilité des gravures au service de la gloire royale : « Elles apprennent l’histoire », écrit-il dans l’avis au lecteur de janvier 1686[117]. Ce n’est que plus tard, en 1691, au moment de décrire la médaille commémorant la victoire de Staffarde en Savoie, qu’il souligne avec emphase l’importance des médailles dans l’immortalisation de la gloire royale :

Ces actions qui sont dignes d’une éternelle memoire, ne doivent pas estre seulement gravées sur le Cuivre, mais sur le Bronze & sur tout ce qu’il y a de plus durable pour les transmettre à la Posterité la plus reculée[118].

Cette foi dans la pérennité du bronze ne saurait oblitérer l’efficacité des monuments de papier qui, en dépit de leur caractère a priori éphémère, se sont avérés plus durables encore, parce que plus largement disséminés et colligés dans le Mercure galant.

* * *

Les cartes, plans, almanachs et médailles prétendent inscrire le temps présent dans le cours de l’histoire. Non pas une histoire qui s’appuie sur les modèles du passé pour mieux éclairer l’avenir, mais une histoire présentiste, qui « s’attache au caractère unique de l’événement[119] ». Cette histoire à court terme, faite par les vainqueurs, porte son propre temps, celui du règne de Louis XIV. Cette histoire qui s’écrit au présent est toutefois avide d’historicisation[120]. Elle se fabrique à travers une double action de la mémoire : remémoration et commémoration. Ainsi, les objets de la culture visuelle imprimée gravitant autour de l’instrument du pouvoir royal qu’est le Mercure galant participent « à l’écriture de ce roman du règne[121] » et s’évertuent à façonner la mémoire future.

Mue par un impératif de célébration visant à « garantir la continuité dynastique[122] », la gravure est un gage d’authenticité pour les contemporains, une preuve tangible du déroulement des événements que relaie le rédacteur. Le corpus principal restreint — cinq gravures, dont quatre plans et une médaille — a permis une analyse individuelle et circonstanciée de ces estampes qui devrait mener à une réflexion plus générale sur le poids de l’image imprimée dans le Mercure galant ainsi que sur les réseaux complexes de ce marché à Paris. La relative absence des représentations imagées de l’Amérique dans les pages du périodique constitue en soi un sujet d’analyse. Cette pénurie visuelle, en termes quantitatifs, est sans doute imputable au coût lié à la publication de gravures, en raison de la mobilisation d’une équipe d’intervenants spécialisés et du recours à des presses en taille-douce distinctes des presses typographiques. En outre, la nature essentiellement militaire des illustrations en lien avec l’Amérique était vraisemblablement mal assortie au caractère galant du périodique. C’est peut-être plutôt du côté des récits de voyage et estampes vendus chez les libraires-imprimeurs et graveurs de la rue Saint-Jacques que le lectorat curieux des affaires américaines pouvait trouver satisfaction.

Aussi est-il notable de ne trouver aucune trace d’un discours appréciatif des qualités inhérentes à l’image à propos des gravures sur l’Amérique publiées dans le Mercure. Donneau de Visé était certes conscient que celles-ci ne présentaient aucune des qualités qui font une « estampe correcte[123] », et il n’envisageait d’ailleurs pas pour elles une vie hors de son recueil périodique — on se rappellera que le privilège accordé en 1678 en interdit l’impression et la vente « mesme separément[124] » du Mercure galant. Ni oeuvres d’art ni objets de collection, les gravures du Mercure sont des images contraintes par le texte qui jouissent d’une autonomie limitée, en plus d’être subordonnées à la propagande royale du Grand Siècle.

En revanche, il est permis d’imaginer que les relations que Donneau de Visé entretient avec ses collaborateurs et ses fidèles lecteurs-contributeurs favorisent la diffusion d’un discours artistique concomitant à celui que propagent les organes plus officiels, tels que l’Académie royale de peinture et de sculpture ou le Cabinet du roi[125]. En témoignent les « Avis au lecteur », dans lesquels le rédacteur élabore une appréciation esthétique de l’estampe, ainsi que les réclames qu’il fait régulièrement paraître, vantant la valeur et les qualités formelles des gravures en taille-douce débitées chez des marchands de son réseau à l’instar de Langlois. On voit ainsi se profiler un discours sur la gravure qui relève à la fois du goût d’un amateur confirmé (Donneau de Visé ne souhaitait-il pas publier un catalogue mensuel d’estampes[126] ?) et d’une volonté d’historicisation des chefs-d’oeuvre de l’estampe. À quoi s’ajoutent ses textes sur les beaux-arts et les théories esthétiques, tels ceux qui commentent les Cours de peinture de Roger de Piles (1635-1709)[127] et Les édifices antiques de Rome d’Antoine Desgodets (1653-1726)[128]. À quand, donc, une relecture du Mercure galant à l’aune d’une pensée esthétique et d’un discours critique sur les beaux-arts ?