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Les relations de voyages et correspondances de la Nouvelle-France regorgent de comptes rendus d’échanges diplomatiques, qui reproduisent un rituel dicté par les protocoles autochtones que les représentants européens s’efforcent de suivre[1]. Qu’il s’agisse de pourparlers de paix, du règlement de litiges, d’échanges de prisonniers ou de demandes de pardon, les négociations entre Autochtones et Européens offrent, par leur pittoresque langagier et leur déroulement, un spectacle singulier aux métropolitains. Aussi, les correspondants du Mercure galant, ne manquent pas de rapporter ces entretiens colorés où affleurent les formules et le protocole diplomatiques propres aux Amériques. Dans le contexte de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1713), les constructions polyphoniques véhiculées dans le périodique, organe de propagande louis-quatorzien, reflètent un traitement inégal des différents interlocuteurs, destiné au faire-valoir des locuteurs français et de leurs alliés autochtones aux dépens de leurs ennemis, ouvertement ridiculisés. Bien que les échanges diplomatiques franco-autochtones aient donné lieu à plusieurs travaux[2], une étude des représentations figurant dans le Mercure galant restait à faire. L’intérêt de ce corpus, encore peu étudié sous cet angle, repose notamment sur les interactions tripartites entre Français, Britanniques et Autochtones, ainsi que sur la présence de filtres idéologiques conditionnés par la rivalité intercoloniale. Je montrerai, par l’analyse des articles du périodique publiés entre 1705 et 1712, mais aussi par l’examen d’extraits du journal et de la correspondance officielle de Pieter Schuyler (1657-1723), alors commissaire aux affaires indiennes dans la province de New York, que les gazetiers français, loin de rapporter fidèlement les discussions, participent à la construction d’un imaginaire diplomatique qui tient parfois de la comédie.

Vraisemblabliser les échanges euro-autochtones

Comme bon nombre de récits de voyages ou de comptes rendus de rencontre diplomatique, le Mercure galant revendique l’authenticité des faits qu’il rapporte, ce que suggèrent plusieurs titres des articles publiés et déclarations liminaires[3]. Certains témoignages venus d’Amérique insistent sur le caractère historique des faits présentés. Ainsi, la « Relation curieuse de Canada », publiée en janvier 1705, se présente comme « un fort beau morceau d’Histoire … dans lequel il y a beaucoup à apprendre[4] ». C’est dire la volonté du rédacteur d’enseigner mais aussi de plaire au lecteur et de le divertir, double mandat inhérent à tout récit de voyage[5]. Pour séduire le public mondain, le périodique mise sur le dépaysement, ce que confirme l’usage du mot curieux et de ses dérivés, rencontrés de manière récurrente dans les nouvelles du Canada[6]. Le protocole diplomatique autochtone, les harangues des natifs du pays retiennent l’attention par le style imagé des orateurs et l’usage des métaphores locales et xénismes, dont le relateur se plaît à donner en note la signification. L’éloquence des diplomates y tient également une place importante. L’auteur de ces relations n’est d’ailleurs pas le seul à éprouver de l’intérêt pour ces échanges ; Bacqueville de la Potherie (également collaborateur du Mercure galant) écrivait déjà dans son Histoire de l’Amérique septentrionale au sujet de la Grande Paix de Montréal : « J’avoue que je suis un peu prolixe dans cet Ouvrage, mais tous ces Pourparlers, ces Harangues, et ces Expressions métaphoriques, ont quelque chose de si singulier qu’en matiere de Sauvages mon but est de faire voir, en les rapportant, que toutes ces Nations ne sont point ce que l’on en juge en France[7]. »

À l’instar de cet auteur, qui présente au début du troisième tome de son Histoire une liste des « Termes et Expressions des Sauvages », le rédacteur des nouvelles provenant du Canada émaille sa prose de formules du pays, dont il prend soin le plus souvent d’expliquer le sens. Ces métaphores récurrentes, telles que « donner, déterrer ou lever la hache » et « les yeux fermés ou bouchés de larmes », participent à la ritualisation du discours diplomatique[8]. L’une d’entre elles, faisant allusion à la plantation d’un arbre de la paix « si haut qu’on le voyoit de tout côté » et sur lequel « toutes les nations [présentes] mirent la main[9] », rappelle directement le discours mythique du célèbre Kondiaronk lors de la signature de la Grande Paix de Montréal en 1701 et inscrit les négociations bilatérales entre Outaouais et Iroquois dans le prolongement de ce traité. Pour le lecteur, la mise en exergue du pittoresque langagier suggère la fiabilité du compte rendu et force l’adhésion au récit des événements ; elle crée l’illusion d’une transcription fidèle des échanges.

Loin d’être purement ornementale, la maîtrise des expressions indigènes est une connaissance essentielle que doivent acquérir les Européens pour obtenir l’assentiment des Autochtones, comme l’a bien vu William N. Fenton[10]. Entre les émissaires des monarchies française et britannique, c’est à qui parviendra le mieux à rallier les Autochtones à sa cause en adoptant le « stile sauvage[11] » et leur rituel négociatif. Du reste, le déroulement des pourparlers ne laisse place qu’à peu d’improvisation et les étapes du cérémonial s’enchaînent selon un ordre prédéterminé, comme en font foi les nombreux comptes rendus de ces discussions que l’on retrouve dans les Relations des Jésuites, la correspondance de Marie de l’Incarnation et, bien sûr, l’Histoire de l’Amérique septentrionale de Bacqueville de la Potherie. Fenton a d’ailleurs tracé un canevas protocolaire pour les pourparlers en vigueur chez les Iroquois à la fin du 17e siècle, patron qui, disons-le, est répandu bien au-delà de l’Iroquoisie. Comme dans la plupart les procès-verbaux de ce type d’assemblées, le dispositif énonciatif des échanges rapportés dans le Mercure galant est rythmé par les marqueurs formels habituels, tels « premier Collier », « premiere parole », « réponse » ou « resultat », qui donnent à ces conversations à la fois solennité et valeur de traité.

Le théâtre diplomatique qui se joue entre les puissances coloniales et les Autochtones dépasse de loin la scénographie de la parole. Dans la plupart de ces échanges retranscrits avec ou sans l’aide d’interprètes, les interlocuteurs accompagnent leurs déclarations de dons de colliers de porcelaine ou d’autres objets de valeur. Or, ces offrandes représentent bien plus que de simples cadeaux. Elles sont des garanties de la parole, comme le notait en 1642 le jésuite Barthélemy Vimont, « car qui touche un present parmy les Sauvages, s’engage à faire ce que dit le present[12] ». L’année précédente, le même jésuite notait que le « mot de presens se nomme parole, pour faire entendre que c’est le present qui parle plus fortement que la bouche[13] ». Aux yeux de Jean-Marie Therrien, qui s’appuie lui-même sur les observations du jésuite Joseph-François Lafitau[14], ce sont les ceintures de coquillages utilisées par toutes les nations autochtones qui signifient « voix » ou « parole » en langue iroquoienne[15]. En effet, le wampum, véritable monnaie d’échange, non seulement est un outil mnémonique[16], mais il matérialise une promesse et parfois même incarne le discours des morts[17]. Le rédacteur du Mercure galant note en 1705 que « ces colliers chez les Sauvages sont d’une grande consequence, et que toute la negociation du Major d’Orange roule là-dessus », avant de livrer une description détaillée de ces objets[18]. Les couleurs et les ornements sont en effet riches de symboles, puisque le wampum acquiert une fonction d’« archive[19] ». Autre manifestation du rituel diplomatique mis en évidence dans un autre numéro du périodique, la circulation du calumet de la paix, « grande Pipe garnie de longues plumes vertes, rouges, bleuës, grises[20] », clôt les audiences. Il est quelquefois « planté au milieu d’un grand cercle formé par les Vieillards et les plus considerez d’entre ces chefs des Nations Iroquoises » après les festins et autres manifestations de réjouissance[21].

Privilégiant la représentation mimétique, le dispositif textuel où sont consignés les propos des autorités métropolitaines et de leurs interlocuteurs iroquoiens ou algonquiens, révèle également des indications de nature didascalique sur les chants, les marques d’assentiment de l’auditoire, les ornements corporels et la posture des représentants autochtones, bref autant d’observations qui contribuent à donner au tableau un caractère fort pittoresque. La reconstitution du cérémonial de même que l’hétérolinguisme d’apparat offrent au lecteur métropolitain un spectacle singulier. Le rédacteur anonyme a d’évidence assisté à plusieurs de ces scènes diplomatiques, même si l’on observe certaines généralisations dans ses explications, comme lorsqu’il attribue au parler autochtone l’usage de certains tropes, telle la syllepse qui consiste à utiliser le singulier pour le pluriel (en désignant par exemple « le François » pour « les François[22] ») ou lorsqu’il définit de façon approximative le matachas[23] comme le rouge dont les indigènes s’enduisent le nez, alors que le terme a une acception plus large dans la plupart des langues algonquiennes. En somme, les nombreux traits ethnographiques et particularités langagières qui émaillent les entretiens rapportés opèrent comme autant d’indices d’authenticité des scènes présentées et de la fiabilité du rapport imprimé.

Une scénographie tendancieuse

Par-delà ces effets de mimétisme langagier et culturel, les correspondants qui relaient l’information dans le périodique répondent bien évidemment à des impératifs de propagande coloniale afin de vanter le travail des ambassadeurs français auprès des Autochtones. La guerre de Succession d’Espagne, en exacerbant les tensions intercoloniales et les efforts du gouverneur de la province du Massachusetts, Joseph Dudley, pour neutraliser les Abénaquis, place la Nouvelle-France dans une situation précaire. L’économie de la colonie s’était par surcroît détériorée par l’accumulation des réserves de peaux de castor, qui s’est traduite par un effondrement du marché, mettant en péril l’alliance franco-autochtone au profit des commerçants de la Nouvelle-Angleterre[24]. Vaudreuil, en 1703, soit peu après son entrée en fonction à titre de gouverneur général, n’est pas en position de soutenir la guérilla contre les Iroquois. Il doit à tout prix veiller à ce que le traité de paix de 1701 soit maintenu malgré les pressions d’Albany, qui souhaite la reprise des hostilités franco-iroquoises. Ces années de guerre sont une période d’intenses négociations entre les émissaires des deux puissances européennes et les premiers occupants du pays. La rivalité militaire et coloniale se double ainsi d’une rivalité diplomatique, qui prend la forme d’une course aux alliances[25]. Administrateurs britanniques et français se livrent à une véritable guerre d’ambassades pour convaincre les Autochtones d’embrasser leurs vues et leur cause. Bien que l’influence de la France décline sur le terrain et que les rapports de force favorisent plutôt la Nouvelle-Angleterre en raison de l’abandon de plusieurs postes de traite français en 1696 et du blocus découlant de la guerre de Succession d’Espagne, le correspondant anonyme du Mercure galant tend à suggérer le contraire.

Dans ce cadre promotionnel, on ne s’étonne pas que les députés de Sa Majesté Très Chrétienne ressortent, sur le papier, de ces multiples négociations comme les grands vainqueurs. Il n’est pas non plus anodin que les chefs iroquois se soumettent au gouverneur de Vaudreuil comme à une figure paternelle et que ce dernier, endossant volontiers ce rôle, se déclare lui-même « le pere commun de tous les Sauvages … Alliez[26] ». Le relateur voit même dans la soumission indigène une marque de la préférence que les natifs du pays accordent aux Français, plus estimés que les Britanniques, appelés généralement frères (brethren[27]) : « Les Sauvages nos Alliez appellent Onnontio ou Mr le Gouverneur, et tous les François, leur Pere, l’Anglois n’est que Frere[28]. » Or, il arrivait à l’occasion que les Autochtones désignent le gouverneur britannique comme leur père[29]. Du reste, la distinction dans les adresses ne répond pas vraiment à un ordre hiérarchique, puisque la signification des termes de parenté en usage chez les Autochtones est difficile à établir, comme le relève Francis Jennings à propos des Iroquois[30]. Quoi qu’il en soit, le gouverneur de Vaudreuil s’impose, à en croire le Mercure galant, comme une figure protectrice conciliante et pacificatrice. C’est pourquoi le député outaouais surnommé « le Brochet » lui demande « d’estre son Mediateur envers l’Iroquois[31] ». On le présente notamment comme l’artisan de la réconciliation entre les Iroquois et les Ouatouais, deux nations ennemies, qui se réunissent autour du « grand Calumet de paix[32] ».

Cette mise en scène partisane vise non seulement à valoriser les diplomates français, présentés comme plus habiles dans l’art de la négociation, mais aussi du même coup à déprécier leurs rivaux. Dans les « conférences » rapportées, les Britanniques apparaissent comme ceux qui manquent à l’étiquette diplomatique. Ainsi, en 1703, le gouverneur de New York et du New Jersey, lord Cornbury[33], qui souhaite entreprendre des pourparlers avec les Abénaquis à la suite de leurs raids menés en Nouvelle-Angleterre, les invite à faire leurs « propositions » et menace de se retirer s’ils ne s’exécutent pas promptement. Les Autochtones répliquent que c’est à lui de parler le premier et, devant son refus, lui reprochent sa précipitation et son désir de profiter de vents favorables pour lever la voile : « dans une conference, il falloit avoir le temps de parler et de pouvoir répondre … eux, quoique Sauvages, ils n’en usoient pas de mesme, que dans les affaires importantes ils ne se pressoient jamais quelques vents favorables qu’ils eussent, et qu’enfin s’il estoit si pressé il n’avoit qu’à partir[34]. » Sans s’en laisser imposer, lord Cornbury prend, par la suite, l’initiative de régaler ses interlocuteurs. Cependant, loin de saluer cette marque de générosité, le rédacteur en dévoile les intentions véritables dans une note infrapaginale où est soulignée la « Politique maligne du Gouverneur Anglois » qui offre un festin aux Abénaquis pour mieux les « égorger » par la suite[35]. Cependant, la duplicité de l’administrateur britannique ne s’arrête pas là, comme le constatent les Autochtones qui s’aperçoivent que, durant les pourparlers, leurs vis-à-vis « tenoient la main sur leurs pistolets par-dessous leurs habits, et d’une manière qu’ils croyoient n’en estre pas apperçûs[36] ». Si les discussions se terminent tout de même par un accord bilatéral de non-agression, sous réserve que les Français « ne déterreroient pas la hache contre les Anglois[37] », la réputation et la bonne foi de ceux-ci s’en trouvent ouvertement mises à mal.

Celles du major d’Orange ou d’Albany, Pieter Schuyler, pourtant décrit par les historiens comme un expert dans l’art de la négociation avec les Autochtones, ne seront pas non plus épargnées par le correspondant du Mercure galant, qui s’en donne à coeur joie pour dénigrer celui qu’il désigne comme « Pitresculle[38] » ou « Pitre-Sculle[39] ». Le relateur « des Négociations qui se sont faites dans l’Amérique Septentrionale, entre les François, les Sauvages Iroquois et les Anglois, en 1704 » prend manifestement plaisir à discréditer ce diplomate « rusé », présenté comme « un homme habile dans son métier, possedant le stile Sauvage[40] », et à mettre en relief ses déconvenues. Malgré son expérience et son éloquence adaptée aux usages du pays, le commissaire britannique obtient un succès limité, puisque son premier collier se voit refusé par ses interlocuteurs. De plus, les Iroquois chrétiens rejettent, par l’entremise de leur porte-parole Sakasiongo, son invitation à demeurer en Nouvelle-Angleterre et affirment vouloir rester dans les missions des Sulpiciens et des Jésuites[41], conformément aux voeux du gouverneur de la Nouvelle-France. L’année 1709 marque un nouvel échec pour ce « fin Renard » qui, malgré ses « presens réïterez et [s]es discours adroits », ne parvient pas à convaincre les Iroquois de prendre les armes contre les Français[42]. En plus de pointer les piètres résultats obtenus, le chroniqueur du Mercure galant portraiture le vil négociateur comme un flagorneur en démasquant ses « sollicitations importunes et tres artificieuses[43] » tant auprès des Autochtones que de ses compatriotes. Prenant à son compte la Gazette d’Amsterdam, il bascule même ouvertement dans la polémique quand il décrit une ambassade menée par le « Major d’Orange », qui présenta à la cour d’Angleterre trois Agniers [Mohawks] ou, selon ses termes, « trois gueux venus de loin » pour « mettre de la poudre aux yeux[44] ». Plusieurs commentaires formulés dans le Mercure galant écorchent encore la moralité du commissaire, qui n’hésiterait à approvisionner les Autochtones en eau-de-vie et en tabac pour les rallier à ses vues : « Mr Picter Schuyler Gouverneur ou Commandant Orange, met toute sa politique en oeuvre pour attirer les Iroquois ses voisins, dans son parti, car non seulement, il leur permet de venir chasser sur les terres de son gouvernement, mais encore il leur fait des presens considerables d’eau de vie (amorce bien tentante pour eux) et de gros rouleaux de tabac[45]. » À la lumière de ces réflexions, il paraît évident que l’audition des propositions britanniques par les Iroquois obéit moins à leur inclination qu’à des considérations matérielles et à un appétit pour certaines denrées que le commissaire a su exploiter.

Les accusations à peine voilées de corruption ne se limitent pas aux ambassadeurs, puisque le rédacteur ajoute non sans malice que les ministres protestants chargés de l’évangélisation en Nouvelle-Angleterre « s’enyvrent à merveilles avec les Sauvages[46] ». Les échanges de captifs entre les deux puissances impériales, objet de constants litiges, vaudront également aux Britanniques des griefs de la part du relateur. En 1705, lorsque William Dudley, le fils du gouverneur de Boston, sollicite la libération de tous les prisonniers anglais en échange des captifs français, le narrateur met en évidence l’iniquité du marché proposé par le Britannique, qui « demande absolument tous les Prisonniers quels qu’ils soient, sans rançon, non homme pour homme[47] », alors que les Français détiennent « des leurs plus de deux cent, au dessus de ce qu’ils ont à [eux][48] ». Loin de se laisser convaincre par les réticences de Vaudreuil, Dudley, dépêché à Québec, s’appuie sur un argument spécieux, soit la supériorité démographique de la Nouvelle-Angleterre : « Il y a dix fois plus de monde vivant sous mes ordres que sous les vôtres », lance-t-il dans un acte de défi au gouverneur de la Nouvelle-France[49]. La négociation avorte et le nouvelliste en fait porter toute la responsabilité au Bostonnais.

Dans ces discussions, il est manifeste que les correspondants s’emploient à souligner les déconvenues des ennemis de la France, quels qu’en soient les porte-parole. Malgré leurs promesses et leurs offrandes destinées à attirer chez eux les « Sauvages du village de Lorete », qui sont Hurons, Iroquois, Algonquins, ceux-ci restent sourds aux requêtes du gouverneur britannique et de ses délégués. En dépit des offres reçues, les trois sachems, surnommés le Grand-Nom, la Perdrix et le Petit Anglois, ont « refusé absolument de les écouter, et ont déclaré hautement et librement “qu’ayant abandonné leurs corps pour servir de bouclier à Onnontio, ils ne vouloient pas mettre ce Bouclier entre les mains de l’Anglois”[50] ». Le même auteur se flatte également de voir les alliances franco-autochtones dans la région du Mississippi tenir bon, si grands que soient les présents offerts par les Britanniques[51]. Dans la missive de l’année suivante, le correspondant du Mercure galant s’amuse des déconvenues du député de Deerfield, John Sheldon, venu parlementer à Québec pour la libération des prisonniers anglo-américains capturés en 1704 lors d’un raid mené dans cette communauté par les Français et leurs alliés. Non seulement la négociation est plutôt infructueuse, mais le « pauvre Ambassadeur » apprend pendant son séjour la saisie d’un navire britannique près de Plaisance, les insuccès de ses compatriotes à Port-Royal, ainsi que les heureuses nouvelles concernant la fortune de l’armée française outre-Atlantique. Il n’en fallait pas plus pour le décontenancer : « Le pauvre Envoyé ne sçavoit quelle figure faire ; il auroit voulu estre à cent lieuës de là. Par-dessus tout cela nos Sauvages luy firent comprendre par manière de caresses, qu’ils avoient dessein de luy casser la teste lorsqu’il s’en retourneroit[52]. » On aura bien sûr saisi, à travers ces lignes, l’ironie du relateur à l’endroit du délégué britannique dont « toutes les allées et venues » ne lui permirent de racheter que « cinq ou six prisonniers[53] ».

Un spectacle fantaisiste

La reconstitution des pourparlers mettant en scène des dignitaires britanniques confine souvent à la caricature et au pamphlet. En effet, certaines de ces assemblées prennent des accents ouvertement comiques lorsque, par exemple, l’ambassadeur abénaqui, après avoir opposé un refus catégorique aux propositions de Pieter Schuyler, qui souhaite conclure une trêve avec sa nation, lui « jett[e] à la tête » (de façon fort peu protocolaire) le collier que ce dernier [lui] avait offert pour l’amadouer et lui enjoint de le porter plutôt au gouverneur de la Nouvelle-France[54]. Même si les Britanniques en sont la cible principale, les moqueries qui filtrent à travers les comptes rendus de ces assemblées rejaillissent parfois sur les acteurs autochtones présents. Au début de l’« Accomodement fait entre les Iroquois et les Outraoüacs en 1705[55] », le narrateur commente la scène en des termes qui l’apparente à une mascarade festive en raison des costumes et des maquillages bigarrés des Autochtones : « Cela auroit esté fort joli à voir en Carnaval à Versailles », note d’entrée de jeu le commentateur railleur[56]. Les chants adressés à Vaudreuil, le maître de la cérémonie, ajoutent encore à la bizarrerie du spectacle.

Mais quelle part tient l’imaginaire dans ces comptes rendus reçus d’outre-mer ? La question se pose d’autant plus que les paroles prononcées dans la langue locale sont d’ordinaire restituées par l’entremise de truchements ; quelquefois même la scène est recomposée par ouï-dire, le correspondant n’ayant pas assisté aux pourparlers qui se sont déroulés en Nouvelle-Angleterre[57]. On peut donc affirmer sans crainte d’exagération que le gazetier transpose librement les événements de manière à souligner les talents diplomatiques du gouverneur français et de ses représentants. Louis-Thomas Chabert de Joncaire et Charles Le Moyne de Longueuil et de Châteauguay ont droit à ce titre aux éloges du narrateur, qui fait ressortir leur habileté à maintenir la neutralité iroquoise en 1709 malgré les pressions croissantes du gouverneur de New York pour obtenir la mobilisation des Cinq-Nations contre les Français. Lorsque plusieurs membres de la confédération iroquoise se joignent au projet d’invasion contre le Canada, le correspondant du Mercure galant fait ressortir l’adresse de Joncaire et de Longueuil pour conserver leurs alliés :

Mr de Jonquiere [sic] à réüssi merveilleusement auprès des Sononthoüans et des Goyogoüens durant plusieurs années qu’il a esté auprès d’eux pour les tenir affectionez à la Colonie, ce qui luy a fait essuyer bien des fatigues. Mr le Baron de Longüeil Major de Montreal, cheri de pere en fils de ces Nations, est allé chez eux en Ambassade pour Negotier au moins une neutralité qui soit ferme et pour les tenir en respect[58].

Sans la nier complètement, Maxime Gohier semble minimiser l’influence de Joncaire sur les Tsonnontuouans, restés fidèles à l’alliance française, et pense plutôt, à la suite de Daniel Richter, que le refus de cette nation de prendre part à l’expédition britannique tient à sa vulnérabilité face « aux attaques des Amérindiens des Grands Lacs[59] », alliés des Français. D’où la nécessité pour eux de conserver des liens avec les autorités coloniales du Canada. Le même historien constate néanmoins, à partir de 1710 et surtout après la chute de Port-Royal en octobre de la même année, une perte notable de prestige de la puissance française auprès des Iroquois. À preuve, Robert Livingston, premier secrétaire des Affaires indiennes de la province de New York rattaché au bureau du commissaire Pieter Schuyler, livre une version plus mitigée de l’impact réel des propositions de Joncaire sur les Cinq-Nations, qui souhaitent maintenir la présence britannique sur leurs terres pour les « prévenir des intrigues françaises[60] ». Lors d’une assemblée tenue à Onnontagé le 17 juillet 1710, le négociateur français n’hésite pas à menacer de représailles ceux qui voudraient se joindre aux Britanniques[61]. L’année suivante, les relations franco-iroquoises s’avèrent encore plus tendues, comme en témoigne la correspondance officielle de Pieter Schuyler. Consignée par son secrétaire, la réponse des Mohawks adressée au baron de Longueuil qui les invitait à rester neutres révèle une méfiance explicite[62]. Sans ambages, les parlementaires autochtones imputent la reprise des hostilités en Amérique aux Français ; ils craignent que ceux-ci nourrissent un « mauvais dessein[63] » à leur endroit et détournent contre eux, par un effet boomerang, toutes les accusations que le délégué avait proférées à l’encontre les Britanniques :

[V]ous souhaitez que nous ne prenions pas la hache de guerre, nous pensons ne pas le faire, mais quant à ce que vous nous avez dit que Corlaer [le gouverneur anglais] et Quieder [Schuyler] ont donné la hache de guerre aux Indiens de la rivière, nous ne pouvons pas le croire ; il se peut que ce soit aux Indiens de Boston ou à ceux qui sont plus à l’est sous le gouvernement anglais, ce qui, si tel est le cas, est tout à fait justifié, puisque vous avez donné la hache à tous vos Indiens contre eux [les Iroquois], vous semblez avoir de la commisération à notre égard, comme si notre frère Corlaer et Quieder se servaient de nous de manière incivile, ce qui n’est pas le cas, mais ils ont été plusieurs fois utilisés de la sorte par vous et ont souvent eu des guerres avec vous occasionnées d’abord par vous-mêmes, ce qui n’est pas encore arrivé avec notre frère Corlaer et Quieder et, nous l’espérons, n’arrivera jamais, mais nous avons toujours été d’accord dans l’amour et la fraternité ensemble.[64]

Cette longue réplique dresse en vérité une sorte de réquisitoire contre les émissaires français, accusés de tromperie, voire de diffamation envers leurs rivaux, présentés au contraire comme loyaux et fraternels, déclaration qui s’écarte en tout point du tableau brossé dans le périodique louis-quatorzien. En effet, la réponse des Mohawks comme plusieurs autres discours retranscrits dans les procès-verbaux entretenus par le personnel diplomatique de la province de New York infirment catégoriquement le portrait flatteur des députés français. Force est de constater que les délégués européens, rivés à la défense des intérêts de leur nation respective, cherchent à instrumentaliser la parole autochtone, qu’elle provienne de leurs alliés ou de leurs ennemis. Armes aux retombées imprévisibles, les représentations des nations indigènes offrent, tant pour les Français que pour les Britanniques en quête de légitimité et d’assistance militaire, la consécration de leurs politiques en Amérique[65], dont les narrateurs ne manquent pas de tirer profit.

* * *

Cette étude, bien que fragmentaire, permet notamment d’étayer les intuitions de Marie Parent et de Réal Ouellet voulant que la parole prêtée à l’Autre « ressemble à une imposture[66] ». Aussi pourrait-on étendre cette réflexion sur l’authenticité des dialogues à l’ensemble de ces scènes diplomatiques, façonnées d’évidence à des fins promotionnelles et du même coup sujettes à caution. Animé par un esprit d’émulation dans une course aux alliances, particulièrement cruciales dans le cas de la Nouvelle-France, le duel diplomatique entre les empires coloniaux français et britannique se situe dans le prolongement des affrontements militaires. Si les pourparlers entre nations peuvent s’apparenter à une trêve, dans les faits, les tensions se déplacent sur un autre terrain. Ainsi, le choc des armées cède le pas à une guerre des mots, dont l’une des principales batteries est la manipulation et la persuasion non seulement de l’interlocuteur qu’on cherche à berner ou à intimider, mais aussi du lecteur de la métropole qu’il faut convaincre des habiletés diplomatiques de ses compatriotes. Au reste, la guerre de Succession d’Espagne oppose moins les Français aux Autochtones qu’à leurs adversaires britanniques, ce que traduisent les chroniques du Mercure galant en évoquant, en contrepoint des discussions menées entre les autorités de la Nouvelle-France et les chefs autochtones, celles qui impliquent les administrateurs de New York ou de Boston. Dans ces chassés-croisés diplomatiques, toutes les ruses du narrateur tendent à cultiver le contraste entre les tactiques employées par les uns et les autres. Sans surprise, les adversaires de la France se voient systématiquement rabaissés ou discrédités.

Au demeurant, la disparité dans la présentation des orateurs va de pair avec le traitement réservé à chaque groupe de belligérants en présence. Dans un contexte de propagande aussi marqué, présenter les soldats britanniques comme de « vrais ventres de Biere » incapables d’échapper à leurs assaillants[67] s’inscrit dans une logique semblable à celle qui présidait à la dévaluation des négociateurs ennemis. À cet égard, la description du premier siège de Port-Royal insérée dans une lettre de Québec publiée dans l’édition du Mercure galant de mars 1708 peut paraître exemplaire. D’un côté, le narrateur célèbre la valeur des 150 soldats français qui ont tenu tête à 1 500 Britanniques ; de l’autre, il se montre particulièrement cinglant pour les 300 à 400 assiégeants qui furent surpris « couchez ventre à terre[68] ». Ainsi, le portrait des combats sur le terrain s’ajuste et se module selon la nationalité des soldats. La sélection des événements à raconter est, en ce sens, non moins significative que le lexique employé pour décrire les acteurs du conflit. Alors que les correspondants au Canada s’étendent sur les premiers assauts en Acadie où les soldats du roi sortent vainqueurs, ils s’estiment quittes en faisant une brève mention de la chute de Port-Royal. On ne s’étonnera pas si le collaborateur du périodique en 1710 transforme cette défaite en une quasi-victoire, se bornant à constater que l’on « auroit repris [la ville] si le Gouverneur François … ne l’eût renduë un peu trop vîte[69] ». Pour défendre les entreprises françaises en Amérique septentrionale, les gazetiers ne se privent pas de verser dans la dissimulation et le sarcasme, animalisant même leurs adversaires qu’ils comparent à des « Ecrevisses[70] ». À défaut de dresser un état objectif de la situation, le Mercure galant offre un échantillon des multiples tactiques discursives et stratagèmes narratifs déployés tant sur le plan du reportage de guerre que sur le front de la diplomatie intercoloniale pour faire triompher les émissaires du Roi-Soleil et leurs alliés, malgré une situation souvent désavantageuse. Loin d’être complètement opaques, les filtres de ces chroniques témoignent indirectement de l’étrange destin de la Nouvelle-France, qui dut longtemps sa survie aux ruses de ses administrateurs.