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Si Alex Gagnon détient une formation en littérature, cet ouvrage rend compte d’une recherche située au plus près de l’histoire culturelle. Peu représentée au Québec, où elle entre en dialogue surtout avec les études littéraires, cette veine historique trouve une appropriation fertile dans cet imposant volume qui se propose de disséquer les mécanismes de construction de la grandeur au sein de la culture québécoise. Dans un prolongement cohérent de La communauté du dehors (PUM, 2016), ouvrage précédent consacré aux liens entre « imaginaire social et crimes célèbres au Québec », Gagnon entend saisir les relations entre imaginaire social et célébrité en arrêtant son regard sur quatre figures ayant incarné la grandeur dans le Québec des années 1990 à aujourd’hui : le pilote Robert Piché, le chanteur André Fortin, l’homme fort Louis Cyr et la criminelle Karla Homolka.
Gagnon emprunte aux historiens culturalistes leurs méthodes et visées. Pour comprendre comment se construisent les représentations des figures interrogées, il manie avec aisance un corpus de sources hétérogène, articulant discours et images de presse, oeuvres littéraires, cinématographiques et musicales, archives, lieux et objets patrimoniaux. Ni les correspondances citoyennes ni les commentaires en ligne ne sont oubliés pour mettre en lumière la réception des figures étudiées. Il s’agit, via cet ensemble, d’envisager la grandeur comme une construction sémiotique et la figure publique, dans le sillage d’Antoine Lilti, comme le produit d’un « système de signes » (p. 21). L’ambition idéale de « rassembler … la totalité des mots, des images, des oeuvres et des choses qui se rapportent aux quatre figures » choisies (p. 24) est tempérée par les méthodes éprouvées des historiens culturalistes, telles la prise en compte de la représentativité des sources et la mise en oeuvre de sondages stratégiques.
La visée principale de Gagnon est d’éclairer certains aspects de l’imaginaire social québécois contemporain par le prisme des figures retenues ; il retrace la construction de représentations susceptibles de traduire les « préoccupations », « obsessions » ou « convictions » de la société québécoise – termes empruntés à Anne-Emmanuelle Demartini – et les « normes qui la fondent » (p. 20). La démarche s’inscrit dans l’école française de l’histoire culturelle : l’étude des représentations prend sens en ce qu’elle s’articule au social pour révéler « la façon dont les sociétés perçoivent leurs composants …, hiérarchisent leurs divisions, élaborent leur avenir », comme l’écrivait Dominique Kalifa[1]. Fidèle à cette proposition théorique, qu’il résume succinctement (le concept d’imaginaire social ayant été approfondi ailleurs par Gagnon), l’auteur s’attache à éclairer la performativité des représentations et discours, et les réactions affectives qu’ils nourrissent chez le public québécois. Cet aspect est indissociable de la définition que Gagnon propose de la grandeur. En s’appuyant sur les travaux en histoire et en sciences sociales proposés récemment sur ces notions, Gagnon prend soin de distinguer célébrité et grandeur : là où la première se pose comme une « dissymétrie dans l’interconnaissance » (selon Nathalie Heinich), fondée par des éléments objectivables, comme la circulation des représentations du visage (p. 15-16), la seconde dépend des valeurs attribuées à une figure par le public. La grandeur est donc, pour Gagnon, une « qualité normative » (p. 16), qui place la célébrité du côté de l’« exceptionnel » (p. 17). En vertu de cette définition, Gagnon s’attelle à l’analyse de la réception des figures étudiées, de la performativité sociale de leurs représentations, des « réactions collectives et affectives » intenses (p. 19) qu’elles génèrent. De ce fait, son étude en est aussi une des émotions collectives – de l’admiration à la colère – en régime médiatique. Elle éclaire la manière dont les publics contribuent à façonner les figures de la grandeur. Le livre donne ainsi à comprendre la grandeur comme étant tributaire de la richesse des usages (politiques, affectifs, mémoriels) et des appropriations collectives permis par une figure, et de sa capacité à « incarner des sens pluriels » (p. 403).
Gagnon s’éloigne toutefois de l’histoire culturelle en ce qu’il décortique un objet très contemporain : les figures retenues, à l’exception de Louis Cyr, appartiennent aux décennies 1990 à 2010. Il faut toutefois souligner que Gagnon les situe constamment dans une perspective historique afin de mieux les cerner, ce qui le conduit à se pencher sur une grande diversité d’objets historiques connexes éclairés par une riche bibliographie, depuis les études sur les représentations héroïques de l’aviation pionnière jusqu’à celles sur le mythe de la bohême littéraire.
Outre l’écriture limpide et la clarté conceptuelle, soulignons la finesse des analyses de Gagnon, qui rend compte des spécificités des types de discours et de signes entrant dans la construction de chaque figure publique. L’auteur se montre sensible aux contraintes médiatiques, aux voix discordantes, et est tout aussi apte à analyser un article qu’un film ou une chanson. La convocation de notions élaborées par la sociologie et la linguistique affine le commentaire des conduites publiques et discours médiatiques pris en compte. Surtout, l’apport des études littéraires constitue ici un outillage fondamental : c’est en sémioticien que Gagnon interprète ses sources, met en relief la construction d’un ethos, identifie les intertextes, les figures de style, les archétypes à l’oeuvre dans les représentations, retrace les points tournants dans la mise en récit collective d’une existence et, au total, expose avec une grande précision les procédés discursifs et sémiotiques par lesquels se cristallise la grandeur. On ne saurait tirer meilleur parti de la rencontre entre études littéraires et histoire culturelle, qui permet d’exposer avec acuité, pour chacune des figures, la façon dont un récit collectif se diffuse, par étapes et dans une série de représentations hétérogènes, à la genèse desquelles prennent part les producteurs culturels, les lecteurs comme les individus médiatisés. Le livre témoigne brillamment de la capacité des outils élaborés par les études littéraires à dire le monde contemporain.
Quant à sa structure, elle donne à voir un répertoire topique de la grandeur, l’ouvrage se divisant en quatre chapitres consacrés respectivement aux quatre figures. « Figure » est ainsi à comprendre au sens non seulement de figure publique mais aussi de figure symbolique ou rhétorique, puisque chacune des célébrités actualise un certain type de grandeur, que ce soit celle du champion (Cyr), du héros (Piché), du monstre (Homolka) ou du génie (Fortin). Ces étiquettes, attribuées d’abord par le public et la presse, sont empruntées au discours social. S’il interroge les spécificités de ces figures, Gagnon souligne aussi leurs points communs afin de mettre en relief ce qu’elles disent des mécanismes de la « consécration populaire et médiatique au Québec ». Gagnon poursuit le travail entamé par Benoît Melançon sur Maurice Richard, avec lequel il entre volontiers en dialogue, sans négliger les études sur des célébrités parentes, d’Émile Nelligan à Céline Dion. Sa conclusion n’est pas étonnante : les figures de la grandeur se caractérisent au Québec par leur ancrage dans l’ordinaire, dans une tension entre singularisation et appartenance à la communauté ; dans leurs usages politiques et affectifs, elles interrogent l’identité collective. Si les réflexions sur cette question sont convaincantes, le véritable apport de ce livre se situe tout autant dans sa remarquable mise en lumière des mécanismes de construction de l’imaginaire social et de la mémoire collective, permise par la fusion organique des études littéraires et de l’histoire culturelle.
Appendices
Note
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[1]
Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire (Paris, Seuil, 2013), p. 21.