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Le 17 août 1819, le notaire Pierre Bazin se rend à Sainte-Anne-d’Yamachiche pour procéder à l’inventaire des biens de la communauté ayant existé entre Jean-Baptiste Pelletier, cultivateur, et Josephte Tousignant dit Lapointe, sa défunte épouse[1]. Le couple avait cinq enfants encore mineurs et habitait une maison ne comptant probablement aucune division interne[2]. Marié en 1808, le couple a néanmoins accumulé une quantité non négligeable de biens et accédé à un certain degré d’aisance matérielle. Me Bazin recense notamment une table, sept chaises, deux lits et un coffre, un poêle de fonte, un fanal et un chandelier, une herse, deux faucilles et une charrue. La communauté possède également quelques vaches et porcs, un cheval et une jument. Ce sont là, probablement, des habitants un peu plus aisés que leurs concitoyens de la vallée du Saint-Laurent à l’époque préindustrielle.

Soixante-dix-neuf ans plus tard, le 1er mars 1898, c’est au tour de Me Jules Milot de se rendre à Sainte-Anne-d’Yamachiche. À la demande d’Évariste Lafontaine, le notaire procède à l’inventaire des biens de la communauté entre ce cultivateur et son épouse, Clara Lamy, décédée le 7 décembre 1897[3]. Le couple avait 11 enfants encore mineurs et habitait une maison comptant huit pièces, dont quatre chambres à coucher. Certains des biens répertoriés, pour la plupart absents des maisonnées du début du 19e siècle, tels 3 petits fauteuils, un sofa, une horloge, 10 images encadrées et plusieurs rideaux et tapis de plancher, témoignent de l’émergence progressive de nouvelles conditions d’existence et manières d’habiter.

Jean-Pierre Hardy a déjà utilisé les inventaires après décès pour examiner comment l’augmentation du niveau de richesse de la population est reflétée dans la « recherche de confort »[4]. Cette source a également été exploitée dans le cadre d’études comparatives afin de démontrer l’existence d’inégalités inter-régionales quant à l’environnement matériel de groupes sociaux spécifiques, tels les artisans[5]. Christian Dessureault a aussi relevé des conditions d’existence différenciées au sein de certaines classes sociales et souligné la présence de hiérarchies internes parfois importantes, en particulier chez les travailleurs et les paysans[6]. De fait, certains ménages peinaient à suivre la courbe ascendante de l’économie globale produite par l’essor du capitalisme. George Bervin, pour sa part, s’est attaché à mettre en lumière la richesse de ce type d’acte notarié pour l’analyse sociomatérielle de la bourgeoisie d’affaires bas-canadienne, en faisant ressortir le lien étroit entre les biens possédés et l’appartenance à une tranche privilégiée de la société[7].

Les inventaires après décès sont en outre indissociables de l’étude des stratégies de reproduction sociale des familles. Gérard Bouchard a proposé une réinterprétation des différents modèles de transmission des avoirs en milieu paysan, notamment sous l’angle des liens entre démographie et systèmes successoraux[8]. D’autres recherches ont démontré l’effet du niveau de richesse des familles sur les modalités de transmission[9] et fait état des répercussions des bouleversements économiques du 19e siècle, comme la monétarisation des successions[10]. C’est cependant la question de l’égalité et de l’inégalité entre héritiers[11] et des exclusions concomitantes[12] qui a le plus retenu l’attention des chercheurs et des chercheuses.

Cet article propose une reconstitution des conditions d’existence dans le district judiciaire de Trois-Rivières[13] au cours du 19e siècle, à partir d’un échantillon d’inventaires après décès. Très largement rurale en début de période, cette région voit le développement du capitalisme, la commercialisation de l’agriculture et l’urbanisation la marquer profondément durant la seconde moitié du siècle, à l’instar de bien d’autres régions du Québec. La région de la Mauricie, principale composante du district sur la rive nord du Saint-Laurent, se signale par la cohabitation de fronts pionniers agroforestiers et de paroisses plus anciennes et prospères près du fleuve, ainsi que par une première industrialisation fondée sur le secteur forestier et, secondairement, la sidérurgie[14].

Ces transformations, on peut en faire l’hypothèse, remodèlent l’environnement matériel des populations, leurs façons de consommer et les modalités de la transmission de leurs biens. Comment prendre la mesure de ces phénomènes tout en tenant compte des hiérarchies sociales et des pratiques culturelles et, surtout, de leur évolution au fil du siècle ? Notre étude propose de réunir la plupart des approches mises en oeuvre par l’historiographie jusqu’à maintenant et, en outre, de faire le pont entre le monde préindustriel et celui du capitalisme industriel précoce. Au surplus, nous exploitons toutes les possibilités des inventaires, de l’étude du mobilier à l’endettement en passant par les moyens de production des ménages, pour ne nommer que ces données, afin de dresser un portrait complet des conditions d’existence.

Nous avons examiné 203 inventaires après décès dressés au 19e siècle dans ce district : 119 entre 1800 et 1820 et 84 entre 1880 et 1900. D’abord repérés dans les index des greffes de notaires numérisés par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, ces inventaires ont été sélectionnés par échantillonnage systématique à partir d’une liste chronologique en retenant deux inventaires sur cinq pour la première période et un sur cinq pour la deuxième, afin d’obtenir environ une centaine d’inventaires par période, pour un total de 228 actes. De ce nombre, 25 inventaires (15 pour la première période et 10 pour la deuxième) ont été exclus parce qu’ils avaient été produits en dehors du district ou parce qu’ils étaient introuvables, malgré leur mention dans l’index. Signalons que seulement 6 pour cent des inventaires de la première période concernent des individus ou des ménages résidant en milieu urbain, soit dans la ville de Trois-Rivières. Cette proportion grimpe à 14 pour cent dans la deuxième période. Cela correspond aux grandes tendances observées quant à l’urbanisation des sociétés régionales. En Mauricie, le poids démographique du milieu urbain oscille entre 10 et 16 pour cent tout au long du 19e siècle[15].

Parmi les 203 inventaires analysés, 94 inventaires de la période 1800-1820 et 55 de la période 1880-1900 concernent des cultivateurs ou des « habitants ». Il s’agit du groupe socioprofessionnel le plus largement représenté (73 pour cent des effectifs). Le reste du corpus reflète une relative diversité socioprofessionnelle surtout pour la seconde période[16]. On y retrouve principalement des ouvriers et équivalents (ex. : journaliers), des ouvriers spécialisés et des artisans (ex. : forgerons, menuisiers), des marchands et commerçants (ex. : aubergistes), des fabricants (ex. : fromagers), des membres des professions libérales (ex. : médecins), de même que des employés de bureau (ex. : commis) et un groupe de professions diverses (ex. : prêtres, navigateurs). Ces individus ne vivant pas directement du travail de la terre représentent environ 9 pour cent des inventaires de la première période et environ 32 pour cent de ceux de la seconde. Enfin, le statut socioprofessionnel de 16 individus ou chefs de ménages (14 au début du siècle, 2 à la fin) demeure indéterminé.

L’étude des deux premières et des deux dernières décennies du 19e siècle permet de bien mettre en relief les transformations d’ordre matériel et social de la période. La transition vers le capitalisme, à partir du milieu du siècle, modifie notamment le rapport à la terre et au travail. La commercialisation de l’agriculture, le développement du salariat, la circulation plus répandue de l’argent et l’ascension de certaines classes réduisent la production à domicile et augmentent l’achat de certains biens, essentiels ou non, sur le marché.

L’inventaire après décès a pour finalité le recensement – en principe exhaustif – des éléments composant le patrimoine mobilier et immobilier d’un ménage ou d’une personne. Les informations contenues dans l’acte sont nombreuses : individus concernés, description sommaire et évaluation monétaire des biens mobiliers (la « prisée »), énumération des dettes actives et passives, description sommaire des biens immobiliers et énumération des actes notariés (les « titres et papiers ») laissés par la personne défunte. Cette source présente quelques lacunes. L’exactitude du relevé peut varier d’un inventaire à l’autre, les notaires étant plus ou moins méticuleux. À cela s’ajoutent les variations dans la précision de la prisée (à l’unité ou en bloc) des biens répertoriés et – pour nos besoins particuliers – la difficulté de distinguer les biens de fabrication domestique de ceux qui ont été achetés. Certains inventaires, lorsqu’ils ne sont pas carrément incomplets, nécessitent des recherches complémentaires afin de connaître, par exemple, l’âge au décès et la profession du chef de famille[17].

Nous tâchons d’abord de caractériser les mutations de l’environnement matériel de la population pour les deux périodes étudiées en ce qui a trait à certains besoins de base tels que le logement et le chauffage. Nous examinons ensuite les pratiques de consommation quant au mobilier et aux objets d’agrément, ces objets à la fois fonctionnels et ornementaux. Nous tentons pour finir de mettre en relief les inégalités de richesse et de conditions de vie à l’intérieur du groupe social le mieux représenté au sein de l’échantillon, celui des cultivateurs. Les campagnes du district, comme nous le verrons, présentent une différenciation sociale très marquée au 19e siècle, et ce, sur tous les plans : confort des intérieurs, taille du cheptel, position dans les réseaux de crédit, etc. L’étude de cette société rurale doit par conséquent tenir compte, en plus de phénomènes comme l’exclusion des héritages et les départs pour les villes manufacturières, de la profonde marginalisation de certaines lignées familiales qui persistent et font toujours partie, tant bien que mal, du monde rural à la fin du 19e siècle.

La maison, le chauffage et l’éclairage

Un indice probant des transformations structurelles de l’habitation paysanne canadienne entre le début et la fin du 19e siècle est l’accroissement de la subdivision de l’espace. Ce changement reflète certaines grandes tendances identifiées dans l’intérieur domestique des élites. En milieu rural, l’évolution s’effectue lentement, mais dès le premier tiers du 19e siècle, un nombre croissant d’habitants ajoutent une ou plusieurs cloisons à l’intérieur de leur demeure pour restructurer l’espace[18]. Ce cloisonnement instaure un ordre nouveau dans la maisonnée, ordre qui affecte l’aménagement des lieux et les habitudes de vie des occupants[19].

Les maisons rurales ne comptant aucune division interne semblent chose commune au début du 19e siècle (tableau 1). Sur les 94 inventaires produits dans ce milieu entre 1800 et 1820, 60 ne recensent aucune division interne. Lorsqu’un inventaire est dénué de toute mention relative à des pièces et qu’il n’y figure qu’une quantité très restreinte de meubles, on peut déduire qu’il s’agit d’une maison à pièce unique. Dans l’inventaire des biens de la communauté formée par Antoine Trottier, cultivateur de la paroisse de Saint-François-Xavier-de-Batiscan, et Josephte Bronssard dit Lavigne, le notaire Louis Guillet ne répertorie qu’une table, quatre chaises, un miroir et un lit garni[20]. Le couple habitait, avec ses trois enfants mineurs, une maison en bois « en mauvais état ». Il est hasardeux, cependant, de conclure à une généralisation de ce type d’habitation en milieu rural à l’époque[21]. Au début du 18e siècle, déjà, il n’était pas rare qu’une maison rurale comportât deux pièces principales[22].

Lorsqu’une ou deux divisions sont identifiées dans l’inventaire, il y a généralement présence d’un grenier, qui peut servir à la fois d’entrepôt pour les grains, de lieu de production et d’espace de repos[23]. Sauf exception, c’est à partir de trois pièces qu’une chambre à coucher apparaît. Les divisions internes les plus fréquemment recensées en milieu rural pour cette période sont la cuisine, le grenier et la chambre ; une salle ou un cabinet s’ajoute à l’occasion[24]. Les habitations comptant cinq pièces et plus sont rarissimes (2,1 %) au début du 19e siècle. Seul un groupe très restreint de cultivateurs aisés semble avoir adopté une manière plus bourgeoise de se loger, en privilégiant des pièces aux fonctions mieux définies.

Tableau 1

Distribution du nombre de divisions internes dans la maison des cultivateurs selon la période

Distribution du nombre de divisions internes dans la maison des cultivateurs selon la période

a Le total des pourcentages diffère de 100 %, les valeurs ayant été arrondies.

Source : inventaires après décès sélectionnés par échantillonnage systématique, ANQ-TR, CN401

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Si la maison sans cloisonnement est encore bien présente à la fin du siècle (22 inventaires sur 55), signe, peut-on croire, de la persistance d’une large frange de familles paysannes très modestes, on constate la multiplication du nombre de divisions internes. En effet, environ 38 pour cent des habitations paysannes comptent au moins trois pièces dans les dernières décennies du 19e siècle, contre seulement 18 pour cent en 1800-1820. Il y a également augmentation du nombre de chambres à coucher. Si la majorité des habitations n’en comptent qu’une ou deux, certaines font exception : la demeure de Joseph Rivard, cultivateur à Sainte-Flore, en contient six[25].

La présence de pièces comme le vestibule et le salon laisse entrevoir une certaine spécialisation de l’espace. Ces deux pièces, presque totalement absentes au départ, sont plus fréquemment recensées à la fin du siècle. Certaines habitations paysannes de la période 1880-1900 rivalisent même avec les résidences des élites du début du 19e siècle en ce qui a trait aux divisions internes. La maison de Maxime Loranger, de Saint-Antoine-de-la-Rivière-du-Loup, compte 11 pièces réparties sur deux étages en 1888[26]. Ces divisions internes s’apparentent à celles de la demeure d’Henry George Fearon, juge de paix de Trois-Rivières, chez qui on recense 12 pièces la même année[27]. Ce n’est en rien le signe d’une homogénéisation des conditions de vie, cela va sans dire, mais bien un indice éloquent de différenciation « intra-classe » consécutive à l’émergence d’une catégorie de cultivateurs en moyens capables de commercialiser leur production.

La présence d’au moins un poêle, composante importante de la recherche de confort, dans environ 75 pour cent de l’ensemble des inventaires des deux périodes confirme amplement qu’il se généralise dès le début du 19e siècle (tableau 2). Les anciennes techniques de chauffage et de cuisson ne sont toutefois pas entièrement disparues, comme en témoigne la présence d’accessoires comme les chenets et la crémaillère. Le caractère transitoire de la période est renforcé lorsque l’âtre est combiné à un ou plusieurs poêles de fer ou de tôle. Cette combinaison est révélatrice. Puisque le poêle est généralement placé dans une autre pièce que le foyer, il accroît l’aire de l’habitation où l’on peut vaquer sans trop d’inconfort à ses occupations quotidiennes, tout en dégageant les environs immédiats du foyer ouvert[28].

On constate cependant une nette différenciation des types de poêles répertoriés entre 1880 et 1900. On dénombre davantage de poêles doubles, aussi appelés « poêles à deux ponts ». Le poêle à trois ponts, absent des inventaires de la période 1800-1820, est également fréquent à la fin du siècle. L’introduction du poêle double ou triple dans les habitations traduit une meilleure qualité et efficacité des appareils. De plus, les tuyaux longs de plusieurs sections (aussi appelées « feuilles ») permettent d’éloigner le poêle de la cheminée, offrant ainsi une diffusion de la chaleur plus efficace. Le rendement calorifique a un effet direct sur le mode et la qualité de vie des ménages, particulièrement pendant les longs mois d’hiver : les indigents peuvent difficilement s’éloigner du poêle ou de la cheminée pour dormir ou pour accomplir les nombreuses tâches quotidiennes, tandis que les mieux nantis peuvent profiter à leur aise de l’ensemble des pièces de la maison à toute heure du jour ou de la nuit[29].

Sans que l’on puisse parler d’une augmentation massive du nombre de luminaires, on s’éclaire mieux à la fin du 19e siècle (tableau 2). En effet, 50 pour cent des ménages possèdent alors trois luminaires et plus, contre seulement 22 pour cent en 1800-1820. Bien qu’une part relativement importante de notre échantillon (environ le quart) ne semble pas avoir été touchée par cette « révolution » de l’éclairage, il est indéniable qu’une large proportion de la population du district en a profité. Sans grande surprise, les inventaires comptant le plus de luminaires, pour l’une ou l’autre période, sont ceux de ménages ou d’individus des classes plus aisées et qui comptent sur l’écrit pour vivre[30]. Posséder de nombreux luminaires permet de profiter plus longuement des heures séparant le coucher du soleil du coucher des occupants, que ce soit pour le travail, les tâches domestiques ou les veillées en famille et avec le voisinage[31].

Tableau 2

Distribution du nombre de poêles et de luminaires selon la période

Distribution du nombre de poêles et de luminaires selon la période

a Le total des pourcentages diffère de 100 %, les valeurs ayant été arrondies.

Source : inventaires après décès sélectionnés par échantillonnage systématique, ANQ-TR, CN401

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Quels types de luminaires sont utilisés ? Le chandelier l’emporte sur les autres appareils (lampe, fanal et lanterne) durant la première période. Il existe tout un éventail de prix pour cet article. Par exemple, le chirurgien médecin François Rieutord possède en 1819 trois chandeliers argentés évalués ensemble à 12 livres de 20 sols[32], ce qui en fait des objets de luxe[33] ; vers la même époque, le cultivateur Pierre Pellerin possède, lui, un unique chandelier évalué à 10 sols[34]. On observe toutefois un renversement des tendances dans les dernières décennies du siècle. On a délaissé le chandelier au profit de la lampe à l’huile. Généralement évaluée à moins d’une piastre, celle-ci est répertoriée dans 71 pour cent des inventaires d’alors. Certaines lampes, recensées avec des abat-jour en verre[35] ou qualifiées de « suspendues[36] », indiquent cependant la diffusion de nouveaux modèles.

Le mobilier et les objets d’apparat

Avoir un toit, se chauffer et s’éclairer : il s’agit là de besoins élémentaires. L’étude du mobilier domestique, du point de vue de la culture matérielle, nous permet d’ajouter à la satisfaction des besoins de base certaines stratégies de distinction sociale. Des meubles qu’on peut qualifier de « fonctionnels » participent à leur manière au confort et font partie intégrante de l’environnement matériel des populations dès la fin du 18e siècle. Ainsi, par exemple, 82 pour cent des 203 inventaires examinés font mention d’au moins une table (tableau 3). Tant les riches que les pauvres sont pourvus en meubles nécessaires pour la prise des repas en commun et servant, à l’occasion, aux rapports de sociabilité : 2 tables et 8 chaises en moyenne au début du siècle, 3 tables et 14 chaises à la fin. Une variation non négligeable existe cependant. Certains ménages se trouvent nettement sous la moyenne. Chez les plus fortunés, le nombre de tables et de chaises va croissant avec le temps, indice d’accumulation, voire de surcharge évoquant le bric-à-brac des intérieurs victoriens[37].

S’ils sont les meubles de rangement les plus populaires à l’aube du 19e siècle, l’armoire, le buffet et le coffre ne sont toutefois pas répartis uniformément. Ces trois meubles sont respectivement présents chez 24, 43 et 80 pour cent des ménages. Plus de 87 pour cent[38] des ménages possèdent tout de même au moins un de ces meubles. Notons que le buffet, meuble bas qui s’apparente à l’armoire, vaut presque toujours deux fois moins cher que l’armoire ou le coffre. Il est de fabrication simple et constitue le meuble préféré des errants, des mobiles, celui qu’on emporte aisément avec soi lors des déménagements, selon Jean-Pierre Hardy[39]. Le buffet et le coffre sont moins répandus dans les inventaires de la période 1880-1900 ; ils ont cédé le pas à l’armoire, plus complexe.

Tableau 3

Proportion d’inventaires contenant des meubles fonctionnels et d’apparat et des objets de luxe selon la période

Proportion d’inventaires contenant des meubles fonctionnels et d’apparat et des objets de luxe selon la période

a Incluant les garde-manger.

b Incluant les pendules.

Source : inventaires après décès sélectionnés par échantillonnage systématique, ANQ-TR, CN401

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Un signe évocateur de la transformation de l’environnement matériel de la population entre le début et la fin du 19e siècle est la montée en popularité des meubles qu’on pourrait dire « d’apparat ». Ces articles, souvent fabriqués avec des matériaux chers, ont généralement une place d’honneur dans la chambre à coucher ou le grand salon et participent à l’affirmation d’une certaine réussite[40]. Leur apparence, leur style et leurs ornements ont parfois bien peu de liens avec leur fonction première[41].

Le fauteuil, le sofa et le canapé contribuent non seulement au bien-être et au confort mais également à la sociabilité des membres de la famille et de leurs invités. Sièges confortables d’abord prisés par les élites, le sofa et le canapé se taillent une place de choix dans un nombre grandissant de résidences. La proportion de ménages qui possède au moins un sofa augmente sensiblement, de 14 à 27 pour cent. Le canapé, absent des inventaires de la première période, est présent chez 23 pour cent des ménages de la deuxième période. Toutefois, le sofa du marchand n’est pas celui de l’artisan ou du cultivateur. Michel René dit Cottenette, cultivateur de Nicolet, possède en 1818 un sofa inventorié avec une paillasse, des draps et une courtepointe, association qui laisse croire que certains sofas sont utilisés en remplacement du lit et servent davantage au repos qu’à la sociabilité familiale[42]. Le fait de posséder un ou plusieurs meubles rembourrés et confortables témoigne d’une transformation dans les manières de recevoir où repos se conjugue avec aisance[43].

La commode, quant à elle, ne semble adoptée par un nombre significatif de ménages que vers la fin du siècle, peut-être en remplacement du coffre. Plus modeste que celle des élites, la commode du cultivateur est typiquement faite de bois tendre comme le pin. Les notaires sont avares de détails quant à la facture de ces meubles, évalués entre 0,50 piastres et 12 piastres entre 1880 et 1900. Cet écart dans la prisée laisse croire que certaines commodes se distinguent des autres par leur taille et leur degré d’usure, certes, mais aussi par leur style et leurs matériaux. La présence dans les inventaires de la période 1880-1900 du chiffonnier, haut meuble étroit à tiroirs superposés, signale elle aussi la transformation des habitudes de rangement. Avec la commode, ce meuble concurrence le coffre dans la mesure où 49 pour cent[44] des ménages comptent au moins l’un ou l’autre parmi leurs biens mobiliers. C’est donc un environnement matériel transformé qui se dessine à la fin du 19e siècle, un environnement qui accueille la nouveauté, la diversité et qui traduit une recherche de confort.

Le bien-être n’est pas seul en cause : les enjeux symboliques sont indissociables de la culture matérielle[45]. L’affirmation de sa réussite sociale et financière, modeste ou complète, passe par l’acquisition d’objets qui dépassent les besoins primaires. Outre le coût élevé de ces biens, il y a une connotation spéciale rattachée au fait de les posséder[46], eux qui sont là pour être vus et se faire voir. On cherche ainsi à agrémenter le logis pour le rendre plus conforme à ses goûts personnels, à son statut social ou aux caprices de la mode. L’espace domestique ainsi rehaussé se veut tout à la fois particulier à chaque ménage et empreint d’une certaine universalité permettant aux visiteurs de déchiffrer les symboles associés au statut social de la famille[47].

Les objets de luxe et de grand luxe demeurent fort rares dans les foyers de la région de Trois-Rivières au début du 19e siècle. Malgré la moyenne relativement élevée de pièces d’argenterie (14,6 par ménage), celles-ci ne sont pas réparties également, tant s’en faut. Six individus ou ménages se partagent environ 94 pour cent des pièces d’argenterie répertoriées. C’est là une concentration à outrance et une forme de distinction, un marqueur social sans doute remarquable et remarqué. À bien des égards, c’est encore le cas en fin de période. La diffusion d’un confort relatif au cours du 19e siècle ne gomme en rien les inégalités sociales. En sus d’une baisse de la proportion d’inventaires contenant des pièces d’argenterie, les individus qui en possèdent en possèdent encore plus[48]. En effet, quatre individus ou ménages se partagent alors environ 95 pour cent des pièces d’argenterie. Le juge de paix Henry George Fearon possède à lui seul 45 articles, dont plusieurs arborent un monogramme[49]. Et l’argenterie est encore chose rare en milieu rural. Jean-Baptiste Garceau de la Pointe-du-Lac, un des cultivateurs les plus aisés de notre échantillon, fait exception avec ses 27 pièces d’argenterie, dont plusieurs articles pour le thé et un beurrier[50].

Le monde de la terre : famille et moyens de production

Le sous-groupe des cultivateurs étudiés présente une homogénéité professionnelle assez affirmée, du moins en apparence ; les indices de pluriactivité sont rares. Seuls deux inventaires mentionnent que le chef de famille combine l’agriculture à un autre métier. En plus d’être cultivateur, Pierre Deguise dit Flamant pratique la maçonnerie[51], tandis que François Héroux est également charretier[52]. Trois inventaires montrent que le ménage tient une boutique ou un magasin offrant quelques produits semblables à ceux vendus par un marchand général[53].

Les enfants, particulièrement lorsqu’ils sont en âge de travailler, représentent un capital humain essentiel au bon fonctionnement de l’exploitation agricole familiale. Si le nombre d’enfants est un assez bon indicateur des étapes du cycle familial franchies par un couple, l’âge au moment du décès l’est tout autant. Environ un inventaire sur deux, tant au début qu’à la fin du siècle, concerne une défunte ou un défunt âgé de trente à quarante-neuf ans[54]. Il s’agit d’hommes et de femmes dans la fleur de l’âge et d’unités familiales vraisemblablement en voie d’atteindre leur plein potentiel en ce qui a trait au degré d’établissement, de confort matériel et de niveau de richesse. La transmission du patrimoine est le mécanisme central de la reproduction de la société rurale ; la nature et la valeur globale des biens transmis par les parents à leurs enfants influencent non seulement le choix des formes de transmission, mais également le degré d’efficacité des modalités de reproduction sociale des familles[55].

En temps normal, les inventaires énumèrent et décrivent brièvement les immeubles (superficie, localisation, etc.). Plus rarement nous renseignent-ils sur la valeur estimée de ces terres et bâtiments. Il est donc difficile de connaître la part de ces biens immobiliers dans la fortune d’une famille, même si l’on sait que la terre est probablement son principal actif en valeur. Les sources n’autorisent pas non plus une analyse des avoirs fonciers basée exclusivement sur la superficie, les données disponibles étant d’une précision inégale[56]. De nombreux inventaires ne contiennent d’ailleurs aucune information à ce sujet. Reste le nombre de terres possédées, indice imparfait de stratification sociale en milieu rural.

Entre 1800 et 1820, 84 pour cent des cultivateurs de notre échantillon sont propriétaires d’au moins une terre. Si un ménage en possède plus d’une, une seule est pourvue d’une maison et de bâtiments comme une grange ou une étable. C’est vraisemblablement sur cette terre qu’est produit le gros des récoltes. Certains inventaires mentionnent par exemple que la terre contient « 10 arpents nouvellement en culture[57] » ou encore « 26 arpents de terre neuve[58] ». Lorsqu’elles sont décrites, les terres supplémentaires portent souvent la mention « impropre à la culture », « en prairie » ou « en bois debout ». Sont-ce des terres nouvellement concédées par le seigneur ou acquises en vue de l’établissement d’enfants ? C’est fort possible. Et bien que les sources demeurent avares de détails quant à la qualité du sol, au rendement des terres ou à leur utilisation, il est clair que certains, tel Nicolas Pépin de Saint-Antoine-de-la-Rivière-du-Loup, ont la capacité et les ressources pour exploiter plus d’une terre[59]. Ce cultivateur en possède quatre, dont une porte la mention « en culture » et deux autres sont décrites comme ayant « 10 arpents de terre en culture » ; la quatrième est en bois debout. Pépin, peut-on croire, a planifié l’établissement de plus d’un rejeton en ce début de 19e siècle.

Deux phénomènes distinguent la période 1880-1900 : une légère augmentation du nombre de ménages ne possédant pas de terre, d’une part, et une augmentation du nombre de ceux qui en possèdent quatre et plus, d’autre part. Ces deux tendances opposées reflètent les contraintes que commence à imposer, tout au long du 19e siècle, la commercialisation de l’agriculture, qui se surajoutent aux limites de l’écoumène. Dans les familles qui parviennent à se maintenir, acquérir de la terre et transmettre le patrimoine vont de pair ; pour celles qui doivent renoncer à leur exploitation, vendre la terre vient miner, voire ruiner, l’ambition ultime de la transmission[60]. Ne reste peut-être, dès lors, que l’option de la migration ou de la prolétarisation, rurale ou urbaine.

La terre, lorsqu’elle est productive et profitable, constitue un gage de subsistance, de pérennité dans la communauté et d’aisance relative. Or, tant au début qu’à la fin du 19e siècle, ce ne sont pas tous les ménages paysans qui en possèdent, que ce soit comme propre ou comme acquêt d’une communauté de biens. Pourtant, on compte au total 26 chefs de famille (17,4 pour cent) qui, sans être propriétaires fonciers, ont déclaré être cultivateurs. Louent-ils une terre appartenant à un parent ou un voisin lui-même cultivateur[61] ? Ont-ils récemment vendu leur terre ? Sont-ce des journaliers agricoles néanmoins désignés comme cultivateurs ? Toutes ces hypothèses sont envisageables. Dans le cas des ménages plus âgés, on peut supposer que la terre a déjà été transmise par donation à un enfant ou bien vendue. Les sources consultées ne nous renseignent pas sur l’existence d’ententes relatives à l’exploitation d’une terre appartenant à autrui, par l’entremise d’un bail à ferme ou d’une donation entre vifs, par exemple. Mais aucun indice ne laisse croire que les ménages non propriétaires subsistent principalement grâce à un travail autre que de celui de la terre, bien qu’un certain degré de pluriactivité ne soit pas exclu.

Imprécis quant au foncier, les inventaires autorisent en revanche un examen plus serré de la composition et de la taille du cheptel. Les inégalités au sein de la paysannerie du district de Trois-Rivières ressortent ici avec force[62]. Les cheptels de la période 1800-1820 sont de taille restreinte. Élevée principalement pour son lait, la vache est présente dans 81 des 94 ménages de la période (tableau 4). Bien que le boeuf soit plus puissant et plus économique, les cultivateurs, écrit Jean Provencher, privilégient le cheval pour sa polyvalence et son adéquation au climat laurentien[63]. Il n’est donc pas surprenant qu’un peu plus de 85 pour cent des ménages paysans (80 sur 94) possèdent au moins un cheval ou une jument. Le porc, quant à lui, est surtout élevé pour sa viande et répond davantage aux objectifs de l’autoconsommation. L’élevage ovin, quoique légèrement moins répandu, s’inscrit dans la même logique, bien que les moutons soient élevés davantage pour leur laine que pour leur viande.

Tableau 4

Proportion d’inventaires contenant des animaux adultes selon la période

Proportion d’inventaires contenant des animaux adultes selon la période

a Ces moyennes ne sont que partiellement représentatives puisque certains notaires se sont contentés d’inventorier les animaux en lot, sans préciser le nombre exact.

b Incluant les taureaux.

Source : inventaires après décès sélectionnés par échantillonnage systématique, ANQ-TR, CN401

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Les disparités sont parfois considérables. Nos 94 cultivateurs de la période 1800-1820 possèdent en moyenne 17,2 bêtes, toutes espèces confondues[64]. Un petit groupe de cultivateurs distance largement les autres : six individus possèdent un cheptel équivalant au double, voire au triple, de la moyenne. Par exemple, Louis Pinard fils, de Saint-Jean-Baptiste-de-Nicolet, possède 47 bêtes, dont 15 brebis et 11 taures ou génisses[65]. D’autres cultivateurs possèdent au contraire un nombre très limité d’animaux, voire aucun[66]. C’est le cas de Nicolas Paquin, de Saint-Antoine-de-la-Rivière-du-Loup, qui ne possède qu’une seule jument[67]. Nos données confirment la situation observée ailleurs par Christian Dessureault[68].

On constate une diminution parfois significative de la proportion de ménages paysans possédant un certain type d’animal entre 1880 et 1900. Bien que la vache, la jument et le porc soient encore les animaux les plus répandus, un nombre plus limité de ménages en possèdent en fin de période. Cette diminution est particulièrement sensible dans le cas de la jument, présente chez 45,5 pour cent des ménages à la fin du siècle, contre 61,7 pour cent au début. Globalement, les cultivateurs chez qui on trouve des animaux disposent d’un cheptel de taille à peu près identique à ce qu’elle était au début du siècle, la moyenne étant de 17,3 bêtes. Par contre, la concentration de la « richesse animale » a pris une tournure très accusée. Six cultivateurs se partagent environ 36 pour cent des animaux recensés dont l’un, Onésime Vanasse dit Beauvais[69] en possède à lui seul 9 pour cent. Son cheptel de 72 têtes, le plus gros troupeau recensé, compte entre autres 12 vaches et 6 taures ou génisses. C’est là, peut-on croire, un signe non équivoque de l’essor de la production laitière dans le district – fait saillant de la transformation de l’agriculture de la région pendant la seconde moitié du 19e siècle. Mais il appert que seule une minorité de familles rurales peuvent vraiment s’y consacrer, du moins dans un premier temps[70].

Le phénomène de la concentration du cheptel est corroboré par la proportion de ménages paysans qui ne possèdent pas d’animaux. Alors que seulement deux ménages de l’échantillon n’ont pas d’animaux à l’aube du 19e siècle, ce nombre passe à neuf en 1880-1900, soit une proportion d’environ 16 pour cent. Dans la majorité des cas, ces ménages sont parmi les plus pauvres. Citons par exemple celui de Joseph Parent. Avant son décès en 1891, ce veuf habite avec son fils de quatorze ans dans une maison ne comptant aucune division interne ; il ne possède aucune terre et laisse une succession déficitaire à ses deux enfants[71]. La misère rurale est bien présente en fin de siècle.

Les créances et l’endettement paysan

L’examen de la richesse des ménages paysans serait incomplet sans tenir compte de leur rapport à l’argent et plus précisément de leur insertion dans les chaînes de crédit qui structurent les rapports sociaux dans les communautés de l’époque. Environ 65 pour cent des ménages de la première période ont une ou plusieurs dettes dites actives : on leur doit de l’argent. Cette proportion augmente à environ 75 pour cent dans les dernières décennies du siècle. Bien que l’origine précise de ces dettes soit généralement inconnue, les inventaires nous renseignent sur la composition des dettes (actives ou passives) et sur la capacité de certains cultivateurs à participer, de manière ponctuelle ou régulière, à la monétarisation de la vie sociale au 19e siècle.

Entre 1800 et 1820, 35 pour cent des ménages n’ont aucune dette active et 54 pour cent ont des créances inférieures à 300 livres (tableau 5). De ce nombre, 41 inventaires font état de dettes actives inférieures à 100 livres. Une large part de la paysannerie de la première période participe donc peu, voire pas du tout, au réseau de crédit qui se consolide en milieu rural – du moins en qualité de prêteur ou de créancier. Avec des créances totalisant plus de 1 000 livres, un petit nombre de cultivateurs se démarquent. Par exemple, en 1820, l’inventaire d’Augustin Thiffau, de Saint-Stanislas, mentionne 22 créances allant de 10 sols à 261 livres et totalisant quelque 1 163 livres[72].

Au fil du siècle, on constate une diminution du nombre de ménages paysans n’ayant pas de créances, la proportion passant de 35 à 25 pour cent environ. On remarque aussi une distribution plus étendue des ménages entre les différents niveaux de valeur des dettes actives. Par ailleurs, 11 cultivateurs de la période 1880-1900 ont des créances totalisant plus de 900 piastres. Trois d’entre eux cumulent des créances dont la valeur dépasse 4 000 piastres, montant fort considérable en ce milieu. Les assises des groupes élitaires du milieu rural se transforment et se précisent tout au long du siècle ; la circulation de l’argent, des biens et du crédit y est pour beaucoup.

Tableau 5

Distribution des inventaires selon la valeur des dettes actives et la période

Distribution des inventaires selon la valeur des dettes actives et la période

a Valeur en livres de 20 sols, aussi appelées livres d’ancien cours.

b Valeur en piastres.

c Un inventaire de l’échantillon a été exclu parce que la valeur des dettes actives est inconnue.

d Le total des pourcentages diffère de 100 %, les valeurs ayant été arrondies.

Source : inventaires après décès sélectionnés par échantillonnage systématique, ANQ-TR, CN401

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Bien que 56 pour cent de l’ensemble des dettes actives distinctes répertoriées soient de nature inconnue (vente, prêt d’argent, salaire, etc.), on peut tirer certaines conclusions quant à la manière dont les cultivateurs participent à la circulation de l’argent et à l’économie de marché. Une part significative des dettes actives de certains ménages paysans, tant au début qu’à la fin du siècle, provient de la vente d’une partie de leur production agricole. Dans un inventaire dressé en 1892, le notaire mentionne qu’Antoine Lessard a entre autres vendu des bottes de foin et plusieurs minots de gaudriole (grains mélangés) et d’avoine pour 428 piastres, somme qui représente environ 55 pour cent des dettes actives du cultivateur[73].

Certains vendent également des animaux. Dans un inventaire de 1817, on mentionne qu’Alexis Vallé fils a vendu un cheval à Antoine Morand Douville pour 21 livres et un mouton à François Douville pour 12 livres[74]. Peut-on voir dans ces ventes une modification des pratiques agricoles dans un sens véritablement « capitaliste » ? Il va sans dire qu’un paysan peut vendre des surplus et acheter d’un marchand sans être mû par une volonté d’accumulation ou même être capable, véritablement, d’une telle accumulation. Les surplus agricoles vendus témoignent néanmoins d’un premier niveau de commercialisation, se limitant probablement à l’échelle du rang ou de la paroisse, et d’une connexion à l’économie de marché qui prend de plus en plus d’ampleur tout au long du 19e siècle.

Parmi les dettes actives pour « vente » se trouvent les transactions foncières. Peu répandues, elles représentent, le cas échéant, une part importante des créances dans la mesure où les sommes impliquées sont souvent considérables. Par acte de vente passé devant le notaire Flavien Lemaître-Lottinville le 15 février 1882, Augustin alias Napoléon Lesieur vend une terre à Thomas Bourassa, cultivateur de la paroisse de Yamachiche[75]. Le montant est fixé à 2 200 piastres. Les raisons justifiant la vente ou l’achat d’une terre peuvent être nombreuses. Serge Courville souligne qu’un habitant peut acheter ou vendre une terre pour accroître sa superficie d’exploitation, établir ses enfants, obtenir un revenu d’appoint lorsque la conjoncture lui est défavorable ou encore pour rembourser une dette dont il ne peut espérer se libérer autrement[76]. Dans le cas de Lesieur, qui n’avait que vingt-trois ans au moment de son décès, il est difficile d’expliquer la transaction.

Les dettes sur « billet promissoire » ou par acte d’obligation représentent une part importante des créances de certains cultivateurs. De fait, ce sont les entrées au titre des dettes actives les plus fréquentes dans les inventaires. Elles sont pour la plupart concentrées à la fin du siècle, indice éloquent de la monétarisation des échanges dans les campagnes. Sur les 90 dettes sur billet ou obligation de la période 1880-1900, 18 reviennent à Honorat Lacerte, cultivateur de Trois-Rivières[77]. Les sommes qui lui sont dues totalisent quelque 2 800 piastres, soit environ 62 pour cent de ses dettes actives. De même, Onésime Vanasse dit Beauvais a accordé plusieurs billets ou actes d’obligation en faveur de divers individus[78]. Toutes ces créances, totalisant 5 306 piastres, représentent 94 pour cent des dettes actives du cultivateur de Saint-Joseph-de-Maskinongé. Il s’agit donc d’un cultivateur- prêteur de calibre, certainement reconnu comme tel dans son milieu.

Ainsi, un groupe restreint de cultivateurs finit par disposer d’avoirs suffisants pour participer de manière substantielle aux réseaux de crédit, trouvant là une manière de faire fructifier leurs capitaux et de consolider leur position dans la hiérarchie locale. N’oublions pas non plus que la différenciation sociale revêt à cette époque une expression particulière, très immédiate : une sociabilité de proximité réunit les parties prenantes de ces transactions. Dans une économie régionale encore largement fondée sur des contacts directs, le crédit, entendu comme un rapport de confiance, est un facteur clé de la conduite des affaires[79].

Si l’examen des dettes actives de la paysannerie suggère l’émergence d’une certaine élite de prêteurs, celui des dettes passives révèle, sans trop de surprise, que les habitants du district ont intégré depuis bien longtemps le monde des rapports marchands. Sachant que seuls 7 pour cent des inventaires de la première période ne mentionnent aucune dette passive, il est clair qu’une large part de la paysannerie participe, par choix ou par nécessité, à plusieurs formes de circulation de la richesse (tableau 6) . De fait, la majorité des ménages paysans ont des dettes passives allant de 1 à 499 livres de 20 sols. Un tel niveau d’endettement, relativement bas, suggère principalement un endettement de « consommation[80] », c’est-à-dire des dépenses hebdomadaires ou mensuelles chez un marchand ou un voisin, par exemple, pour acquérir des objets ou des denrées qui ne sont pas produits à domicile.

Lorsque les dettes passives dépassent 500 livres, deux profils de ménages se dessinent. Il y a d’abord ceux qui, en raison de leur pauvreté ou de facteurs hors de leur contrôle, se sont vus contraints de s’endetter fortement. Dans certains cas, ils ne disposent pas d’actifs suffisants pour rembourser. On trouve en second lieu les ménages qui disposent d’un pouvoir d’achat plus important, c’est-à-dire qu’ils contractent des dettes parfois substantielles et ont apparemment les moyens matériels et financiers de les assumer. Étant donné la proportion de ménages en « faillite technique[81] » tout au long du siècle, ce profil ne concerne qu’une partie restreinte de la paysannerie.

Tableau 6

Distribution des inventaires selon la valeur des dettes passives et la période

Distribution des inventaires selon la valeur des dettes passives et la période

a Valeur en livres de 20 sols, aussi appelées livres d’ancien cours.

b Valeur en piastres.

c Le total des pourcentages diffère de 100 %, les valeurs ayant été arrondies.

Source : inventaires après décès sélectionnés par échantillonnage systématique, ANQ-TR, CN401

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La période 1880-1900 voit poindre une augmentation de l’endettement. À Notre-Dame-du-Mont-Carmel, Antoine Grondin est endetté pour un peu plus de 4 460 piastres[82], tandis que Maxime-Aimé-Alfred Loranger de Saint-Antoine-de-la-Rivière-du-Loup doit tout près de 10 000 piastres[83]. Dans les deux cas, les actifs mobiliers et financiers des cultivateurs sont insuffisants pour rembourser ces dettes[84]. Une fois leurs biens vendus en justice, ils devront probablement quitter la campagne pour la ville ou pour les manufactures des États-Unis, ce que quantité d’habitants de la Maurice font à la fin du 19e siècle. La dynamique de différenciation sociale à l’oeuvre repose en partie sur l’expulsion de « perdants » du monde de la terre.

À l’instar des dettes actives, la vaste majorité des dettes passives répertoriées sont d’origine inconnue. Outre les frais de notaire et de médecin, frais très communs qui illustrent le poids non négligeable des services des professionnels locaux, on constate qu’une portion relativement importante des dettes passives, tant au début qu’à la fin du siècle, concerne des transactions avec un particulier. Ces transactions concernent souvent l’achat de denrées agricoles, d’animaux de ferme ou de bois. Dans certains cas, les cultivateurs qui ont acheté des denrées sont aussi ceux chez qui l’on n’a inventorié aucun produit du travail de la terre. Il s’agissait, prosaïquement, d’avoir de quoi manger.

Certaines transactions, plus importantes, concernent l’achat d’une terre. Ce type d’endettement dépend largement des conditions d’établissement des ménages et des modes de reproduction de la cellule familiale[85]. Si l’acquisition d’une nouvelle terre peut, dans l’immédiat, améliorer les conditions de production, un tel achat vise généralement à faciliter l’établissement des enfants. Mais il faut idéalement solder la dette avant cette échéance. Il s’agit donc d’une dette « normale » durant certaines phases du cycle familial[86]. Au total, nous avons relevé 13 achats de terres, soit 6 pour la période 1800-1820 et 7 pour la période 1880-1900. Les transactions de cette catégorie sont parfois responsables de la quasi-totalité de l’endettement du ménage.

Nombre de dettes passives du début et de la fin du siècle concernent des comptes impayés, présents dans environ 22 pour cent des inventaires de la première période et 38 pour cent de ceux de la seconde. Bien que les sources restent muettes quant à la nature des produits achetés, on peut croire à des achats réguliers de textiles et de produits d’épicerie ou, plus occasionnellement, de chaussures et de vaisselle[87]. Par rapport aux dettes foncières, l’endettement de « consommation » est bien sûr plus répandu. Peu importe la période de l’année, les cultivateurs vont au magasin pour acheter ce dont ils ont besoin et leurs achats sont portés à leur compte[88]. Lorsqu’ils en ont la possibilité, ils n’hésitent pas à faire affaire avec plus d’un marchand.

L’examen des dettes passives, globalement, révèle que bon nombre de ménages paysans de la région seraient en « faillite technique » . Au début du siècle, cette réalité affecte environ 19 pour cent des ménages paysans. L’inventaire de Stanislas Aillot contient un compte liquidatif abrégé et un partage de la communauté[89]. Le partage fait état d’une succession déficitaire antérieure : certains parents et alliés (la soeur, le beau-frère et trois neveux et nièces de la défunte épouse) ont choisi de renoncer

formellement à ladite succession et communauté de biens de ladite défunte Marie-Perpétue Morin de laquelle ils sont héritiers … voulant et consentant que ledit Stanislas Aillot sacrifie, [un mot illisible] et dispose de leurs droits dans ladite terre et dans la récolte à recueillir sur icelle, en toute propriété et à perpétuité comme de chose à lui appartenante[90].

Le couple n’ayant pas d’enfants, le fardeau de la succession retombait sur les épaules du conjoint survivant. Prenons note, aussi, de cet arrangement familial antérieur qui semble destiné à tirer le veuf d’un mauvais pas, autant que possible.

La proportion de communautés dont le bilan est négatif augmente à environ 43 pour cent dans la deuxième période, ce qui est considérable : la pauvreté paysanne, d’un point de vue comptable, a doublé. Sur les 24 ménages touchés, une dizaine résident dans des paroisses de peuplement plus ancien comme Sainte-Anne-d’Yamachiche et Saint-Antoine-de-la-Rivière-du-Loup. Combiné à la rareté des nouvelles terres et à la crise profonde qui secoue l’économie de la région dans les années 1880, un patrimoine déficitaire peut avoir de graves conséquences pour le maintien de la lignée. Il ne serait donc pas surprenant que certains de ces individus, par le truchement des liens familiaux et de voisinage, finissent par suivre l’exode qui marque la province dans les dernières décennies du siècle et qu’ils émigrent aux États-Unis ou, en moins grand nombre, dans les nouvelles régions agroforestières du Québec.

La différenciation sociale en milieu rural : la question du cadre matériel des niveaux de vie

Dernier angle d’approche : l’analyse de la fortune mobilière. La compilation de l’ensemble des biens mobiliers, incluant les animaux et les produits agricoles, peut être fort révélatrice du genre de vie mené par les ménages ou les individus[91]. Les données récoltées pour la période 1800-1820 indiquent qu’une hiérarchie se dessine déjà au sein de la paysannerie du district de Trois-Rivières. Environ un inventaire sur quatre enregistre des actifs mobiliers inférieurs à 500 livres. Ces unités familiales vivent probablement dans de piètres conditions matérielles. Entre 501 et 1 000 livres, un ménage se trouve à mi-chemin entre l’indigence de la couche inférieure de la paysannerie et l’aisance matérielle des mieux nantis. Pour Christian Dessureault, à ce niveau de fortune le cultivateur approche le seuil de l’autosubsistance sans toutefois jouir d’une véritable indépendance économique[92]. Le seuil de l’autonomie financière et de l’aisance matérielle serait ainsi atteint à 1 000 livres[93]. Suivant ces paramètres, environ la moitié des ménages de la période 1800-1820 arrivent à vivre convenablement de leur labeur (tableau 7).

Si un inventaire après décès sur deux du début du siècle enregistre des actifs mobiliers dépassant le seuil de 1 000 livres, seul un inventaire sur cinq s’en détache véritablement. Ces cultivateurs mieux nantis disposent d’actifs mobiliers plus importants et reflétant un confort matériel plus assuré. À Saint-Grégoire, en 1812, Michel Bergeron, sa femme et leurs quatre enfants mineurs habitent une maison de quatre pièces (cuisine, salle, grande chambre et grenier) mesurant 28 × 30 pieds[94]. Le couple possède un poêle français ainsi que plusieurs tables, chaises et coffres ; il dispose d’une bonne gamme d’outils, dont une charrue complète, et d’un cheptel totalisant 39 bêtes. Sa fortune mobilière est évaluée à quelque 2 600 livres. Ce niveau de fortune mobilière est comparable à celui d’Ignace Plamondon, arpenteur et marchand de Saint-Antoine-de-la-Baie-du-Febvre, dont la fortune mobilière est évaluée à environ 2 500 livres[95].

Les clivages internes s’accentuent au fil des décennies. On constate une diminution de la proportion de ménages dont les actifs mobiliers sont inférieurs à 1 000 livres au profit d’une classe « moyenne » de la paysannerie, dont la taille s’accroît de 27 à 38 pour cent de l’ensemble. Mais la croissance généralisée des actifs mobiliers semble avoir aussi consolidé la couche supérieure de la paysannerie. En effet, 18 pour cent des inventaires échantillonnés pour la deuxième période enregistrent des actifs mobiliers de plus de 4 000 livres – ils étaient seulement 1 pour cent en 1800-1820. À Pointe-du-Lac, la communauté formée par Hercule Garceau et Elmire Lefebvre Denoncourt a un actif mobilier valant 4 290 livres[96]. Le couple possède entre autres un poêle double à trois ponts, plusieurs meubles fonctionnels et quelques meubles d’apparat. L’équipement agricole du cultivateur comprend un moulin à faucher, un moulin à battre et une moissonneuse. Ce niveau de fortune mobilière est comparable à celui d’Henry George Fearon, juge de paix de Trois-Rivières, dont la fortune mobilière s’élève à environ 4 500 livres[97].

Tableau 7

Distribution des fortunes mobilières des ménages paysans selon la période

Distribution des fortunes mobilières des ménages paysans selon la période

a Valeur en livres de 20 sols pour les deux périodes.

b Le total des pourcentages diffère de 100 %, les valeurs ayant été arrondies.

Source : inventaires après décès sélectionnés par échantillonnage systématique, ANQ-TR, CN401

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Deux cultivateurs sortent du lot avec des actifs mobiliers évalués à plus de 10 000 livres. L’un d’eux est Onésime Vanasse dit Beauvais[98]. Avec sa femme Marie-Louise-Célina Houde et leurs six enfants mineurs, ce cultivateur de Saint-Joseph-de-Maskinongé habite une maison de huit pièces offrant à ses occupants un degré relativement élevé d’intimité. La maison compte deux poêles qui assurent un confort calorifique supérieur. Outre plusieurs meubles fonctionnels et d’apparat, le couple possède un piano estimé à environ 1 500 livres. Cet instrument confère à son propriétaire le prestige associé à la bonne éducation et à la richesse[99]. L’analyse du cheptel révèle enfin que l’homme possède à lui seul 9 pour cent des animaux recensés pendant la deuxième période. La fortune mobilière du ménage s’élève à quelque 10 300 livres.

On constate ainsi deux tendances significatives et opposées dans la répartition des ménages en fonction du niveau de richesse mobilière, tout au long du siècle. Si près de 75 pour cent des ménages de la première période figurent dans les catégories de fortune inférieure (entre 0 et 2 000 livres), les ménages de la seconde période sont mieux répartis sur l’échelle de la richesse, ce qui profite notamment aux catégories de fortune supérieure. Mais les clivages internes se précisent et s’accentuent. Groupe de plus en plus hétérogène, les cultivateurs doivent désormais composer avec une gamme d’inégalités sociales et de conditions économiques. Ainsi, les actifs mobiliers des cultivateurs plus fortunés révèlent des niveaux de vie similaires à ceux d’une partie de la notabilité rurale, tandis que ceux des moins nantis évoquent la pauvreté, voire l’indigence de la masse des journaliers[100].

* * *

Les inventaires après décès permettent une reconstitution partielle de l’environnement matériel des familles du 19e siècle ainsi que des hiérarchies locales et régionales. L’habitation paysanne du 19e siècle voit ses pièces se multiplier. À cette augmentation correspondent de nouvelles utilisations, plus spécialisées, de l’espace domestique, associées à une différenciation entre milieu de travail et milieu de vie. Cette évolution a pu accompagner de nouveaux comportements familiaux et sociaux : des journées de travail parfois plus longues, des visites amicales ou familiales plus fréquentes, une plus grande liberté de mouvement dans la maison. Les inventaires après décès laissent ainsi deviner, en filigrane, une redéfinition de la culture domestique et des interactions dans ces intérieurs qui, au fil du temps, se sont transformés.

Les modèles de consommation observés confirment une consommation dépassant progressivement le cadre des biens de première nécessité et de la production domestique. De fait, les meubles fonctionnels et d’apparat, tout comme les objets de luxe et de décoration, permettent aux individus et aux ménages de différentes conditions, à la mesure de leurs moyens financiers, d’afficher leur réussite ou, à tout le moins, leur probité. Les ménages signifient ainsi leur aisance à eux-mêmes et aux gens de passage ; et la chose ne manque pas d’être reconnue, vu les intenses rapports de sociabilité du temps.

Notre incursion dans l’environnement matériel des cultivateurs a montré les effets de la transition économique sur leur capacité à participer, de manière ponctuelle ou soutenue, aux échanges commerciaux, et à se maintenir dans le monde de la terre. Il était par ailleurs primordial de prendre en considération la question des créances et de l’endettement paysan pour comprendre la nature des inégalités, des défis et des dynamismes qui définissent la paysannerie du 19e siècle. L’ampleur des créances recensées chez certains ménages indique le développement d’une forme d’élite des campagnes capable de participer de manière substantielle au réseau de crédit rural et, surtout, d’en tirer profit.

Plusieurs questions demeurent en suspens quant aux modalités de transmission du patrimoine, notamment en ce qui a trait aux effets de la transition vers le capitalisme sur les stratégies adoptées afin d’assurer la pérennité de la lignée familiale. De même, une étude complémentaire d’autres actes notariés, comme les contrats de mariage, les testaments et les donations entre vifs, permettrait une meilleure compréhension de ces stratégies dans un contexte de changements profonds, tant économiques et sociaux que culturels. Il n’en demeure pas moins que les inventaires après décès constituent une source précieuse pour étudier la dynamique entre populations, stratégies familiales et hiérarchies dans les campagnes d’autrefois.