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En 2019, Ottawa, ville frontière par excellence, accueillait le 72e Congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française. Pour l’occasion, les congressistes étaient conviés à enjamber les frontières, à les repenser dans leurs pratiques historiennes et à s’interroger sur leurs rapports avec elles en les appréhendant dans toute leur complexité. Le terme frontière est hautement polysémique et, en dépit de l’éclatement des axes et des avenues de recherche qu’il suggère, il rapproche et fédère autant qu’il divise et sépare. La frontière, qu’elle soit singulière ou plurielle, matérielle ou mentale, construite ou imagée, est heuristique et métaphorique. Dans ses dimensions territoriales, politiques, institutionnelles, culturelles ou symboliques, la frontière, selon des formes connues ou inédites, a balisé l’espace investi dans le cadre de ce rendez-vous annuel. Parallèlement, elle a été un excellent prétexte pour donner une plus grande visibilité à la francophonie hors Québec. En effet, avant même le lancement de l’appel à communications, notre intention, en tant que coprésidents du comité organisateur, était de dépasser la frontière québécoise de sorte que toute l’Amérique française — autant que possible — soit représentée. Le défi était de taille — ne serait-ce qu’au niveau logistique — mais l’enthousiasme que le projet a suscité et la riche programmation qui en a résulté suggère qu’il a été relevé.

Les frontières au sujet desquelles les congressistes ont engagé une réflexion et proposé des pistes d’analyse empiriques, théoriques ou épistémologiques sont maintenant bien ancrées dans un passé prépandémique. Depuis, l’objet frontière n’a jamais été aussi populaire, si on se fie aux nombreuses publications récentes qui l’abordent. Preuve à l’appui, il s’est même retrouvé au programme des concours français du CAPES et de l’agrégation en géographie en 2021[1].

Îlot thématique dans une librairie française à la veille des concours nationaux de recrutement des professeurs.

Photo : Arnaud Bessière, février 2021

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Sans qu’on le sache, ce congrès d’Ottawa était le dernier d’une longue tradition ininterrompue de rencontres annuelles en présentiel. La diffusion rapide du virus SRAS-CoV-2 est devenue, depuis 2020, un marqueur important qui nous a obligés à redéfinir nos rapports avec les frontières. La pandémie a changé les interactions humaines et les façons d’investir l’espace public. Les textes réunis dans ce numéro spécial sont les premiers tapuscrits reçus dans un contexte pandémique unique. En ce sens, le travail des historiennes et des historiens a été confronté aux nouvelles frontières érigées par des règles sanitaires strictes limitant, rappelons-le, l’accès aux universités et aux centres d’archives ainsi qu’aux lieux de recherche et de création habituels. Les auteurs et auteures, confinés à la maison où aucune démarcation nette ne sépare les sphères publique et privée, ont été plongés malgré eux dans un contexte de production inusité. Le travail des historiennes et des historiens a dû être repensé et redéfini, et nous ne pouvons occulter cette situation qui a obligé des auteurs pressentis à nous confier qu’il leur serait impossible de remettre leur texte. Malgré notre souhait d’accueillir les réflexions nouvelles et originales d’historiens de la jeune génération et nos efforts pour les soutenir et les accompagner pour ce numéro spécial, des contributions manquent à l’appel.

L’impact de la pandémie sur les femmes universitaires doit être souligné, car comme au temps d’un passé pas si lointain, elles sont redevenues « reines du foyer » entièrement dévouées aux leurs, veillant à l’essentiel de leur bien-être et des soins comme s’il s’agissait d’une vocation innée. Cet état de fait, plus que jamais, souligne une culture universitaire qui désavantage les femmes, et les mères en particulier. Cette crise sanitaire mondiale a jeté un éclairage nouveau sur ce que l’on savait et qui a pris des proportions nouvelles. Selon un collectif de chercheuses et de chercheurs ayant pris la plume en octobre 2020, « déjà les effets du confinement sur la production scientifique des femmes se mesurent en termes de recul dans quantité de secteurs[2]. » Ainsi, de nouvelles frontières se sont érigées entre nous, historiennes et historiens, chercheuses et chercheurs, professeures et professeurs, et notre production scientifique en temps de pandémie laissera des traces sur lesquelles, nous le souhaitons, la prochaine génération pourra enquêter.

Ce riche numéro thématique propose cinq articles, une note de recherche et une réflexion qui explorent, en différentes époques, la notion de frontière en Amérique française. Les trois premiers textes nous transportent en Nouvelle-France et dans le Québec préindustriel. En matière de communication, les frontières, les murs n’impliquent pas nécessairement la fermeture ou le silence ; il y a des frontières qui servent à se comprendre[3]. Ce sont précisément ces dernières que Fannie Dionne étudie dans son texte consacré aux écrits du jésuite Pierre Pottier, et plus particulièrement au processus d’écriture d’un dictionnaire français-wendat au 18e siècle. Frontière culturelle et linguistique donc, qui sépare et rapproche deux mondes, « l’ancien et le nouveau », et deux modes de communication, l’écrit et l’oral. L’autrice examine « le rôle de l’écriture comme outil d’apprentissage [d’une langue autochtone par les jésuites] en mission », mais aussi comme outil de pouvoir et d’appropriation en contexte de colonisation. La mise en forme de « radices » et l’écriture d’un dictionnaire ont indubitablement aidé les Jésuites à travailler en territoire autochtone, mais les documents qu’ils ont produits ne sont jamais parvenus « à capturer parfaitement la structure ni le son du wendat ». Paradoxalement, toutefois, si les missionnaires sont demeurés élèves dans la pratique orale, leurs manuscrits auront ultimement servi à préserver la langue wendate traditionnelle.

La frontière culturelle entre Autochtone et Français est également au coeur du texte proposé par Renée Girard. On parlera même ici, plus précisément, d’une frontière identitaire, que l’auteure entend observer sous un angle pour le moins original, puisqu’il s’agit de comprendre le lien entre l’idée de frontières physiologiques au sein de l’espèce humaine et la nourriture. En effet, l’alimentation aurait servi de prétexte à la différenciation ; elle aurait « contribué à engendrer, dès le 17e siècle, l’idée d’une frontière biologique entre Français et Autochtones » — justifiant, par extension, le projet colonialiste et contribuant à l’émergence précoce d’une pensée raciste en Nouvelle-France. Certains aliments comme le sel et les épices (mot que certaines langues autochtones traduisent par « amertume ») ont ainsi servi de marqueurs identitaires pour quelques observateurs du 17e siècle, marqueurs qui ont enraciné l’Autochtone dans sa culture et dans sa nature, le rendant de ce fait imperméable à toute tentative de francisation.

Pour sa part, Christian Dessureault détaille les frontières économiques et sociales au sein de la paysannerie du Québec préindustriel en étudiant la formation du groupe des journaliers dans la seigneurie de Saint-Hyacinthe durant la première moitié du 19e siècle. Il explore, à partir des mentions socioprofessionnelles et de certains indicateurs socioéconomiques dans les actes d’état civil et le recensement de 1831, la fine frontière qui sépare le groupe des journaliers de la frange la moins favorisée des cultivateurs. « Issus de familles paysannes de la seigneurie ou d’autres régions, écrit-il, les journaliers maskoutains ont souvent été cultivateurs avant de devenir journaliers ou sont devenus cultivateurs après un certain nombre d’années comme journaliers. » L’article nous éclaire remarquablement sur la diversité des classes populaires rurales dans le Québec préindustriel, loin d’une conception purement égalitaire de la paysannerie, mais aussi sur la variété des comportements migratoires des journaliers et, surtout, sur la complexité de leur statut socioprofessionnel.

À ces trois contributions sur le Québec ancien s’ajoute une note de recherche de Leslie Choquette qui suit l’histoire de deux frères marchands huguenots après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, les Bernon, dont l’un, Gabriel, est demeuré protestant et s’est réfugié en Nouvelle-Angleterre tandis que l’autre, Samuel, s’est converti au catholicisme et commerçait avec la Nouvelle-France depuis La Rochelle. L’historienne teste la porosité de la frontière géographique, économique et religieuse qui sépare les deux empires à travers la correspondance de Gabriel qui témoigne des relations commerciales, et plus particulièrement de la contrebande, entre le Massachusetts et le Canada. Choquette observe aussi finement la situation complexe d’une minorité huguenote « à califourchon sur deux empires mercantilistes à la fin du 17e siècle ».

Trois articles élargissent la réflexion sur les frontières (et sur la santé publique) en observant la professionnalisation de nouvelles compétences au Québec au 20e siècle. Jean-Christophe Racette investit l’espace urbain et propose d’explorer la frontière tracée entre insalubrité et salubrité à Montréal dans les années 1930. À partir de ces maisons jugées « non pas impropres à l’habitation, mais démodées, surannées », il s’intéresse à la planification de l’action publique sur les taudis dans le contexte de discussions sur la fiscalité municipale pendant la crise économique des années 1930. L’analyse de l’auteur a ceci de particulier qu’elle se centre sur les tentatives de la Ville, influencée par la professionnalisation des ingénieurs sanitaires, de subvenir aux besoins des Montréalais les plus mal logés tout en permettant une sortie de crise et une relance économique. Son étude met en lumière la volonté du gouvernement municipal d’augmenter sa capacité d’intervention dans le domaine du logement tout en planifiant le développement urbain plutôt que de se limiter aux difficultés qu’éprouve Montréal.

La contribution d’Emmanuel Delille, basée sur une fine analyse d’une importante collecte d’archives, porte sur l’hypothèse de frontières culturelles dans la distribution des troubles mentaux au Canada dans les études pionnières en épidémiologie dirigées par H.B.M. Murphy sur des communautés rurales au Québec, en Ontario et en Nouvelle-Écosse après la Seconde Guerre mondiale. Delille rend compte de l’ambition du médecin psychiatre et sociologue de rompre avec l’analyse traditionnelle des statistiques hospitalières pour s’intéresser à de petites communautés entières. Cette approche a toutefois obligé Murphy à élargir son objet d’étude, afin d’intégrer la question des minorités et de l’identité franco-canadienne pour interpréter ses résultats. Delille arrive au constat que Murphy s’est retrouvé face à une frontière qu’il interprète comme l’effet d’une résistance des Canadiens français à l’« américanisation » des styles de vie. Le processus rapide de modernisation et d’urbanisation des communautés francophones tendrait à ramener des niveaux équivalents de troubles mentaux à ceux observés chez les anglophones nord-américains.

Johanne Daigle vient clore cette belle récolte d’articles en proposant une réflexion que lui a imposée la pandémie sur l’engagement social des infirmières. L’historienne, avec rigueur et talent, replonge dans ses archives sur les « infirmières de colonie » pour souligner avec pertinence « la complexité d’enjeux qui traversent l’expérience des femmes… Ce sont elles le plus souvent qui assurent la continuité des services et comblent des zones d’ombre dans une organisation sociale marquée par la division et la hiérarchisation du travail ». La situation vécue en temps de pandémie de COVID-19 et une relecture de ses travaux permettent une analyse riche sur ce qu’encore aujourd’hui la littérature infirmière omet au sujet des origines de la profession et l’ambiguïté qui existe toujours entre pratique et savoir.

Malgré notre intention de vouloir dépasser les frontières du Québec de sorte que toute l’Amérique française soit représentée, force est de constater que cette diversité n’a pas été aussi aisée à refléter dans ces pages que dans la programmation du 72e congrès de l’IHAF. Partant, ce numéro fait écho aux statistiques brillamment révélées par nos collègues Julien Goyette, Louise Bienvenue et Nicolas Devaux[4], et souligne le manque criant de manuscrits sur l’histoire de l’Amérique française en Acadie, en Ontario, en Louisiane ou dans l’Ouest canadien dans les pages de la RHAF. Notre engagement éditorial à faire éclater les frontières traditionnelles du vaste territoire de l’Amérique française, dont l’histoire est rapportée dans cette revue, ne s’est malheureusement pas concrétisé à la hauteur de nos attentes même si la pandémie est en partie responsable de ce résultat. Souhaitons-nous, pour le 75e anniversaire de la RHAF, de renverser significativement cette tendance lourde et, pour la prochaine décennie, d’accueillir plus de chercheuses et de chercheurs dont les terrains d’enquête hors Québec permettraient de mieux représenter la diversité de la francophonie en Amérique du Nord.