Il est des livres plus ardus à évaluer que d’autres. En proposant des architectures hardies, ils forcent notre oeil à s’ajuster. Ainsi de cet ouvrage, dont l’auteur confesse avec candeur le caractère exploratoire (p. 9). Expérience du temps et historiographie au XXe siècle défriche, en effet, des zones intermédiaires entre le temps individuel et le temps social pour y poser un édifice aux formes a priori déroutantes. L’oeuvre est composite et propose toute une série de pentes et contrepentes. Il s’agit, pour l’essentiel, de croiser l’itinéraire de trois intellectuels de haut vol (François Furet, Michel de Certeau et Fernand Dumont), qui évoluent dans des contextes nationaux différents (France et Québec) pendant une période qui constituerait une sorte de « brèche » dans l’historicité des sociétés occidentales, le tout dans le but de révéler des « expériences du temps ». Issus de la même génération, ces penseurs ont en commun d’avoir frayé dans les mêmes cercles intellectuels et d’avoir réfléchi sur l’histoire, celle qui se fait et celle qui s’écrit. Saint Augustin nous en avertissait déjà, le temps ne se laisse pas facilement prendre dans nos pièges. Les fondements théoriques élaborés sont par conséquent massifs et entrecroisés : champs d’expérience, horizon d’attente, régime d’historicité, transfert d’attente, lieu d’attente, appropriations, juxtaposition temporelle, anticipation rétrospective. Définies au chapitre 1, pas toujours aisées à distinguer les unes des autres, les pièces de cet impressionnant dispositif conceptuel visent à capter l’expérience du temps des trois historiens retenus. La périodisation est, elle aussi, quelque peu flexueuse. L’ouvrage porte sur la période 1925-1975, mais s’attarde particulièrement à la période 1955-1975 où, selon l’auteur, « tout a basculé sur le plan de l’historicité » (p. 8). Trois phases peuvent être repérées au sein de cette période, qui constituent autant de tremplins différents vers le futur. La première phase (1925-1955) est celle où le trio, à travers l’expérience troublée du communisme chez Furet, la gauche chrétienne chez de Certeau et l’initiation à la culture française chez Dumont, se frottent pour la première fois à l’Histoire. Aveuglés par les blocages du présent, ils portent leurs espérances vers un futur rédempteur. Pendant la deuxième phase (1956-1966), les trois intellectuels tentent de sauter dans le train d’une « Histoire en marche » (p. 96). Il s’agissait en même temps de faire sauter certaines digues (ex. : science bourgeoise, mythes nationaux, téléologies, immobilisme de l’Église) et de dompter les flots du progrès à travers notamment la connaissance, la planification et la participation. Démystifier, dissiper les brumes de l’idéologie, réactiver l’esprit critique au sein des institutions : en regard de ce « futur étapiste » (p. 22), l’historien remplit une « fonction de “passeur”, notamment en facilitant les prises de conscience et l’amarrage à l’Histoire » (p. 99-100). Mais l’Histoire possède des voies impénétrables. Face à des événements comme la guerre d’Algérie, le « déroutement » de la Révolution tranquille – pour reprendre l’expression de Léon Dion –, la déchristianisation et la crise d’Octobre, la marche du progrès se trouve entravée. Dans cette troisième phase (1967-1975), qui constitue une « radicalisation du futur étapiste » (p. 23), l’attitude des trois penseurs varie entre le désengagement et l’empressement d’agir. Dumont, par exemple, voudra dépasser la technocratie et la désaffection de l’Église en réinvestissant ses attentes – ce que Poitras appelle un transfert d’attente – dans le socialisme et l’indépendantisme. Et le ciel continue de s’assombrir au tournant des années 1970, Mai 68 faisant figure de point de bascule : « Michel de Certeau, Fernand Dumont et François Furet font désormais face à une question qui se pose avec de plus en plus de gravité …
Poitras, Daniel, Expérience du temps et historiographie au XXe siècle. Michel de Certeau, François Furet et Fernand Dumont (Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2018), 312 p.[Record]
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Julien Goyette
Université du Québec à Rimouski